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Kel et Bébon demeuraient abasourdis.
Ainsi, ils connaissaient le nom du chef des comploteurs, celui qui avait donné l'ordre d'anéantir le service des interprètes et n'hésitait pas à recourir au meurtre pour satisfaire ses ambitions : Péfy, le ministre des Finances !
Administrateur de la Double Maison de l'argent et de l'or, Directeur des champs et Supérieur des rives inondables, ce haut dignitaire gérait l'économie égyptienne et donnait toute satisfaction au roi Amasis.
— Péfy a servi Apriès, le prédécesseur du pharaon actuel, rappela Bébon. Peut-être lui est-il resté fidèle et désire-t-il se venger en prenant à son tour le pouvoir. L'âge et la richesse n'éteignent pas forcément l'ambition.
— D'après Nitis, précisa Kel, le ministre Péfy connaissait bien ses parents. Il a facilité son entrée au temple de Neit. Elle le considérait comme un protecteur et n'a donc pas discerné le piège qu'il lui tendait ! Et c'est Péfy qui m'avait invité au banquet au cours duquel, selon ses instructions, j'ai été drogué afin de dormir trop longtemps, d'arriver en retard au bureau des interprètes et de devenir ainsi un assassin aux yeux de la justice.
— Détail supplémentaire : Péfy se rend souvent à Abydos où séjourne une garnison de mercenaires grecs ! Il y a probablement recruté les kidnappeurs.
Le jeune scribe bouillait de colère et d'impatience.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— Ce monstre a commis une erreur fatale en s'attaquant à Nitis, décréta-t-il. Maintenant, je sais comment la libérer.
Redoutant le pire, Bébon se mordilla les lèvres.
— D'abord, retrouver Péfy en espérant qu'il n'a pas quitté Memphis; ensuite, l'enlever et l'échanger contre Nitis. Après, nous aviserons.
— Sauf ton respect, ce plan me paraît insensé et irréalisable.
— Rendons-nous immédiatement au palais.
Conformément à son habitude, Vent du Nord choisit le plus court chemin et, vu l'urgence de la situation, hâta l'allure.
Kel se présenta au premier poste de garde.
— Je viens d'Abydos, déclara-t-il avec un calme qui le surprit lui-même, et je dois remettre un message en mains propres au ministre Péfy.
Impressionné par l'allure et le sérieux du scribe, la sentinelle ne traita pas l'affaire à la légère.
Non loin, Bébon était rongé d'inquiétude.
Cette démarche ne semblait-elle pas suicidaire ? Si un soldat identifiait Kel, ce serait la ruée !
Mastiquant de la luzerne, Vent du Nord paraissait serein.
Le comédien vit un gradé arriver, pénétré de son importance.
Kel et lui discutèrent longuement, sans animosité apparente.
Puis le scribe s'éloigna, d'un pas tranquille. Personne ne l'interpella.
— Nous allons au port, annonça-t-il au comédien. Le bateau du ministre Péfy s'apprête à partir de Memphis. Il nous reste une chance de l'intercepter.
— Impossible ! Une kyrielle de gardes assure sa protection.
— Nous verrons bien.
L'âne accepta d'interrompre son repas et choisit un itiné-
raire dégagé.
Bébon ne se trompait pas.
L'accès à l'embarcadère officiel était impossible. Seul le personnel autorisé pouvait franchir les barrages militaires.
Les marins d'un magnifique bâtiment préparaient l'appa-reillage. Au centre, une vaste cabine dont le décor, composé de fleurs et de damiers, ravissait le regard.
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LA DIVINE ADORATRICE
— Le bateau de Péfy, commenta Bébon. Malheureusement inaccessible.
— Donne-moi le couteau grec.
— Qu'as-tu encore imaginé ?
— Trop de soldats sur le quai, d'accord. Mais il reste le fleuve. Et je suis un excellent nageur.
— Ou bien tu te noieras, ou bien les archers t'abattront en te voyant monter à bord !
— Aucun ne surveille le côté bâbord de la cabine. Donne-moi le couteau.
— Renonce, Kel, c'est de la folie !
Le regard du scribe était si impérieux que Bébon fut contraint de s'exécuter.
— Ne bouge pas d'ici. Nous emmènerons Péfy à la villa et libérerons Nitis.
Interloqué, le comédien regarda son ami s'éloigner, pensant qu'il ne le reverrait pas vivant. Nager longtemps sous l'eau ne serait pas facile, atteindre le bateau du ministre sans être repéré frisait l'exploit, grimper à bord relevait du miracle. Quant à la suite éventuelle, elle sombrait dans l'impossible !
Jamais Péfy n'accepterait de suivre Kel. Il alerterait les soldats, et le scribe, incapable d'égorger un homme, serait abattu.
Vent du Nord et Bébon gardèrent les yeux fixés sur le bateau.
L'équipage commençait à hisser les voiles, on embarquait de la bière et de la nourriture, le capitaine s'adressait aux rameurs.
Le comédien regretta de ne pas avoir retenu son ami. Mais comment le raisonner? Son amour fou effaçait le sentiment du danger, et Kel préférait mourir en tentant de délivrer Nitis plutôt que d'accepter la réalité.
Ils n'étaient pas de taille à lutter contre des mercenaires grecs et un ministre doté de pouvoirs étendus.
Un instant, Bébon songea à semer la confusion en hurlant des propos incompréhensibles. Il attirerait quelques gardes, on l'arrêterait, et Kel poursuivrait sa tentative insensée. Drôle de bonhomme, en vérité ! En apparence maître de lui, pondéré, 69
LA VENGEANCE DES DIEUX
taillé pour les hautes fonctions administratives, et capable d'un amour immense qui le transformait en aventurier.
Soudain, il le vit !
D'un coup de reins digne d'un athlète, Kel escalada une véritable muraille et, s'aidant d'un cordage, parvint à gagner le pont.
Aucune réaction, ni à bord ni sur le quai.
Personne n'avait remarqué l'intrus.
Accroupi, le jeune homme hésita un instant. II fallait à pré-
sent traverser un espace découvert et foncer vers la porte de la cabine en espérant qu'elle n'était pas fermée de l'intérieur.
— Renonce, murmura Bébon. Renonce et reviens !
Kel s'élança.
L'effet de surprise fut total.
Marins et soldats aperçurent une sorte de fauve, plus rapide qu'un chacal, s'engouffrer dans la cabine du ministre.
Le temps d'intervenir, elle s'était déjà refermée.
Assis, occupé à consulter un papyrus comptable, Péfy sursauta.
Le scribe brandit son couteau.
— Qui... qui êtes-vous ?
— Mon nom ne doit pas vous être inconnu : Kel, l'assassin officiel des interprètes.
On frappait des coups violents à la porte.
— Dites-leur de ne pas intervenir, Péfy. Sinon, je vous égorge immédiatement.
— Restez tranquilles ! ordonna le ministre d'une voix forte. Tout va bien.
— Vous en êtes sûr ? s'inquiéta le capitaine.
— Obéissez et attendez mes instructions.
Le vacarme cessa.
— Que voulez-vous ? demanda Péfy dont le regard ne vacillait pas.
— Vous ne vous en doutez pas ?
— Expliquez-vous.
— Je connais votre rôle exact, Péfy. Vous allez m'aider à libérer la prêtresse Nitis. Si vous refusez, je vous tue.