12.

En compagnie de Vent du Nord, chargé de légumes achetés sur un marché de la vieille ville, Kel repéra la maison de bière que fréquentait le mercenaire grec qui avait participé à l'enlèvement de Nitis.

L'endroit était animé. De nombreux clients, en majorité des Grecs, franchissaient le seuil de l'établissement où l'on pouvait boire de la bière forte, rire et plaisanter à loisir, et surtout profiter des charmes de Libyennes, de Syriennes et de Nubiennes s'ornant volontiers de tatouages, caractéristique des femmes de mauvaise vie.

En peu de temps, le scribe nota le passage de deux rondes de police. À la moindre rixe, les forces de l'ordre intervenaient et appréhendaient les querelleurs.

Alors qu'il s'éloignait, une vingtaine de policiers armés de gourdins et accompagnés d'une compagnie d'archers envahirent le quartier.

Stupéfaites, les ménagères cessèrent de discuter au milieu des ruelles, rentrèrent les enfants et fermèrent portes et volets.

Les vendeurs ambulants et les badauds, eux, furent pris dans la nasse, ainsi que les clients des auberges, des tavernes et des lieux de plaisir.

Aucun quartier de Memphis n'échapperait à la gigantesque opération de contrôle ordonnée par le juge Gem.

Sentant les archers prêts à tirer, le scribe n'esquissa pas de 51

LA VENGEANCE DES DIEUX

mouvement de fuite. La parfaite immobilité de Vent du Nard, oreilles basses, l'enjoignait à ne pas bouger, même si ses nerfs étaient à vif.

D'ici peu, il serait entre les mains des accusateurs et perdrait la liberté à jamais. Nitis enlevée, lui condamné à mort...

leur bonheur n'avait été qu'un rêve très bref.

Un gradé à l'oeil mauvais s'approcha de Kel.

— Ton nom ?

— Bak.

— Qui t'emploie ?

— Lèvres-douces, la boulangère. Je vais chercher de la nourriture pour sa maisonnée et je la livre au cuisinier.

— Je lui achète du pain, à cette boulangère, et je ne t'ai pas remarqué à sa boutique.

— Normal, je ne me rends qu'à son domicile.

— Où se trouve-t-il ?

Kel donna les précisions nécessaires.

— Tu reviens du marché ? demanda le policier, toujours soupçonneux.

— En effet.

— Alors, ton âne transporte de la nourriture.

— Exact.

— Ouvre les paniers.

Kel s'exécuta.

À la vue des légumes, le gradé parut déçu.

— L'un de mes hommes va t'accompagner chez la boulangère et vérifier tes dires.

La catastrophe.

Kel était le domestique de Bébon, pas celui de Lèvres-douces. Elle nierait le connaître, parlerait de son amant, et la police arrêterait les deux amis.

— Allons-y, ordonna le solide gaillard préposé à la surveillance du livreur.

Le scribe n'aurait pas la force de se débarrasser de lui. Armé d'un lourd bâton et d'une épée courte, l'adversaire le terrasserait aisément.

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LA DIVINE ADORATRICE

Conscient de la gravité de la situation, Vent du Nord traî-

nait les pattes. Et le trio ne cessait de croiser soldats et policiers, déployés dans toute la ville afin d'interroger un maximum de suspects.

L'âne prendrait-il une mauvaise direction, tenterait-il d'égarer leur gardien ? Le bonhomme s'en apercevrait et interviendrait brutalement.

Alors que le scribe cherchait désespérément une solution, des cris fusèrent.

Deux soldats hélèrent le policier.

— Un fuyard ! Viens avec nous, rattrapons-le !

— J'ai des ordres, je...

— On les change, urgence absolue !

Le policier obéit.

Soudain libres, Kel et Vent du Nord s'élancèrent en direction de la demeure de Lèvres-douces. il fallait prévenir Bébon au plus vite et quitter cet abri devenu un piège.

***

Le juge Gem avait frappé fort. Ne supportant pas de voir la justice bafouée par un meurtrier insaisissable, il s'était acharné à organiser une vaste opération de police, en espérant un résultat spectaculaire.

Si le scribe Kel et ses éventuels complices se cachaient à Memphis, ils n'échapperaient pas à cette rafle ou à la dénonciation des habitants qu'affolait le déploiement de forces. Enfin, les langues se délieraient, et personne n'oserait abriter un criminel recherché avec autant de détermination.

Au terme de cette journée animée, les responsables de l'opération se présentèrent devant le juge Gem. Ils confièrent à un général d'infanterie le soin d'être leur porte-parole.

— Résultats positifs. Aucune bavure et de nombreuses arrestations : une vingtaine de voleurs, dont cinq récidivistes, des étrangers en situation douteuse, des asociaux tentant d'échapper à la corvée, des pères de famille indignes refusant 53

LA VENGEANCE DES DIEUX

de verser une pension alimentaire et des vendeurs ambulants non soumis à l'impôt. Quelques délinquants ont vainement tenté de s'enfuir.

— Excellent, estima le juge, morose. Avez-vous arrêté le scribe Kel?

— Malheureusement non.

— Des informations le concernant ?

— Pas la moindre.

— Et la prêtresse Nitis ?

— Même constat. Mais votre initiative est un brillant succès, juge Gem. La pègre de Memphis ne se sent plus en sécurité et nous sait capables d'intervenir à tout instant. Grâce à vous, son moral est au plus bas et celui des forces de l'ordre au plus haut.

— Félicitez vos soldats et les policiers, général.

Les gradés se retirèrent.

Seul, Gem se demanda comment il présenterait ce cuisant échec au chancelier Oudja. Une seule solution : la vérité, assor-tie de sa démission. Après un tel impair, le vieux juge ne pouvait pas rester en fonction.

Tant d'affaires résolues, tant de procès menés à bon terme, tant de coupables mis sous les verrous... Et ce scribe assassin le narguait en mettant une fin honteuse à sa carrière ! Non, Gem ne sombrerait pas ainsi.

Au lieu de s'humilier, il soulignerait l'aspect positif de cette vaste opération de police et en tirerait les conclusions : soit Kel avait quitté Memphis, soit il disposait d'un énorme réseau de complicités capable de mettre l'État en péril.

Le papyrus codé découvert dans la chapelle de Khéops demeurait indéchiffrable. Et pas trace du casque d'Amasis.

L'existence de ce texte semblait plaider en faveur du scribe... Mais il s'agissait plutôt d'un leurre Trop de zones d'ombre subsistaient.

Fort de son expérience et de sa persévérance, le vieux juge mènerait ce combat jusqu'au bout. Ce serait sans doute le dernier, mais il terrasserait le monstre qui menaçait son pays.