35.
Émerveillé, Kel contempla Nitis. Elle avait les plus beaux yeux du monde, un corps digne de celui des déesses et le charme d'une magicienne.
Bien sûr, ce n'était qu'un rêve. Elle ne pouvait être là, tout près de lui, amoureuse, abandonnée. Au risque de la briser, il osa l'embrasser.
Radieuse, elle s'éveilla.
— Nitis... C'est toi ? C'est vraiment toi ?
Son sourire et son regard le bouleversèrent, il l'étreignit à l'étouffer.
— Doucement, implora-t-elle.
— Pardonne-moi, tant de bonheur...
— Les dieux nous protègent, Kel, à condition de remplir notre mission.
Soudain, la dure réalité sauta au visage du jeune homme.
Ils ne formaient pas un couple ordinaire, se réveillant chez lui, au coeur d'un village tranquille. Kel ne se rendrait pas à son bureau, Nitis ne remplirait pas ses devoirs de maîtresse de maison, ils ne parleraient pas de leurs futurs enfants.
Cette maison n'était qu'un abri temporaire, peut-être leur dernier moment de grâce.
— Ne perds pas espoir, recommanda-t-elle. Nos alliés nous permettront de rencontrer la Divine Adoratrice, et nous la 152
LA DIVINE ADORATRICE
convaincrons de la justesse de notre cause. Aujourd'hui, nous appartenons au personnel de ce temple.
Kel tenta d'oublier que l'armée et la police du pharaon Amasis le recherchaient. Aux côtés de Nitis et d'autres temporaires, il se purifia dans le lac sacré puis reçut les instructions du ritualiste en chef. Son silence et son recueillement n'étonnèrent personne. Au service des dieux, on n'élevait pas la voix.
Et Thot détestait les bavards.
La découverte de la bibliothèque fut un émerveillement.
Des milliers de manuscrits avaient été accumulés depuis les premiers âges et soigneusement classés. Ici était édifié le paradis des scribes ! Kel s'attacha aux papyrus mathématiques, mais il lui aurait fallu des mois, voire des années, pour en épuiser la substance et découvrir un éventuel système de décodage. Nitis, elle, étudia l'ancien rituel de création du monde façonné par l' Ogdoade, formé de quatre puissances mâles et de quatre puissances femelles.
***
Après avoir pris son petit déjeuner avec les âniers au service du temple ce matin-là, Bébon et Vent du Nord reçurent les instructions d'un intendant, ami du ritualiste en chef. Ils auraient plusieurs voyages à effectuer entre la brasserie et un bateau à destination du Sud. Le capitaine désirait un bon nombre de jarres de bière afin de lutter contre la soif et, surtout, il accepterait des passagers non déclarés à la police, en échange d'une honnête rétribution.
Le premier contact fut rugueux, car le prix exigé dépassait de beaucoup le niveau de malhonnêteté acceptable. Au fur et à mesure des livraisons de jarres, la négociation évolua de manière favorable, et l'on aboutit à un accord. Grâce au sac de pierres précieuses, Bébon pourrait faire face aux futures dépenses.
Encore deux jours de patience, deux jours d'une insupportable longueur.
Le comédien passa de bons moments en compagnie de ses 153
LA VENGEANCE DES DIEUX
collègues, tandis que Vent du Nord imposait son calme aux ânes indisciplinés. On but de la bière forte en grignotant des oignons frais et l'on se félicita de travailler au service d'un temple généreux.
Bébon jouait bien son rôle. En réalité, il demeurait en permanence sur ses gardes, craignant de voir surgir la police.
Lorsqu'il retourna au bateau, en pleine nuit, il ne remarqua rien d'anormal. Méfiant, il arpenta le quai.
— Tu cherches quelqu'un ? demanda une voix rauque.
Apparut un costaud armé d'un lourd bâton.
Le comédien garda son calme.
— Une fille. Il en traîne par ici, m'a-t-on dit.
— On t'a mal renseigné.
— Tant pis. Je vais tenter ma chance ailleurs.
— Tu viens d'où?
— Rendors-toi, mon gars, recommanda Bébon.
— Moi, je surveille les bateaux. Et je corrige les petits curieux.
— Bonne nuit, l'ami.
La police avait des hommes partout. Bébon reviendrait avant le départ et vérifierait qu'elle ne mettait pas en place une souricière.
***
Menk jouait au mieux de ses deux fonctions pour enquêter sur le territoire du temple d' Hermopolis : tantôt il se présentait comme l'organisateur des fêtes de Saïs, tantôt comme l'envoyé spécial du directeur du palais royal, Hénat. Selon ses interlocuteurs, il usait de la douceur ou de la menace. Malgré cette habile stratégie, il n'avait recueilli aucun indice lui permettant de croire que Nitis et Kel se cachaient dans le domaine du dieu Thot. Seule transparaissait l'hostilité de plusieurs prêtres à l'égard de la politique d'Amasis, donc leur possible complicité avec les fuyards.
Alors qu'il se reposait près d'un puits, au coeur de la vallée 154
LA DIVINE ADORATRICE
des tamaris, il remarqua un étrange bonhomme qui se cachait derrière un tronc et l'observait.
— Allez le chercher, ordonna Menk à deux mercenaires.
L'interpellation fut musclée.
— Je suis un honnête jardinier, glapit le fouineur, et vous n'avez pas le droit de m'arrêter !
— Le palais m'a doté des pleins pouvoirs, déclara Menk, glacial. Un seul mensonge, un seul refus de me répondre, et tu disparais. Pourquoi m'épiais-tu ?
La voix du jardinier tremblait.
— C'est à cause de l'autre, le policier... Je me suis demandé si ça recommençait, si vous étiez son collègue... Moi, j'aide la police ! Je lui signale les étrangers douteux, elle me récompense.
— Lui as-tu signalé celui-là?
— Non, puisqu'il était policier !
— Seul?
— Non, enfin, je ne crois pas. Près du puits, il y avait aussi une très jolie femme et un âne. Sans doute accompagnait-elle l'étranger.
« Kel et Nitis », pensa Menk.
Ainsi, le temple de Thot leur donnait l'asile !
— Mon collègue t'a interrogé ? demanda Menk, aimable.
— Non, il m'a juste précisé qu'il venait du village des Trois Palmiers où il avait participé à l'arrestation d'un délinquant.
Moi, je n'ai pas insisté.
— Bonne initiative, l'ami. Cette enquête ne te concerne pas. Garde ta langue, et il ne t'arrivera rien de fâcheux.
Sous le regard menaçant des mercenaires, le jardinier déguerpit.
Menk aurait dû prévenir Hénat et déclencher une descente de police. Mais il ne voulait laisser à personne le soin d'abattre le scribe Kel et de sauver Nitis. La jeune femme comprendrait le sens de son geste et lui en serait reconnaissante.
II fallait donc déployer une stratégie subtile afin d'attirer son rival dans un piège mortel.