54.
Phanès d'Halicarnasse s'inclina devant le roi Amasis.
— Mission accomplie, Majesté. Éléphantine est à présent une véritable forteresse et notre frontière sud fermement établie. Des officiers sérieux encadrent une garnison correctement entraînée et prête à repousser n'importe quel assaut. Le nouveau commandant et le nouveau maire sont de fidèles serviteurs du royaume qui obéiront à vos ordres.
— Les Nubiens ont-ils été prévenus de ces changements ?
— J'ai envoyé des messagers aux principaux chefs de tribu.
S'il existait des velléités de révolte, elles seraient anéanties
— Excellente initiative, Phanès.
— Je ne suis pas complètement satisfait, Majesté. Certaines provinces du Sud conservent un esprit frondeur et n'appliquent pas les lois de manière rigoureuse. Une reprise en main me semble nécessaire.
— Que proposes-tu ?
— Implantons davantage de casernes à proximité des principales agglomérations. La présence des mercenaires calmera les contestations.
— J'y songerai, Phanès. Pour l'heure, j'ai une importante mission à te confier.
Le Grec se tint bien droit, les bras le long du corps.
— À vos ordres, Majesté.
— Connais-tu mon fils Psammétique ?
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LA DIVINE ADORATRICE
— J'ai aperçu le prince lors de cérémonies officielles.
— Qu'en penses-tu ?
— Majesté, je ne me permettrais pas...
— Permets-toi.
— C'est un homme jeune, élégant et posé.
— Trop élégant et trop posé ! À son âge, je maniais l'épée et la lance. Lui fréquente les scribes et la haute société, et oublie l'armée. Il est temps de lui donner une formation militaire approfondie. Demain, il sera à la tête de nos troupes et devra défendre les Deux Terres.
— Majesté, mes méthodes...
— Elles me conviennent. Ne le tue pas, mais ne le ménage pas. Ce garçon doit devenir rapidement un guerrier de première force. Je te l'envoie aujourd'hui même.
— Je formerai votre fils, Majesté, et il se montrera digne de son père. Comme je comptais entreprendre de grandes manoeuvres afin de maintenir l'armée du Nord à son meilleur niveau, je l'y associerai.
— Au travail, Phanès.
Le général se retira d'un pas décidé. Lui succéda le chancelier Oudja, toujours aussi imposant.
— Vos migraines ont-elles disparu, Majesté ?
— Ton remède était efficace ! Plus la moindre douleur, et l'énergie retrouvée. La marine de guerre participe aux grandes manoeuvres, j'espère ?
— Assurément. La coordination entre navire, infanterie et cavalerie me paraît essentielle. Nous venons de recevoir un courrier diplomatique de Crésus : il nous assure de l'amitié de l'empereur des Perses et souhaite nous rendre visite en compagnie de son épouse Mitétis. Cette dernière adresse tous ses voeux de santé à la reine Tanit.
— Réjouissante nouvelle, chancelier ! Les Perses semblent réellement se calmer et renoncer à leur politique de conquête.
Néanmoins, ne baissons pas la garde. Le service des interprètes se reforme-t-il?
— En l'absence de Hénat, le recrutement piétine, Majesté.
239
LA VENGEANCE DES DIEUX
Mieux vaut prendre du temps et n'engager que des professionnels de très haut niveau, conscients de leurs devoirs. Le nombre actuel de fonctionnaires suffit à traiter le gros du courrier diplomatique.
— Hénat a-t-il rencontré la Divine Adoratrice ?
— Pas encore, Majesté.
— Oserait-elle refuser de recevoir le directeur du palais?
— Inimaginable, estima le chancelier. La dernière lettre de Hénat ne formule d'ailleurs pas cette accusation. À coup sûr, le chef des services secrets reprend en main son réseau thébain et récolte des renseignements avant son entrevue.
Amasis approuva d'un hochement de tête. C'était bien le style de Hénat.
— Des rapports du juge Gem ?
— Il se rapproche de sa proie, Majesté. À Lycopolis, le scribe assassin et ses complices lui ont échappé de peu.
— Lycopolis... Le fuyard se rapproche de Thèbes.
— Sa base d'Éléphantine détruite, l'homme est traqué.
Amasis entrevit une sombre perspective.
— Et si Kel ne se rendait pas à Thèbes, mais à Abydos, le fief de Péfy, mon ministre de l'Économie ?
— Ex-ministre, Majesté. Je viens de recevoir sa démission.
— Péfy, démissionnaire pour mieux me combattre ! Péfy, l'âme du complot... Préviens immédiatement le juge Gem!
— Rassurez-vous, il a suivi un raisonnement identique et compte investir Abydos avec l'espoir d'y arrêter les conjurés.
— Péfy... Ce serait donc lui, leur chef, et Kel, l'exécuteur des basses oeuvres ?
— Attendons les conclusions du juge.
— Douterais-tu encore ?
— Péfy ne fut-il pas un remarquable ministre ? Nos finances se portent à merveille, le pays est riche, l'agriculture prospère.
— Un parfait collaborateur, intègre et travailleur... Admirable Péfy! Pourquoi a-t-il voulu prendre le pouvoir? À son 240
LA DIVINE ADORATRICE
âge, une vraie folie ! L'idéal de sagesse se perd, chancelier.
Assez travaillé pour aujourd'hui.
Amasis sortit du palais et rejoignit son épouse qui se reposait à l'ombre d'un vieux sycomore.
— Une promenade en barque vous plairait-elle, Tanit ?
— J'avais précisément besoin de vous parler.
Quatre rameurs, un homme à la proue, un homme à la barre, du vin blanc frais, un parasol. Amasis s'étendit sur des coussins et regarda le ciel.
— Parfois, ma chère, les humains m'ennuient. Je devrais songer davantage aux dieux et moins me soucier du bonheur de mes sujets. Mais peut-on échapper à son destin ? Alors, je continue à supporter les devoirs de ma charge, et vous seule en connaissez le véritable poids. Ce ciel me paraît si beau, si pur et si... mystérieux ! L'Égypte ne doit pas douter de son roi, et moi, je ne dois pas douter de la direction à prendre.
— Je suis inquiète, avoua la reine.
Amasis se redressa.
— Quels soucis vous hantent, Tanit ?
— Il s'agit de votre fils, Psammétique. Ne vient-il pas de quitter le palais en compagnie du général Phanès d'Halicarnasse ?
— Exact, ma chère. Le temps est venu de l'aguerrir.
— La brutalité de Phanès, la fragilité de notre fils...
— Il me succédera, Tanit, et doit apprendre à connaître la rigueur de l'existence. Le confiner au palais serait une grave erreur.
— Ne pouviez-vous pas patienter?
— Les années s'écoulent vite, Psammétique n'est plus un adolescent. Demain, il donnera des ordres à des mercenaires.
J'ai négligé son éducation en l'abandonnant à des lettrés empê-
trés dans leurs bonnes manières. Sur un champ de bataille, leur érudition ne lui servira à rien !
— La guerre ne nous menace pas, objecta la reine.
— Nous allons bientôt recevoir Crésus et son épouse, révéla Amasis, et nous leur réserverons un accueil chaleureux.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
Grâce à lui, la Perse est informée de nos capacités militaires et se gardera donc de nous attaquer. Néanmoins, je continue à me méfier de ce peuple agressif. Un jour, peut-être, Psammétique l'affrontera.