53.
La demeure du ministre Péfy se trouvait à proximité du grand temple d'Osiris, oeuvre de Séthi ler, le père de Ramsès II.
Depuis la première dynastie, les pharaons bâtissaient à Abydos, et certains y avaient fait édifier la demeure d'éternité du Ka, ressuscitant en compagnie du dieu vainqueur de la mort.
Le chef du petit groupe de mercenaires s'adressa au gardien.
— Une jeune femme désire voir le ministre. D'après elle, il l'attendrait.
— Son nom?
— Elle refuse de me le donner. Elle serait la fille du meilleur ami du ministre, le grand prêtre de Saïs.
— Je vais prévenir mon maître.
Bébon n'en menait pas large, Kel gardait son calme. Les mercenaires demeuraient vigilants et ne leur avaient pas laissé l'occasion de s'enfuir.
Si Péfy refusait de les recevoir, ils seraient brutalement interrogés et remis à la police. Et s'il les estimait coupables, il avertirait le juge Gem.
À la réflexion, l'initiative de Nitis était vouée à l'échec.
Le gardien réapparut.
— Qu'elle vienne.
Un mercenaire empoigna le bras de la prêtresse.
— Lâche-la, je m'en occupe.
234
LA DIVINE ADORATRICE
Nitis traversa une petite antichambre où se dressait un autel dédié aux ancêtres, emprunta un couloir qu'éclairait une fenêtre haute et aboutit à un bureau encombré de papyrus et de tablettes.
— La voici, seigneur.
Assis en scribe, Péfy leva la tête.
— Nitis ! Ainsi, c'est bien toi.
— Je ne suis pas seule : Kel m'accompagne. Il m'aime et je l'aime. Et son ami Bébon nous a sauvés de situations périlleuses. Je n'oublie pas notre âne, Vent du Nord, intelligent et courageux.
— Et tu vas affirmer l'innocence d'un scribe que recherchent toutes les polices du royaume ! Les preuves sont accablantes, nul ne doute de la culpabilité de Kel. Maintenant, te voilà accusée de complicité ! Le juge Gem vous considère comme de redoutables comploteurs dont le parcours est semé de cadavres.
— Tout est faux, affirma tranquillement la jeune femme, et les véritables séditieux continuent à agir dans l'ombre.
— Qui sont-ils et que veulent-ils ?
— Nous l'ignorons encore, mais un texte crypté contient probablement leurs noms et leur but.
— Comment croire une telle fable ?
— En admettant la vérité. Un jeune scribe, une prêtresse et un comédien menaçant le trône d'Amasis... Cette fable-là serait-elle crédible ?
— Kel a assassiné ses collègues et s'est enfui. En l'aidant, tu t'associes à ces meurtres.
— La Divine Adoratrice nous donnera la clé du code et nous permettra de prouver notre innocence. Aidez-nous à gagner Thèbes et à obtenir une audience.
Le regard du vieux dignitaire se détourna.
Nitis attendit son verdict. D'un mot, il pouvait les faire arrê-
ter, donc les condamner à mort.
— Je viens d'envoyer ma démission au roi Amasis, avoua-t-il. Gérer l'économie du pays ne m'intéresse plus, et je 235
LA VENGEANCE DES DIEUX
n'approuve pas la politique menée en faveur de la Grèce.
Aussi ai-je décidé de m'installer ici et de me consacrer au culte d'Osiris.
La prêtresse reprit espoir.
— Acceptez-vous de nous secourir?
— Je n'ai qu'une autorité limitée sur la garnison des mercenaires. Son commandant signalera votre présence à son supérieur, lequel avertira le juge Gem. Sous prétexte de vous interroger, je vous abriterai et vous procurerai des vivres. Ne m'en demande pas davantage.
— Alors, vous me croyez ?
— Va chercher Kel et Bébon.
Seul Vent du Nord demeura à l'extérieur. Un domestique lui apporta de l'eau et du fourrage, et l'âne ne se fit pas prier Péfy contempla longuement le scribe plongé au coeur d'une affaire d'État. L'épreuve l'avait mûri, son visage était devenu celui d'un homme décidé à combattre jusqu'au bout. Il ne semblait ni abattu ni épuisé. Et sa question surprit le ministre.
— Avez-vous rédigé le papyrus codé ? demanda Kel.
— Non... Certes non !
— En connaissez-vous l'auteur?
— Je ne le connais pas. À présent, je vous confie à mon chambellan. Moi, je dois renvoyer la patrouille de mercenaires.
Manifestant un appétit dévorant et une soif inextinguible, Bébon se promit de ne plus traverser le désert. Nitis et Kel ne parvinrent pas à manger avant le retour de Péfy.
— Ils ont regagné leur caserne, précisa le ministre, mais exigent un compte rendu des interrogatoires et s'étonnent de mon intervention. Vu ma position éminente, ils se sont inclinés.
Leur commandant ne tardera pas à manifester sa réprobation, car je n'ai pas à me mêler des affaires de police et de sécurité.
— Combien de temps pouvons-nous rester ? s'informa Kel.
— Deux jours au maximum. Je redoute une réaction brutale. Maintenant, mangez et reposez-vous.
236
LA DIVINE ADORATRICE
— Votre bateau personnel se trouve-t-il au port d'Abydos?
— En effet.
— Nous autorisez-vous à le dérober pour nous rendre à Thèbes?
— La Divine Adoratrice ne vous recevra pas. Malgré son rayonnement spirituel, elle doit obéir au roi. Hénat, le chef des services secrets, vous décrira comme les pires des criminels et la convaincra de se tenir à l'écart de cette sinistre affaire.
— Nous verrons bien. Cette autorisation ?
— Je ne comptais plus me servir de ce bateau. Le vol constaté, je porterai plainte.
***
Laissant les amoureux à leur bonheur, Bébon sortit de la demeure du ministre en passant par la terrasse. Il éprouvait l'envie irrésistible de revoir l'atelier où l'on fabriquait les masques des dieux utilisés lors de la célébration des mystères.
Situé non loin de là, il lui donnerait l'occasion de rêver à son récent passé de comédien ambulant et aux joyeuses heures passées en compagnie de la délicieuse spécialiste des cartonnages peints.
Abydos dormait déjà. Cité reliquaire, dépourvue d'activité économique, elle se consacrait entièrement à Osiris et voyait son petit nombre d'habitants diminuer chaque année.
La porte principale de l'atelier était fermée, mais Bébon savait ouvrir une fenêtre, à l'arrière du bâtiment.
Ses yeux s'habituèrent à l'obscurité, et il discerna bientôt les visages du faucon Horus et de l'effrayant animal de Seth, une sorte d'okapi aux grandes oreilles dressées.
Soudain, un bruit l'alerta.
Risquant un oeil à la fenêtre, il vit des mercenaires se déployer.
Le ministre Péfy avait vendu ses hôtes.