33.
— Fatigué ? demanda Kel.
— Absolument pas, répondit Bébon, épuisé.
Peinant à reprendre son souffle, le comédien se demandait comment il avait pu nager si longtemps. La berge lui paraissait inaccessible, son corps pesait lourd. Un effort, un autre effort, une énergie venue du tréfonds de son être, et la terre ferme, enfin!
— Tu vois, dit-il au scribe, ce n'était qu'une promenade de santé.
Kel aida son ami à se relever.
— Hâtons-nous de rejoindre Nitis.
— Je suis certain qu'elle a réussi, comme nous.
Le rythme qu'imposa Kel mit Bébon à la torture.
L'ombre des premiers tamaris fut un soulagement. Les jambes devinrent soudain plus légères, et Bébon reprit de la superbe.
Auprès d'un puits, Nitis et Vent du Nord.
Les amants s'étreignirent longuement.
Ils se racontèrent leurs épreuves respectives, se félicitant une nouvelle fois de la protection des dieux.
— Nous n'avons pas encore atteint le temple, rappela Bébon. Nous montrer ensemble serait dangereux. Je vais contacter le ritualiste en chef et je reviendrai vous chercher.
— Merci pour ton courage, dit Nitis.
Ému, le comédien fut incapable de prononcer le moindre mot.
143
LA VENGEANCE DES DIEUX
*
***
Le bonhomme avait une sale tête.
— J'ai soif, grogna-t-il.
— Le puits ne m'appartient pas, rétorqua Kel. Bois à satiété.
Le regard en coin, l'assoiffé observait son interlocuteur.
Nitis et Vent du Nord se reposaient à l'ombre d'un tamaris.
— Tu es d'ici?
Le scribe hocha la tête affirmativement.
— Alors, tu dois connaître le village des Trois Palmiers ?
— J'en viens.
— Tu connais donc le fabricant de sandales rituelles ?
— J'ai participé à son arrestation.
L'assoiffé s'écarta du puits.
— Ça veut dire... que tu es un policier?
— J'aimerais savoir pourquoi tu poses toutes ces questions. Ne serais-tu pas un ami des délinquants en fuite, par hasard ?
— Non, oh non ! Je fais partie des jardiniers chargés d'entretenir la vallée des tamaris et la police m'a demandé de lui signaler les nouvelles têtes et les personnes suspectes.
— Continue à te montrer vigilant, et tu seras récompensé.
— Compte sur moi !
Le bonhomme s'éloigna.
— Nous devrions quitter les lieux, dit Kel à Nitis. Mais si Bébon ne nous retrouve pas, il croira que nous avons été interpellés. Et d'autres indicateurs risquent de nous repérer. Ma petite comédie ne sera pas toujours efficace.
— Attendre est la seule solution, décida la jeune femme.
— Et si Bébon lui-même a été arrêté ?
— Puissent les dieux continuer à nous protéger.
Paisible, Vent du Nord ne manifestait pas de signes d'inquiétude. À la tombée de la nuit, il se releva et, les oreilles dressées, prévint ses amis.
144
LA DIVINE ADORATRICE
Quelqu'un arrivait à marche rapide.
— Bébon !
— Nous sommes sauvés, j'ai rencontré le ritualiste en chef et lui ai tout raconté.
— Énorme risque ! estima Kel il aurait pu t'envoyer en prison.
— Le bonhomme est trop intelligent pour avaler des sornettes.
Le quatuor se dirigea vers le grand temple de Thot, le maître de la connaissance et le patron des scribes. Kel rêvait de le visiter un jour, voire d'y travailler, mais dans des conditions fort différentes !
Bébon les conduisit à une annexe où se trouvaient une bibliothèque, un réfectoire, une réserve de vases sacrés, un atelier et une étable.
Le crâne rasé, vêtu d'une tunique blanche immaculée, bien en chair, le ritualiste en chef les accueillit au seuil d'une petite demeure de fonction.
— Ainsi, voilà Nitis dont mon très cher ami, le défunt grand prêtre de Neit, m'a tant parlé !
La jeune femme s'inclina.
— Vous étiez le sujet principal de ses lettres. Il vous considérait comme sa fille spirituelle et voulait vous voir lui succéder.
En raison d'événements graves, il redoutait cependant une intervention néfaste du pouvoir et m'a demandé de vous aider en cas de nécessité. Aujourd'hui, je suis heureux de tenir ma promesse.
Le ritualiste en chef dévisagea Kel.
— Et voilà le terrifiant assassin que recherchent toutes les polices du royaume !
— Il est innocent, affirma Nitis.
— Les explications de Bébon m'ont convaincu, et votre témoignage renforce mon opinion. Vous êtes mêlés à une affaire d'État, et la vérité ne sera pas facile à établir. Seule la Divine Adoratrice dispose de l'autorité nécessaire. Cette maison doit être réaménagée la semaine prochaine ; vous pourrez donc 145
LA VENGEANCE DES DIEUX
vous y reposer quelques jours. Bébon jouera les palefreniers, Nitis et Kel les prêtres purs occasionnels à mon service. Et je tâcherai de vous trouver un bateau à destination de Thèbes.
— Nous vous sommes infiniment reconnaissants, dit Nitis.
M'autorisez-vous à solliciter encore une faveur?
— Je vous écoute.
— Nous permettez-vous de travailler à la bibliothèque ?
Peut-être découvrirons-nous des éléments susceptibles de percer le mystère d'un texte crypté, à l'origine de cette tragédie.
— Accordé. Parlez le moins possible à vos collègues et ne vous promenez pas à l'intérieur de l'enceinte. La hiérarchie a reçu l'ordre de signaler votre présence, et plusieurs indicateurs ne cessent de rôder.
— En nous aidant, observa Nitis, vous prenez beaucoup de risques.
— Je dois tout à votre maître spirituel et je désapprouve la politique du roi Amasis. En nous imposant des lois inspirées de sa Grèce chérie, il conduit le pays à la ruine. Écraser la population d'impôts et de taxes la découragera. Briser les reins des temples au profit des mercenaires et des commerçants grecs affaiblit l'esprit même des Deux Terres. Si la colère des dieux éclate, leur vengeance sera terrifiante.
La prédiction glaça le sang de Nitis et de Kel.
Le ritualiste en chef prit Bébon par les épaules.
— Désolé, mon ami, tu dormiras à l'écurie. Ce logement est réservé aux prêtres temporaires. Rassure-toi : la paille ne te décevra pas.
D'abord bougon, le comédien songea au jeune couple : il méritait bien une nuit d'amour.