47.
Impressionnant.
Très impressionnant.
Saïs était une fort belle ville, mais elle ne soutenait pas la comparaison avec Thèbes la Puissante', la cité sainte du dieu Amon.
Hénat ne s'attendait pas à tant de grandeur.
Tout au long de son voyage, il avait rencontré quantité de correspondants en leur demandant de commenter l'état d'esprit des populations locales et l'attitude des temples. Imposée par la force, la politique d'Amasis n'emportait pas l'adhésion.
Certes, on appréciait la sécurité; cependant, l'omniprésence des mercenaires grecs, la création de l'impôt sur le revenu de chaque habitant et la suppression des privilèges traditionnels des sanctuaires heurtaient les esprits.
Heureusement, la Divine Adoratrice préservait les valeurs ancestrales en refusant la décadence et en célébrant les rites qui maintenaient la présence divine.
Et Thèbes n'était pas une petite agglomération sommeillant loin de la capitale. Le vaste domaine d' Amon trônait au coeur de la plus riche des provinces d'Égypte. De la proue de son bateau, Hénat découvrit, de part et d'autre du Nil , de grandes plaines bien cultivées. Les Thébains jouissaient d'une abondance de 1. En égyptien Ouaset, « Celle du sceptre Puissance ».
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légumes et de fruits, les nombreux troupeaux de vaches béné-
ficiaient de pâturages luxuriants, et les pêcheurs ne rentraient jamais bredouilles.
Villages coquets à l'ombre des palmeraies, digues solides, bassins de retenue d'eau parfaitement entretenus, canaux irriguant la campagne, des centaines d'ânes livrant les denrées au temple et à la ville... La gestion de cette province semblait remarquable.
À l'évidence, la Divine Adoratrice ne sombrait pas dans un mysticisme éloigné des réalités quotidiennes et des impératifs économiques. Et l'ampleur de ses richesses n'était pas une légende.
À l'approche de Karnak, le temple des temples ', Hénat n'en crut pas ses yeux. Du débarcadère, il aperçut une forêt de monuments dont les toitures dépassaient le mur d'enceinte en brique, et des obélisques perçant le ciel. Ici avaient oeuvré les Sésostris, les Montouhotep, les Amenhotep, les Thoutmosis, Séthi 1er et Ramsès II. Et chaque pharaon avait embelli le domaine d'Amon, dieu des victoires et garant de la puissance des Deux Terres.
Héritière et gardienne de ce fabuleux trésor, la Divine Adoratrice était initiée à sa fonction selon les rites royaux. Lors de son installation, un ritualiste venait la chercher dans la demeure du matin où elle avait été purifiée. Neuf prêtres purs la revê-
taient des vêtements, des bijoux et des amulettes liés à sa dignité, et le scribe du livre divin lui en révélait les secrets. Proclamée souveraine de la totalité du circuit céleste que parcourait le disque solaire, elle présidait à la subsistance de tous les êtres vivants. À l'instar des pharaons, la Divine Adoratrice recevait des noms de couronnement inscrits à l'intérieur d'un cartouche 2 et accomplissait des rites jadis réservés aux monarques.
Découvrir Karnak permit à Hénat de prendre conscience de 1. Ipet-sout, « Le recenseur des places », à savoir le sanctuaire qui donne à chaque divinité sa juste place et l'accueille en son sein.
2. Ovale plus ou moins allongé en fonction du nombre de hiéroglyphes composant le nom royal. Il symbolise à la fois la corde magique reliant entre eux les divers éléments de la vie et l'ordre de l'univers.
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LA DIVINE ADORATRICE
la véritable puissance de la Divine Adoratrice. À la tête de ce gigantesque domaine sacré, patronne de milliers de paysans et d'artisans, auréolée d'un immense prestige, la vieille prêtresse disposait d'un pouvoir considérable. Combien de chefs de province lui obéiraient-ils si elle décidait de faire sécession et de ne plus reconnaître l'autorité d'Amasis ?
Certes, nul indice n'accréditait cette hypothèse, et les espions de Hénat ne lui avaient signalé aucune velléité de révolte de la part de l'administration thébaine. Mais leurs rapports étaient-ils fiables ? Les Divines Adoratrices formaient une sorte de dynastie purement religieuse, limitée à la province de Thèbes et au temple d'Amon, et parfaitement fidèle au pharaon régnant. Jusqu'à ce jour, elles s'étaient cantonnées à ce rôle.
Élément rassurant. Trop, peut-être.
Le bateau accosta. Hénat ne parvenait pas à détacher son regard de Karnak où, à l'évidence, se concentrait un nombre imposant de forces divines. Sous l'égide d'Amon, la totalité des divinités du ciel et de la terre était abritée ici. Au-delà de l'enceinte, le temporel et le profane n'avaient pas leur place.
Comme ce monde paraissait éloigné de celui du Delta, particulièrement de la cité grecque de Naukratis ! Tourné vers le passé et la tradition, Karnak refusait l'avenir et le progrès.
Hénat s'attendait à une gloire usée, à des édifices rongés par le temps, à un conservatoire désuet de coutumes dérisoires.
Il s'était lourdement trompé.
Face à lui se dressait un immense vaisseau magique, en parfait état de fonctionnement.
Le chef des services secrets avait hâte d'en savoir davantage et de rencontrer la vieille ritualiste chargée de diriger l'équipage. Les années avaient-elles réellement prise sur elle, succombait-elle sous leur poids ou bien gardait-elle un dynamisme comparable à celui de ces pierres millénaires, nourri des rites pratiqués ?
En ce cas, la partie s'annonçait rude.
Il faudrait pourtant que la Divine Adoratrice se soumette 207
LA VENGEANCE DES DIEUX
et obéisse aux ordres de Pharaon. Sinon, Hénat envisagerait une solution radicale, en accord avec le souverain.
L'optimisme voulait qu'une seule entrevue suffit. Hénat exposerait la situation, fournirait à son illustre interlocutrice les précisions nécessaires et lui indiquerait la conduite à suivre.
Jamais elle ne recevrait le scribe Kel et ses complices. Et si, d'aventure, ils parvenaient jusqu'à Thèbes, ils y seraient arrê-
tés et reconduits à Saïs.
Un prêtre au crâne rasé demanda l'autorisation de monter à bord.
— Bienvenue à Karnak. Puis-je connaître votre nom, vos titres et le motif de votre visite ?
— Je suis Hénat, le directeur du palais de Saïs, envoyé spé-
cial du pharaon Amasis. N'auriez-vous pas reçu le courrier officiel annonçant mon arrivée ?
— Pardonnez-moi, je ne suis que le préposé à la circula-tion des bateaux sur le canal menant au temple. En raison de la crue, nous devons prendre des dispositions particulières.
— Conduisez-moi à mon logement de fonction.
Le prêtre parut affreusement gêné.
— Comme je vous l'indiquais, je m'occupe des bateaux et...
— Avez-vous bien entendu mon nom et mon titre ?
— Désolé, mes compétences sont strictement limitées.
— Eh bien, allez chercher un responsable !
Le prêtre réfléchit longuement.
— J'essaierai de vous être agréable, mais pas avant la fin de mon service. Sinon, je serai réprimandé.
D'un geste de la main, Hénat congédia l'insupportable personnage.
Un courrier officiel perdu... Impossible ! On se moquait de lui. Sortant de sa cabine, il descendit la passerelle et se heurta à deux hommes armés d'épées et de gourdins.
— On ne vous a pas autorisé à quitter votre bateau, dit l'un d'eux. Les formalités sont en cours.
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— Je m'appelle Hénat, directeur du palais royal, et vous somme de me laisser passer !
— Désolé, les consignes du grand intendant Chéchonq sont formelles.
Furibond, le chef des services secrets n'entama pas l'épreuve de force.
— Conseillez-lui de venir rapidement, très rapidement !