34.
— Infect ! déclara le roi Amasis en renversant la coupe de vin blanc que venait de lui servir son échanson. D'où provient cette piquette ?
— Il s'agit d'un grand cru des oasis réservé au palais, Majesté.
— Brise les jarres qui en contiennent ! Et procure-moi le nom du vigneron responsable. Sa carrière d'incapable est terminée.
L'échanson s'éclipsa.
La reine posa tendrement la main sur le bras de son époux.
— Ce vin ne méritait pas une telle colère, me semble-t-il.
— Vous avez raison, Tanit. En ce moment, j'ai les nerfs à vif ! Parfois, j'éprouve l'insupportable sentiment que le contrôle de l'État m'échappe.
— Auriez-vous de sérieux indices ?
— Non, une simple prémonition, une sorte de malaise.
— Votre chef des services secrets, Hénat, occupe une place essentielle au sommet de l'État. On entend quantité de critiques plus ou moins acerbes à son encontre. Ne devriez-vous pas vous méfier de ses ambitions ?
— Hénat m'informe, il ne décide pas. C'est un homme pondéré, méthodique, travailleur et retors. Ce poste lui convient à merveille, et il connaît ses limites.
— En diriez-vous autant du chancelier Oudja ?
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— Un excellent Premier ministre, d'une probité et d'une envergure rares. Pourtant...
— Pourtant ?
— Songe-t-il à me succéder? Je n'y crois guère. Même remarque à propos du ministre des Finances, Péfy. Ces dignitaires ont passé leur existence à servir l'État et connaissent le poids de la fonction royale.
— Ne soyez pas trop confiant, recommanda la reine. Selon un ancien texte de Sagesse, le pharaon n'a ni ami ni frère.
Amasis embrassa Tanit sur le front.
— Rassurez-vous, ma chère : après avoir écouté mes conseillers, je vérifie leurs dires. Et moi seul dirige.
La venue du chancelier Oudja fut annoncée.
— Je vous laisse, dit la souveraine.
— Non, restez. Nous aurons peut-être besoin de vos conseils.
La carrure d'Oudja ne laissait pas d'impressionner. À lui seul, il emplissait la salle d'audience. Il s'inclina respectueuse-ment devant le couple royal.
— J'ai le plaisir, Majestés, de vous annoncer la mise à l'eau du nouveau bateau de guerre, le plus grand de notre flotte.
L'ayant examiné moi-même dans les moindres détails, je peux vous assurer qu'il n'aura pas d'adversaire à sa mesure. Reste à nommer un commandant capable de le manoeuvrer et d'en tirer le maximum.
— As-tu un nom à me proposer ? demanda Amasis.
— Voici une liste d'officiers expérimentés, Majesté. Mes deux préférés sont marqués d'un point rouge, celui de Phanès d'Halicarnasse d'un point noir. J'ai ajouté le dossier détaillé de chaque candidat.
Amasis examina rapidement la liste et les états de service des postulants.
Il retint un capitaine d'une quarantaine d'années dont le nom n'était marqué d'aucun point.
— Qu'il prenne son poste rapidement.
— Je lui apprendrai sa nomination dès aujourd'hui, 148
LA DIVINE ADORATRICE
promit Oudja. D'ici un mois, deux autres bâtiments sortiront du chantier naval. Dois-je poursuivre le programme de construction ?
— Accentue-le et engage des charpentiers supplémentaires.
Mains croisées derrière le dos, Amasis arpenta la salle d'audience.
— Tant que le service des interprètes ne sera pas pleinement opérationnel, je me méfierai des Perses'. Ce peuple a la guerre et l'intrigue dans le sang. Armons-nous sans relâche, de manière à le dissuader.
La reine approuva d'un discret signe de tête.
— Avons-nous des nouvelles de Crésus ? demanda-t-elle.
— Correspondance diplomatique normale, Majesté. Je vous apporte sa dernière lettre : il vous souhaite une excellente santé de la part de l'empereur Cambyse, fort occupé à restaurer l'économie de ses vastes territoires.
— Écris une réponse conventionnelle, ordonna Amasis.
Mitétis, l'épouse de Crésus, m'a-t-elle vraiment pardonné d'avoir renversé son père afin de lui succéder?
— Impossible à dire, jugea la reine. L'âge venant, elle verra d'un oeil différent ces moments douloureux, à moins qu'une rancune inextinguible ne la ronge. Quoi qu'il en soit, dispose-t-elle d'une réelle influence sur la politique perse ?
— Seul Crésus compte, concéda le roi.
— Je viens de recevoir un rapport inquiétant du juge Gem, déclara le chancelier d'une voix grave. Son enquête progresse, et il est persuadé que le scribe Kel est à la tête d'une bande de séditieux à la fois mobiles et déterminés. Il ne s'agit donc pas d'une simple affaire d'assassinat mais d'un complot contre l'État et votre personne, auquel serait mêlée la prêtresse Nitis.
Constat décevant : les diverses autorités de Haute-Égypte rechi-gnent à appliquer les consignes du juge. Aussi les mailles du 1. Les anciens Iraniens.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
filet se révèlent-elles très larges, permettant aux insurgés de nous échapper.
— L'influence de la Divine Adoratrice ! pesta le monarque.
Elle s'oppose au progrès incarné par les Grecs et veut maintenir la Haute-Égypte dans ses traditions surannées. Le juge possède-t-il une piste sérieuse ?
— Oui, Majesté, car le scribe Kel a laissé des traces de son passage, notamment au Fayoum. Grâce aux moyens dont il dispose, le juge Gem a bon espoir de le retrouver. Il se heurtera néanmoins à l'absence de collaboration des temples, mécontents de votre politique à leur égard.
— Les temples... Je devrais en raser un bon nombre !
— Ce serait une erreur, estima la reine. Aux yeux de la population, qui n'y a pourtant pas accès, les sanctuaires sont les demeures des dieux et garantissent la survie des Deux Terres.
L'important était de ramener les prêtres à la raison, et vous y êtes parvenu.
— En apparence, seulement en apparence ! Nitis dispose certainement d'un réseau de complices qui les abritent et leur fourniront les moyens de transport jusqu'à Thèbes.
— Nous pourchassons les fuyards, Majesté, rappela le chancelier, et pouvons compter sur la pugnacité du juge Gem.
Et puis la Divine Adoratrice ne négligera pas l'avertissement solennel de Hénat.
— Cette vieille prêtresse est aussi têtue qu'une montagne !
La convaincre ne sera pas facile.
Le chancelier parut choqué.
— Jamais la Divine Adoratrice n'osera aider un criminel en fuite et sa bande de révoltés ! Quelle que soit son hostilité à l'évolution de notre société, elle n'enfreindra pas la loi. Sinon, sa réputation s'effondrera.
— Un rapport du général en chef Phanès d'Halicarnasse ?
— Pas encore, Majesté. Le ministre Péfy, lui, est arrivé à Abydos où il supervise des travaux de réfection et prépare la célébration des mystères d'Osiris. Il m'a laissé des dossiers en ordre, et ses assistants collaborent de manière rigoureuse. Grâce 150
LA DIVINE ADORATRICE
à l'efficacité des agents du fisc, les nouveaux impôts sont un plein succès, et les finances du pays se portent à merveille.
— Tu peux te retirer, Oudja.
Amasis s'assit lourdement sur son trône.
— Le pouvoir me pèse, confia-t-il à son épouse.
— Vos réformes ne sont-elles pas une réussite ? En les appliquant d'une main ferme, vous augmentez la richesse des Deux Terres.
— Assez parlé de travail, ma chère ! Promenade en barque, vin frais et déjeuner en compagnie de musiciennes.