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Hénat arpentait le pont de son bateau. D'ordinaire si calme, le chef des services secrets ne tenait pas en place. L'humiliation dont il était victime aurait mérité une réaction violente, mais il préférait continuer à analyser cette situation surprenante.
En manifestant de manière ostensible son hostilité, la Divine Adoratrice prenait de grands risques. Amasis n'appré-
cierait pas son attitude et prendrait forcément de lourdes sanctions. À Saïs, Hénat l'aurait encouragé. Toutefois sa meilleure connaissance de la Haute-Égypte et sa découverte de Karnak, quoique sommaire, l'incitaient à la réserve.
Simple intimidation ou réelle volonté de s'opposer aux volontés d'un des plus hauts personnages de l'État? Trop tôt pour répondre.
Le soleil se couchait, les pierres du temple se couvraient de teintes dorées. Au-dessus du lac sacré, les hirondelles dansaient.
La paix de ces lieux se nourrissait de siècles de sagesse. Ici, le temps s'échouait et les affaires humaines paraissaient dérisoires. Refusant de se laisser prendre à cette magie, Hénat songea à sa mission. Et il décida de descendre à terre. Aucun soldat ne l'en empêcherait.
Alors qu'il abordait la passerelle, un cortège équipé de torches arriva sur le quai. Des prêtres entouraient un imposant personnage à la démarche pesante.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
Les gardes s'inclinèrent et lui libérèrent le passage.
La courte ascension fut lente et pénible.
— Me pardonnerez-vous cet effroyable incident, directeur Hénat ? Je suis le grand intendant' Chéchonq, au service de la Divine Adoratrice, chargé de gérer son domaine temporel. À ce titre, j'aurais dû organiser une grande réception afin de vous accueillir dignement, mais...
— Mais?
— Je n'ai pas été informé de votre arrivée!
— Un courrier officiel vous a été adressé.
— Il ne m'est pas parvenu, hélas ! Ainsi s'explique cette déplorable situation. Dès qu'on m'a averti de votre présence, j'ai cessé toute activité, et me voici !
— Un courrier officiel égaré ? Impossible !
— Entre le Nord et le Sud, les services postaux ont mal fonctionné, ces derniers temps. Je tenais précisément à informer Saïs de multiples incidents. Une étude serrée des erreurs et des manquements permettra d'y remédier, d'autant plus que vous venez d'en être victime ! Je tiens un dossier détaillé à votre disposition.
Tout en rondeurs, le grand intendant était un personnage éminemment sympathique. Jovial, chaleureux et courtois, il semblait sincère et plaidait sa cause de façon convaincante.
— Votre bateau n'étant pas annoncé, les gardes ont strictement respecté les consignes. En cette période de début de la crue, les manoeuvres présentent de sérieuses difficultés. Des accidents se sont déjà produits.
— Pourquoi m'a-t-on empêché de quitter mon bateau ?
— Simple raison de sécurité. Les visiteurs inconnus sont retenus au débarcadère, le temps des formalités administratives.
Je vous le répète, cette malheureuse perte de courrier est la seule cause de ce misérable accueil. Au nom de la Divine Adoratrice, je vous présente mille excuses.
Chéchonq dissipait le malentendu. Et ses explications ne 1. Le titre égyptien est également traduit « chambellan, majordome.»
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LA DIVINE ADORATRICE
manquaient pas de force, car Hénat venait de constater les difficultés de liaison entre la Basse et la Haute-Égypte.
— Thèbes se réjouit et se flatte de la présence du directeur du palais royal, poursuivit le grand intendant. Nous recevons trop rarement les hauts personnages de l'État et tenons à les traiter avec tous les égards dus à leur rang. Notre belle province sert fidèlement le roi Amasis.
— Je n'en doutais pas.
Chéchonq parut contrarié.
— J'ai malheureusement d'autres regrets.
Le visage de Hénat se crispa. Après tant de civilités, on abordait les sujets délicats.
— En raison des circonstances, déplora le grand intendant, votre logement de fonction ne sera prêt que demain. Cette nuit, je vous prie d'accepter mon hospitalité.
Le chef des services secrets était pris au dépourvu.
— Mon bateau est suffisamment confortable et...
— Vous ne me pardonnez pas mon erreur Je le comprends et j'accepte votre courroux. Permettez-moi néanmoins d'insister et de solliciter votre indulgence.
— Entendu.
Un large sourire anima le visage épanoui de Chéchonq.
— Les dieux soient loués ! Je vous promets un agréable repas, arrosé d'un excellent vin.
Le grand intendant ne se vantait pas.
Proche du temple de Karnak, sa demeure était un véritable palais. Une vingtaine de pièces, deux salles de réception, plusieurs chambres accolées à des salles d'eau, une vaste bibliothèque, des dépendances destinées aux domestiques, une cuisine où oeuvrait un artisan de génie et une cave contenant des merveilles.
— Avant de dîner, désirez-vous un massage ? suggéra le grand intendant. Je ne connais pas de meilleur remède pour effacer les fatigues d'une longue journée de travail. Laissez-vous convaincre, vous ne le regretterez pas!
Réticent, Hénat accepta.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
Le masseur sut effacer les tensions du directeur du palais.
Une douche tiède, un savon parfumé, une tunique de lin royal, des sandales neuves... Le grand intendant savait vivre et appré-
dait le confort.
Le dîner fut somptueux. Hénat n'avait jamais goûté des cailles au vin aussi délicieuses, et la chair d'une perche du Nil, servie sur un lit d'oignons et de poireaux, atteignait la perfection. Quant au vin rouge d'Imaou, il aurait enchanté le roi Amasis en personne.
Les doutes de Hénat étaient dissipés : l'administration thé-
baine n'avait nullement cherché à l'humilier, et son chef lui réservait un accueil au-delà de ses espérances.
— J'ai visité Saïs il y a plus de trente ans, révéla Chéchonq, et j'ai beaucoup apprécié le charme de notre capitale. Mais je vous avoue préférer celui de la province thébaine, si riche de souvenirs. Tant d'illustres pharaons reposent sur la rive d'Occident, tant de temples magnifiques ont été édifiés afin de garder vivant leur Ka ! De fabuleuses découvertes vous attendent. Et je ne parle pas de Karnak, un monde à lui seul. Thèbes saura vous séduire, j'en suis persuadé.
— Je ne suis pas un visiteur ordinaire, rappela Hénat. Le pharaon m'a confié une mission, et j'entends la remplir rapidement.
— De quelle manière puis-je vous aider?
— En m'obtenant un entretien privé avec la Divine Adoratrice.
— Je solliciterai une audience dès que possible. Demain, je dois recevoir les responsables des digues et m'assurer qu'ils ont suivi mes instructions. Selon les spécialistes, la crue sera d'un bon niveau, ni trop haute ni trop basse. Malgré leur compétence, je reste méfiant. Un optimisme béat pourrait conduire à la négligence, et le niveau des bassins de retenue me préoccupe. La saison chaude est plus rude ici qu'à Saïs, et notre prospérité dépend de la rigueur et du travail. Désirez-vous des pâtisseries ?
— Non, merci.
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LA DIVINE ADORATRICE
— Un peu d'alcool de dattes pour digérer?
— J'ai déjà beaucoup bu, grand intendant. Permettez-moi de me retirer.
Un serviteur conduisit Hénat jusqu'à sa chambre.
Fatigué, il apprécia la douceur des draps et le moelleux du coussin. Son séjour thébain promettait d'être aussi bref qu'agréable.