10.

Le rôtisseur de l'auberge de la Bonne Chance ne chômait pas. Dépourvu d'états d'âme, il tordait le cou de canards et d'oies grasses, les plumait et les mettait à la broche au-dessus d'un brasier qu'attisait son assistant grâce à un éventail.

Ensuite, le rôtisseur salait les volailles et ajoutait des fines herbes.

La qualité de la cuisine attirait de nombreux clients qui appréciaient aussi de beaux morceaux de boeuf bouillis dans une énorme marmite. Les prix demeurant abordables, on se pressait pour avoir une table basse et un siège rustique.

Client régulier, le vendeur de pots de graisse ne se lassait pas de ces plats copieux et savourait chaque bouchée. Le déjeuner était le meilleur moment de la journée. Il oubliait les tracas, la mauvaise humeur de son épouse et les caprices de ses enfants.

— Pouvons-nous nous asseoir en face de vous ? demanda Bébon, accompagné de Kel.

— La place est libre.

— Les odeurs nous mettent en appétit, dit le comédien.

Que nous recommandez-vous : oie, canard ou boeuf ?

— L'oie rôtie est insurpassable. Quand vous reviendrez, vous essaierez le canard. Et le boeuf vaudra un troisième repas.

— Merci des conseils ! En échange, permettez-nous de vous offrir une coupe de vin rouge.

— Ce n'est pas de refus. Votre métier?

43

LA VENGEANCE DES DIEUX

— Marchands ambulants. Nous vendons des tissus, des sandales et des nattes.

— Un rude labeur !

— On ne se plaint pas, à condition d'aimer les voyages.

— Moi, je vends des pots de graisse de taureau, de chèvre et d'oie, et deux sortes de beurre : l'un à consommer rapidement et l'autre à conserver. Mes pots sont numérotés et datés, et la clientèle aisée se les arrache. Je fournis également les meilleures auberges de Memphis.

— Belle réussite, constata Bébon, admiratif. Vous ne devez pas compter vos heures de travail !

— On ne badine pas avec la qualité.

' — Vous parlez comme la boulangère Lèvres-douces. Quand on a goûté son pain, les autres paraissent médiocres. Heureusement, la vie nous réserve ce genre de plaisirs ! À cause de l'insécurité grandissante, on redoute parfois d'arpenter les chemins, voire même les quais de Memphis.

Le vendeur de pots cessa de mastiquer.

— Auriez-vous eu des ennuis?

— Moi, non, mais ma petite soeur a récemment disparu.

Kel fixa leur interlocuteur : toute bonhomie s'effaça de son visage épais.

— La police la retrouvera.

— Elle refuse de s'occuper de cette affaire. Étrange, non ?

— Chacun son métier et ses problèmes.

— Vous aimez vous promener sur les quais, le soir, avança le scribe.

— Ça me regarde.

— N'auriez-vous pas vu des hommes enlever une jeune femme?

— Vous divaguez !

— à votre attitude, je suis persuadé que vous avez été témoin de la scène.

— Ne racontez pas n'importe quoi !

— Nous sommes bien renseignés, prétendit Bébon. Je veux retrouver ma petite soeur, et vous allez nous aider.

44

LA DIVINE ADORATRICE

L'artisan regarda autour de lui.

— Venez à l'extérieur. Ici, il y a trop d'oreilles curieuses.

Il les emmena près d'une marmite où cuisait du lard, à l'abri d'un toit en paille.

— Vous ne seriez pas des policiers, par hasard ?

— Rassurez-vous, déclara Kel.

— J'ai compris votre jeu : si je ne me tais pas, vous m'en-verrez en prison !

— Détrompez-vous, nous n'appartenons pas aux forces de l'ordre et nous désirons simplement retrouver un être cher.

— Menteur !

S'emparant de la marmite, l'artisan en jeta le contenu au visage du scribe.

Bébon eut juste le temps de pousser son ami.

Le liquide bouillant les frôla, le vendeur de pots de graisse détala.

Se croyant hors d'atteinte, il fut percuté par Vent du Nord.

Le temps de reprendre ses esprits et de se relever, il tomba entre les mains de Bébon et de Kel, décidés à ne plus le lâcher.

— Ne serais-tu pas complice de ce rapt ? demanda le comé-

dien, furieux.

— Vous êtes fou !

— Et toi, tu voulais nous ébouillanter !

— J'ai peur de la prison !

— Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Nous ne sommes pas des policiers ! Tu as tout vu, n'est-ce pas ? Alors, parle !

— Si je refuse ?

— Je te défonce le crâne à coups de pierre et nous recherchons un autre témoin. Parle, et nous te laisserons filer.

Paniqué, l'artisan avala sa salive. La bouche sèche, tremblant, il céda.

— J'étais un peu ivre et je ne suis pas certain de...

— Dépêche-toi, l'ami ! Notre patience est épuisée.

— Ça se passait à la hauteur de l'Ibis, un bateau de commerce. La jeune femme abordait la passerelle quand quatre 45

LA VENGEANCE DES DIEUX

costauds se sont emparés d'elle. La malheureuse n'avait aucune chance de s'échapper.

— Ces costauds, tu les connais ?

L'artisan hésita.

Kel sentit qu'il détenait une information essentielle et ramassa une pierre.

— Non, non, attendez ! J'en connais un.

— Son nom?

— Palios.

— Un Grec?

— Oui, un... un...

— Un soldat?

Le vendeur de pots de graisse hocha la tête affirmativement.

— Quatre mercenaires grecs, avança Kel. C'est bien ça ?

Nouvelle approbation.

— On le trouve où, ton Palios ? interrogea Bébon, mena-

çant.

— Il réside à la grande caserne de Memphis mais, pendant ses permissions, il fréquente la maison de bière proche du quartier des potiers.

— Une fille attitrée ?

— Guigua, une gentille petite.

— Tu la fréquentes aussi ?

— Rarement, très rarement ! Je suis marié et...

— On ne dira rien à ton épouse. Surtout, oublie-nous. Si tu prenais la mauvaise initiative de prévenir Palios ou d'alerter la police, tu ne survivrais pas longtemps.

11 .

Le pharaon Amasis ne cessait de songer à ce moment décisif où, simple général, il avait accepté de se laisser coiffer du casque qui, par la grâce de l'armée égyptienne, s'était transformé en couronne royale.

Ne désirant pas régner, mais seulement remporter au plus vite la guerre civile qui l'opposait au pharaon Apriès, discrédité et détesté, il avait accepté son destin et pris en main les destinées des Deux Terres, avec une idée fixe : ne pas subir le sort de son prédécesseur.

Aussi s'était-il entouré d'hommes sûrs, fidèles serviteurs de l'État et rétribués à la hauteur de leurs efforts. Néanmoins méfiant, Amasis ne cessait de les observer et de jauger leurs actes. Jusqu'à présent, ils appliquaient ses directives à la lettre.

Ce fameux casque, qu'était-il devenu ? Un usurpateur aurait déjà dû tenter un coup de force ! À moins, comme le laissait entendre l'enquête, qu'il ne s'agît du scribe Kel, assassin et voleur trop affaibli pour réussir.

Le monarque aimait résider à Memphis. Même s'il lui pré-

férait sa capitale, Saïs, il appréciait le caractère cosmopolite de la grande cité, toujours apte à se transformer en fonction des événements.

Comprendre l'évolution et s'y adapter : tel apparaissait le génie d'Amasis. Et la clé de l'avenir, c'était la Grèce. La vieille Égypte manquait d'esprit d'innovation et se complaisait dans le 47

LA VENGEANCE DES DIEUX

respect des ancêtres. En confiant la sécurité de son pays à une armée de mercenaires grecs bien entraînés et bien payés, le roi dissuadait d'éventuels prédateurs de s'attaquer aux Deux Terres, dont la richesse faisait beaucoup d'envieux. Et il avait pu entreprendre une importante réforme juridique, sans oublier d'instaurer un impôt nominatif sur le revenu auquel aucun Égyptien n'échapperait. L'entretien d'une machine de guerre dissuasive coûtait fort cher, et la réduire aurait été une erreur grave.

Amasis continuait à se méfier de Mitétis, la fille du défunt pharaon Apriès, mariée au riche Crésus, devenu le chef de la diplomatie perse. Ami de l'Égypte, ce dernier prônait la paix, mais son épouse ne ressentait-elle pas une haine tenace envers Amasis, qu'elle accusait d'avoir assassiné son père ? Lors de leur dernière rencontre officielle à Saïs, Mitétis avait promis d'oublier le passé. Émouvante sincérité ou mensonge diplomatique ?

Au milieu de la matinée, Hénat apporta au roi une pile de dossiers à lire.

— Quoi d'important?

— Seulement une lettre de Crésus.

— Rassurante ?

— Il nous propose d'abaisser certaines taxes douanières afin de favoriser le développement des échanges commerciaux entre l'Asie et l'Égypte. Idée intéressante, à examiner de près.

Ne nous dépouillons pas de nos prérogatives et ne détruisons pas notre système de protection. Si vous en êtes d'accord, nous pourrions lui accorder quelques miettes, examiner les résultats puis rediscuter.

— Entendu, répondit le roi en parcourant l'ensemble des rapports.

Capable d'une brève mais intense concentration, Amasis voulait être tenu au courant de tout, notamment de la moindre initiative de ses ministres. Habitué à lire vite et à repérer l'essentiel, le monarque ne déléguait qu'en apparence, même s'il négligeait parfois certains détails.

48

LA DIVINE ADORATRICE

— La réorganisation du service des interprètes avance-t-elle?

— J'ai deux nouveaux candidats à vous proposer, Majesté.

Ils parlent plusieurs langues asiatiques et ont séjourné dans nos protectorats. Après examen attentif de leur dossier, je n'ai rien décelé d'inquiétant.

— Les as-tu interrogés ?

— Longuement.

— Présente-les-moi demain, et je te donnerai ma décision.

Des nouvelles de nos agents en Perse ?

— Des messages codés selon la procédure habituelle.

— Informations rassurantes ?

— Elles corroborent les dires de notre grand ami Crésus.

L'empereur Cambyse semble oublier tout désir de guerre et de conquête territoriale pour se consacrer à l'économie et au commerce.

— Tu parais sceptique !

— C'est la base de mon métier, Majesté.

— Quels indices t'incitent à douter ?

— Honnêtement, aucun. Je n'en demeure pas moins vigilant. Le volume de nos transactions commerciales avec la Perse a bel et bien augmenté, et nos échanges diplomatiques s'amplifient.

— J'espère qu'il ne s'agit que d'un début.

Accompagné d'ambassadeurs grecs chargés de cadeaux, le général en chef Phanès d'Halicarnasse demanda audience.

Le roi les reçut dans la grande salle à colonnes du palais de Memphis et les salua chaleureusement un par un.

Jamais les relations entre l'Égypte et ses alliés grecs n'avaient été meilleures. La reine offrit un somptueux banquet aux diplomates et, jusqu'au milieu de la nuit, on parla poésie et musique en comparant les traditions culturelles. Les Grecs étaient ivres depuis longtemps lorsque Amasis fit apporter une jarre datant de l'an I de son règne.

— Permettez-moi de goûter ce vin le premier, suggéra Phanès d'Halicarnasse à voix basse.

49

LA VENGEANCE DES DIEUX

Le souverain fut étonné.

— Que crains-tu ?

— La fête est réussie, l'atmosphère détendue, l'amitié règne... Un guerrier doit se méfier de ces moments-là.

— Redouterais-tu...

— Je préfère vérifier.

— Pas toi.

Amasis se tourna vers le plus âgé des ambassadeurs grecs.

— Me ferez-vous le plaisir d'estimer la qualité de ce cru exceptionnel ?

— C'est un immense honneur, Majesté !

Le diplomate fut ébloui.

— Je m'y connais en vin... Exceptionnel, en effet !

Les invités d'Amasis apprécièrent ce nectar que le pharaon savoura en dernier.

Au terme de cette belle soirée, Amasis fit trois annonces : d'abord, il créait des centaines de postes de mercenaires dans les garnisons du Delta et de Memphis; ensuite, les troupes d'élite grecques seraient exonérées d'impôts; enfin, la solde serait une nouvelle fois augmentée.

Ces décisions soulevèrent l'enthousiasme.

Et le roi fit déboucher une nouvelle jarre afin de fêter les liens renforcés entre l'Égypte et ses alliés.

La puissance militaire ainsi formée découragerait tout agresseur éventuel, à commencer par les Perses.

La divine adoratrice - Tome 2
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