60.
Au sortir du canal menant au débarcadère du temple de Karnak, le bateau de Hénat en croisa un autre, chargé de policiers et de militaires. À la poupe, assis sous un parasol, le juge Gem ! Au moment où les deux bâtiments se frôlèrent, le chef des services secrets apostropha le magistrat.
Une belle manoeuvre les amena bord à bord, et les deux hommes se retirèrent dans la cabine de Gem.
— Vous quittez Thèbes, Hénat ?
— En effet.
— La Divine Adoratrice vous a-t-elle assuré de sa parfaite collaboration ?
— Je ne l'ai pas vue.
— Vous moqueriez-vous de moi ?
— J'ai la certitude qu'elle est gravement malade et vit ses derniers jours. Elle ne reçoit même plus son grand intendant et ne prêtera assistance à personne. Voilà pourquoi je regagne Saïs. Et vous devriez m'imiter.
— Vous n'avez pas à me dicter ma conduite, Hénat. Je mène mon enquête comme je l'entends.
— Une enquête qui traîne en longueur !
— Croyez-vous ?
Le regard ironique du juge intrigua le chef des services secrets.
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LA DIVINE ADORATRICE
— N'oubliez pas vos obligations, Gem : me communiquer la totalité des éléments dont vous disposez.
— Les vôtres ne sont-elles pas identiques? Et je n'ai pas le sentiment que vous les respectiez.
— Vos sentiments ne m'intéressent pas !
— En revanche, l'un des faits majeurs de mon enquête devrait vous passionner.
Hénat était en position de faiblesse. Et puisque le juge souhaitait goûter à un triomphe partiel, il lui accorda ce plaisir
— Acceptez-vous de me le révéler ?
— Donnant donnant. Qu'avez-vous appris à Thèbes, concernant le scribe Kel et ses complices ?
— Absolument rien.
— Et vous pensez que je vais vous croire?
— Si l'assassin avait été repéré, mon réseau m'aurait informé.
Le magistrat parut convaincu.
— J'ai décapité la cohorte des comploteurs, révéla-t-il.
— Avez-vous arrêté Kel ?
— Son chef a été tué.
— Son chef...
— Le ministre de l'Économie, le traître Péfy. Il abritait ses complices dans sa demeure d'Abydos et leur a permis de s'enfuir. Le commandant des mercenaires grecs l'a transpercé de sa lance. Ayant agi sans ordre, il subira une sanction.
La sécheresse des faits étonna Hénat.
— J'ai informé Sa Majesté, ajouta le juge. Elle sait ainsi que mon action a progressé de manière décisive. Le ministre Péfy voulait prendre le pouvoir en utilisant les services d'une bande de criminels dirigée par le scribe Kel.
— Serait-il toujours vivant ?
— Probablement pas. Une tempête aurait causé sa perte et celle de ses principaux complices, la prêtresse Nitis et le comé-
dien Bébon. D'après tous les marins consultés, ils seraient morts noyés. Mais je n'ai pas retrouvé les cadavres.
— Crocodiles et poissons les auront dévorés !
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— Possible.
— En douteriez-vous ?
— J'aurais préféré les voir.
— Le perfectionnisme n'est pas forcément une vertu, juge Gem.
— Pensez-vous m'apprendre mon métier?
— Au lieu de perdre votre temps à rechercher des morts, rentrez à Saïs.
— Je n'ai pas encore mis un terme à mon enquête. Moi, et moi seul, choisirai le bon moment.
— Thèbes est une cité fort agréable, et le grand intendant Chéchonq un hôte exceptionnel. Vous apprécierez sûrement de délicieux moments de détente.
— J'ai l'intention de travailler, non de m'assoupir. Et je souhaite l'assistance de vos agents.
— Au roi d'en décider.
— Il répondra favorablement à ma demande écrite, estima le magistrat. Faites-moi gagner du temps.
Le chef des services secrets réfléchit.
— Contactez de ma part le technicien du Ramesseum chargé de la fabrication des papyrus de première qualité. Il dirige mon réseau thébain.
Le juge serait déçu, car le subordonné de Hénat n'aurait pas d'information essentielle à lui fournir.
— Merci de votre collaboration.
— L'affaire Kel ne se termine-t-elle pas au mieux? Nous voilà débarrassés de ce criminel et de ses alliés ! Vous évitez une procédure qui aurait abouti à la peine suprême. Belle réussite, juge Gem. Le roi sera satisfait de vos services, et vous méritez bien quelques jours de repos à Thèbes.
— Je n'en ai nul besoin et vous rappelle que je compte terminer ici mon enquête.
— En arrêtant des spectres ? Profitez un peu de la vie !
— Ce n'est guère votre habitude, me semble-t-il.
— Le charme de Thèbes vous surprendra. N'oubliez pas de revenir à Saïs.
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LA DIVINE ADORATRICE
— Bon voyage, Hénat.
Les deux bateaux s'écartèrent, celui du magistrat se dirigea vers le quai de Karnak. Le préposé à la sécurité du temple accueillit le magistrat avec déférence.
— Votre logement de fonction est prêt, déclara-t-il. Le grand intendant vous prie de l'excuser, il ne pourra pas vous rencontrer avant demain, à cause d'une urgence administrative.
La villa naguère occupée par Hénat avait été nettoyée, et une cohorte de serviteurs se préparait à satisfaire les moindres désirs du juge.
— L'endroit ne me convient pas. Trouvez-moi un immeuble en ville. J'ai besoin d'une dizaine de bureaux pour mes collaborateurs, d'une salle de réunion et d'un casernement. Deux autres bateaux de la police ne tarderont pas à arriver, et je déploierai mes hommes sur les deux rives.
— Je dois consulter le grand intendant et...
— C'est un ordre, trancha Gem. Son avis n'y changera rien. Je ne passerai qu'une nuit dans cette maison.
Un cuisinier aux joues rebondies se présenta.
— Le dîner se composera de deux entrées, à savoir...
— Annulez. Je me contenterai d'une bouillie de fèves.
— Comme vin, je propose...
— Apportez-moi de l'eau.
Insensible à la décoration raffinée de la villa, le juge s'assit à l'ombre d'un sycomore et consulta, une fois encore, le dossier du scribe Kel. Fallait-il le clore définitivement?
Un officier de police vint au rapport.
— Des nouvelles de l'équipe de faux pêcheurs. De mauvaises nouvelles.
— Ont-ils été attaqués ?
— Apparemment pas. On les a retrouvés morts, à leur campement.
— Cause du décès ?
— Selon un médecin militaire, empoisonnement alimentaire. Ils auraient consommé un poisson toxique.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
Étrange incident... La prêtresse Nitis n'aurait-elle pas utilisé une drogue ? Et le scribe Kel avait empoisonné ses collègues du service des interprètes !
Le juge ne referma pas le dossier.