62.
À force de jouer les malades, Bébon finissait par avoir mal au dos. S'appuyant ostensiblement sur sa canne, il ne ressemblait pas à un dangereux malfaiteur en fuite. On l'arrêta pourtant
à l'un des barrages de police interdisant l'accès à Thèbes.
— Où vas-tu, mon brave ?
— Chez le rebouteux du faubourg nord.
— Tu es paysan ?
— Laboureur. Mes reins se sont bloqués, impossible de travailler.
— Le rebouteux a de bonnes mains, il te guérira.
Prenant soin de claudiquer, Bébon se rendit au marché aux poissons, occupant une grande partie du quai. Il ne tarda pas à repérer Nitis qui achevait de vendre au meilleur prix les superbes poissons appréciés des connaisseurs.
Tuniques, sandales, nourritures diverses, petits vases faciles à négocier : le troc était un beau succès.
— As-tu repéré Kel ? demanda la prêtresse au comédien.
— Malheureusement non. Il franchira le barrage, j'en suis sûr. Les policiers s'occupent surtout des couples et des scribes.
Nitis remplit les paniers de ses acquisitions. Vent du Nord se releva et accepta de les porter. Bébon les suivit jusqu'à la sortie du marché, du côté de la ville. Une patrouille les croisa sans leur prêter attention.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— J'attends ici, décida le comédien. Tâchez de louer un local où nous pourrons nous changer.
Le faubourg nord de la cité d' Amon connaissait une intense animation, en raison du nombre d'entrepôts accueillant des marchandises. On parlait fort, on négociait, on chargeait des ânes, on programmait les livraisons.
Le temps passait, Bébon commençait à s'inquiéter.
Un groupe de paysans s'approcha. En tête, deux braillards satisfaits de venir en ville. À l'arrière, Kel !
Le comédien lui fit signe, le scribe se détacha du cortège.
Ils s'adossèrent à l'angle d'une ruelle.
Peu de temps après, Nitis vint les chercher et les emmena au rez-de-chaussée d'une maison de trois étages. En réfection, le local servait de remise.
— Ça ne ressemble pas à un palais, constata Bébon, mais nous voici à Thèbes ! Je n'arrive pas à y croire.
— Cette ville pourrait être notre tombeau, déclara Kel.
Comment parvenir à rencontrer la Divine Adoratrice ?
— Son bras droit, le grand intendant Chéchonq, me paraît plus accessible. L'homme fort de Thèbes, c'est lui. Il dirige l'ensemble des services administratifs et maintient la prospérité de la province.
— Et s'il se montre hostile ?
La mine du comédien s'assombrit.
— En ce cas, il faudra décamper.
— Nous n'en sommes pas là, intervint Nitis. Et nous avons tous besoin de dormir.
*
* *
Le juge Gem prit possession de son nouveau domaine. Il visita chacun des bureaux et répartit ses assistants dans l'immeuble réquisitionné. Son secrétaire rangea les papyrus et les tablettes en bois sur des étagères et disposa le mobilier au goût de son patron. Des livreurs apportèrent le matériel nécessaire, 276
LA DIVINE ADORATRICE
notamment des pains d'encre, des stylets, des calames, des gommes, des palettes, des chiffons et quantité de corbeilles.
En quelques heures, le centre de commandement devint opérationnel. En face, plusieurs maisons furent vidées de leurs locataires, relogés ailleurs, et réservées aux policiers et aux militaires qui venaient d'arriver à Thèbes.
Le magistrat sentait que la dernière phase de son enquête se jouerait ici. Kel et ses complices avaient éliminé les faux pêcheurs, évité les barrages et atteint leur destination. Encore leur fallait-il franchir les portes de Karnak. Et cette démarche insensée n'aurait servi qu'à rencontrer une mourante, incapable de les aider !
Mourante, la Divine Adoratrice l'était-elle vraiment ? D'ordinaire, on n'abusait pas le chef des services secrets. En regagnant Saïs, Hénat affichait sa certitude. Et si le comédien Bébon travaillait pour lui, ne livrerait-il pas bientôt son « ami »
Kel à la justice?
La venue du grand intendant interrompit les réflexions du magistrat. D'emblée, ce personnage imposant, rondouillard et sympathique exaspéra le juge.
— Je n'espérais plus vous rencontrer, avança sèchement Gem.
— Des impératifs d'ordre administratif m'ont empêché de vous accueillir, et je vous prie de m'en excuser. Cette grande province n'est pas facile à gérer, croyez-moi !
— Chacun ses problèmes.
— Êtes-vous convenablement installé ?
— Cela me suffira.
— Afin de mieux vous reposer, ne souhaiteriez-vous pas une villa tranquille, entourée d'un jardin?
— Je n'ai pas l'intention de me reposer, mais d'arrêter un redoutable criminel et sa bande.
— J'ai entendu dire qu'ils avaient péri noyés, s'étonna Chéchonq.
— Ne vous fiez pas aux rumeurs.
— Les Thébains seraient-ils en danger?
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— J'assurerai leur sécurité et je compte sur leur coopération, à commencer par la vôtre.
— Elle vous est totalement acquise, juge Gem !
— Fournissez-moi un plan détaillé de la ville et de la province et mettez en alerte vos forces de sécurité.
— Oh ! elles sont bien minces et se contentent de protéger le temple de Karnak !
— À partir de cet instant, elles obéiront à mes ordres.
— J'aurais dû en référer à la Divine Adoratrice, mais...
— Qu'est-ce qui vous en empêche ?
Les mots peinèrent à sortir de la bouche de Chéchonq.
— Il s'agit d'une sorte de secret d'État, et...
— Je représente le pharaon, et j'exige de tout savoir. Je comptais d'ailleurs rencontrer la Divine Adoratrice dès demain et lui exposer mes intentions.
— Ce sera malheureusement impossible, murmura Ché-
chonq, affligé. Son état de santé lui interdit de recevoir quiconque, moi compris. La population ignore cette tragédie, et je suis désemparé.
— Continuez à vous taire et à remplir vos fonctions.
— Ce soir, je vous convie à un grand banquet organisé en votre honneur. Nos cuisiniers...
— Ce soir, réunion des responsables de l'armée et de la police. J'estime votre présence indispensable.
*
* *
Une grande carte de la province thébaine avait été déployée sur des tables basses accolées. Grâce à la précision des scribes du cadastre, le juge Gem se fit une idée précise de la cité d' Amon et de ses environs.
L'ampleur du territoire à surveiller et à fouiller paraissait décourageante. Kel pouvait se cacher au coeur même de la cité, dans la campagne ou à l'intérieur d'un temple hostile à la politique d'Amasis.
Premier impératif : une partie des troupes s'occuperait de 278
LA DIVINE ADORATRICE
la rive occidentale, l'autre de l'orientale. L'entrée de la Vallée des Rois serait bloquée et l'accès des sanctuaires réservé aux seuls ritualistes.
A tout moment, des contrôles volants intercepteraient passants et commerçants. Et l'on implanterait de nombreux postes de police à proximité des bâtiments officiels, sans oublier la multiplication des patrouilles terrestres et fluviales. Enfin, une belle prime serait offerte à qui fournirait au juge des renseignements dignes d'intérêt.
Consterné, Chéchonq garda le silence.
Le scribe et ses amis ne sortiraient pas de cette nasse et ne rencontreraient jamais la Divine Adoratrice.