57.
Un instant, un bref instant, le chef des conjurés douta de la réussite de son plan. Les dieux semblaient protéger un jeune scribe promis au rôle de victime idéale, une prêtresse destinée au temple et un comédien ambulant, amateur de plaisirs.
Étrange trio, incapable d'échapper aux forces de l'ordre ! Et pourtant, il continuait sa folle aventure, se jouait de ses poursuivants et des coups du sort.
Cette chance insolente ne durerait pas. Kel, Nitis et Bébon étaient condamnés, et leurs illusoires succès n'aboutiraient qu'au néant. Jamais ils ne déchiffreraient le papyrus codé et, quand ils connaîtraient la vérité, il serait trop tard, beaucoup trop tard.
Renoncer? Hors de question, car il n'existait pas d'alternative. L'issue se rapprochait, et certaines des conséquences seraient cruelles. Impossible de les éviter. Le chef des conjurés ne regrettait rien. La mise en oeuvre de sa décision, prise depuis longtemps, avait exigé patience et habileté. Et convaincre un à un ses alliés s'était révélé périlleux.
Aujourd'hui, il restait peu de chemin à parcourir, mais l'âme du complot ne maîtrisait pas le déroulement des ultimes événements. Guère d'inquiétude, cependant. Toute tracée, la route ne présentait pas d'embûches.
La mort d'innocents ? Inévitable. Kel avait beau s'agiter, il se heurterait à des murs infranchissables et en perdrait la tête.
253
LA VENGEANCE DES DIEUX
***
Bébon vomit des litres d'eau. Étonné d'être encore vivant, il tâta ses bras, ses jambes et sa tête. Entier !
Se redressant, il découvrit une berge du Nil plantée de roseaux. Perché sur une ombelle, un bec-en-sabot le regardait.
— On a sombré ! Nitis, Kel, où êtes-vous?
Le bec-en-sabot s'envola.
Vacillant, le comédien se fraya un chemin à travers l'épais fourré. Il revivait l'effroyable tempête, ressentait le souffle déchaîné, tentait de s'agripper au bastingage. Le bateau progressait à une vitesse incroyable, sautant de vague en vague. À
cette allure-là, ne dépasserait-il pas Thèbes ?
Accolé au mât, réussissant à garder l'équilibre, Vent du Nord défiait le ciel ! C'était lui, le capitaine de ce bâtiment à la dérive, le seul capable de retarder l'échéance !
Kel et Nitis se terraient à l'intérieur de la cabine. Kel tentait désespérément de la protéger et de lui éviter toute blessure.
La nuit semblait éternelle, les heures défilaient.
Une vague monstrueuse souleva le bateau et le projeta vers la berge. Bébon ferma les yeux, persuadé de ne jamais les rouvrir.
Et il marchait de nouveau, à la recherche de ses compagnons qu'il appelait en vain.
Saisi de vertige, il s'assit. Lui seul rescapé... C'était horrible !
La vie, cette vie qu'il aimait tant, lui paraissait insipide et cruelle. Reprendre ses habitudes et le cours normal de son existence serait insupportable.
Surmontant sa lassitude, Bébon se releva et prit la direction du fleuve. Hâpy, le génie de la crue, lui procurerait l'apaisement.
— Où vas-tu, Bébon ? murmura une voix connue. Ne serais-tu pas gavé d'eau ?
— Kel ! Es-tu intact ?
Couvert de boue, le scribe était méconnaissable.
254
LA DIVINE ADORATRICE
— Des égratignures.
— Nitis?
— Elle se nettoie. Sa tunique est en lambeaux.
— Vent du Nord ?
— Des plaies et des bosses. Il dort.
— Je vais finir par croire que les dieux nous protègent vraiment ! Survivre à un tel cataclysme, se retrouver, respirer...
Je rêve.
Les deux amis s'étreignirent.
Puis ils rejoignirent Nitis qui caressait doucement Vent du Nord.
— L'orage de Seth nous a épargnés en raison de ta présence, remercia-t-elle. Sans toi, nous aurions péri.
— Le juge Gem devrait nous croire morts, espéra Kel, et cesser de nous poursuivre.
— Je vais tâcher de savoir où nous sommes, annonça Bébon. Ne bougez pas d'ici, les roseaux vous cachent.
Le Nil avait englouti l'arc de Neit, l'amulette en obsidienne représentant les deux doigts qui séparaient le ciel de la terre, le sac de pierres précieuses et le couteau grec. Aux pieds de Nitis, les fragments de la statuette du Répondant. En les transportant sains et saufs sur la rive orientale du fleuve, il avait rempli sa fonction. Chacun de leur côté, Kel et Nitis tracèrent dans le sable humide les signes du papyrus codé. Leur mémoire demeurait fidèle et le texte incompréhensible.
Les oreilles de Vent du Nord se dressèrent.
Une barque approchait.
— Des pêcheurs, constata Kel. Bébon se trouve parmi eux !
Le scribe écarta les roseaux, la barque accosta.
— Ces braves gens nous accordent l'hospitalité, déclara le comédien.
— Nous n'avons pas de quoi les payer.
— Ils viennent de faire une bonne pêche et sont heureux d'inviter de pauvres voyageurs à partager leur repas. Je leur ai expliqué que notre bateau de commerce avait fait naufrage et que nous avions tout perdu.
255
LA VENGEANCE DES DIEUX
— Ici, près de Thèbes, l'orage n'a pas été très violent, pré-
cisa le patron pêcheur. Allons jusqu'à notre cabane. Nous y ferons du feu et grillerons les poissons.
Endolori, Vent du Nord se releva avec peine.
— N'auriez-vous pas un morceau de tissu pour ma compagne ? demanda le scribe. Sa tunique a été déchirée.
Le patron découpa un pan de toile rugueuse destinée à réparer sa voile. Malgré ce vêtement de fortune, la beauté de Nitis subjugua les pêcheurs.
— Que transportiez-vous? interrogea l'un d'eux.
— Des jarres de vin, répondit Bébon.
— Commandées par le grand intendant de la Divine Adoratrice, je suppose ?
— Non, nous nous rendions à Éléphantine, sans escale à Thèbes.
La cabane se trouvait sur une butte d'où l'on dominait le Nil, à présent apaisé. Les pêcheurs déposèrent leurs harpons et leurs paniers, on fit jaillir le feu et l'on but une bière rustique
— Vous revenez de loin, observa le patron pêcheur. D'ordinaire, le fleuve en colère ne rend pas ses proies.
— La chance, affirma Bébon. La vue de vos poissons décuple mon appétit !
Trois grosses pièces furent grillées : un muge, un mormyre et un latès. Long d'un mètre, ce dernier avait un ventre et des flancs blanc argenté, et un dos brun olivâtre.
Serrée contre Kel, Nitis lui murmura quelques mots à l'oreille. Lors de la distribution des portions, le scribe empêcha discrètement son ami de goûter au latès. Les pêcheurs appré-
cièrent sa chair ferme et goûteuse.
— Il faudra raconter votre histoire à la police, préconisa le patron. Ça lui évitera de vous rechercher en vain. Nous pouvons vous conduire à la caserne la plus proche.
— Ce ne sera pas nécessaire, objecta Bébon. Indiquez-nous le chemin, nous nous débrouillerons.
Le patron pêcheur empoigna son harpon.
— Le chemin sera très court, l'ami. La police, c'est nous.