74.
— Je vous assigne à résidence, annonça le juge Gem au grand intendant, et je vais ordonner à la troupe d'envahir ce temple et d'arrêter les criminels.
— Double erreur, estima Chéchonq. Si vous m'empêchez de remplir correctement ma fonction, la gestion de la province sera désorganisée, et le roi vous le reprochera. Quant à vous attaquer à Karnak, le domaine de la Divine Adoratrice, n'y songez pas ! Vous provoqueriez un soulèvement populaire et commettriez un crime de lèse-majesté que le pharaon ne vous pardonnerait pas.
Le grand intendant avait malheureusement raison.
— Puisque vous connaissez la résidence du scribe Kel, suggéra Chéchonq, vous devriez lever le dispositif militaire et policier qui importune tant les Thébains.
— Le temple sera surveillé en permanence, prévint le magistrat, et aucun des trois délinquants ne pourra en sortir !
— Nul n'en doute, admit le grand intendant. Viendrez-vous dîner chez moi, ce soir?
— Je ne crois pas.
— Vous avez tort, mon cuisinier prépare des rognons en sauce inégalables. Même au dernier moment, vous serez le bienvenu.
Le juge Gem éprouvait des sentiments contradictoires.
D'un côté, il pestait de ne pouvoir appréhender ce trio dont il 328
LA DIVINE ADORATRICE
avait fini par retrouver la trace, à la suite d'une longue traque; de l'autre, il se consolait en les voyant prisonniers de Karnak.
Et la patience lui dictait sa conduite.
Quoiqu'elle ne fût pas mourante, la Divine Adoratrice ne vivrait peut-être pas très longtemps. Celle qui lui succéderait souhaiterait sans doute se débarrasser de ces hôtes encombrants et les remettrait à la justice.
***
Subjugué, Bébon aurait aimé jouer le rôle d'un dieu dans l'immense salle hypostyle ou près du lac sacré, le plus grand d'Égypte. Pointés vers le ciel, les obélisques dissipaient les ondes nocives et captaient les énergies créatrices, expressions de la puissance divine.
À lui seul, le domaine sacré de Karnak était une véritable ville, sans cesse en activité. Mais il fallait différer son explora-tion, car la Divine Adoratrice, Kel et Nitis avaient hâte de percer enfin le mystère du texte codé.
L'élégance souveraine de la vieille dame éblouit le comédien.
Reine, elle l'était depuis sa naissance. Et le dieu Amon n'aurait pu trouver meilleure épouse.
À l'ombre d'un kiosque, au bord du lac, des sièges, une table basse, un papyrus et du matériel d'écriture. Ici, la Divine Adoratrice s'était entretenue avec Pythagore avant de l'initier à certains mystères. Favori rongeait un os, Jongleur dégustait des figues.
— À présent, leur dit-elle, racontez-moi votre histoire en détail.
Principal accusé, Kel prit la parole en premier; puis Nitis apporta des précisions. Quand vint le tour de Bébon, il n'avait rien à ajouter.
— Écrivez le texte codé.
Sous le contrôle de Nitis, Kel s'exécuta. Ils l'avaient tant étudié que la mémoire ne risquait pas de leur manquer.
La Divine Adoratrice demanda à deux ritualistes de lui 329
LA VENGEANCE DES DIEUX
apporter le sistre-Puissance et un vase en forme de coeur, rempli d'eau du lac sacré.
— Les ancêtres détenant le code étaient les fils d'Horus, et leur disparition nous empêchait de découvrir la vérité. En les retrouvant, vous me donnez la possibilité d'utiliser mes propres dés. À l'évidence, cet assemblage de hiéroglyphes est le produit d'un envoûtement. Nous devons d'abord le dissiper.
La Divine Adoratrice mania le sistre au-dessus du texte.
Des sons aigrelets et métalliques déchirèrent les oreilles de Bébon. Les gestes lents de la vieille dame déclenchaient un véritable vacarme, à peine supportable.
Puis le calme revint.
Le texte, lui, demeurait identique. La magie du sistre, capable de déclencher la puissance animatrice d'Amon et d'apaiser les forces destructrices, avait-elle été efficace ?
— Un organe échappe à la protection des fils d'Horus, pré-
cisa la Divine Adoratrice : le coeur. Jamais il n'est déposé dans un vase canope. Siège de la conscience et de la pensée, il doit être extrait du corps, lavé et rendu imputrescible. Ensuite, le momificateur le replace dans le thorax ou le remplace par un coeur de pierre, sous la forme du scarabée des métamorphoses.
Il nous faut donc purifier ce texte en le débarrassant de ses obscurités.
La souveraine de Karnak versa de l'eau sur les signes.
Déçus, Nitis et Kel n'aperçurent aucune modification.
À trois reprises, et sans précipitation, la Divine Adoratrice recommença.
Le vase en forme de coeur était vide.
Constatant l'échec, Bébon éprouva une sorte de désespoir.
L'aventure se terminait de manière désastreuse.
De façon presque imperceptible, certains signes commencèrent à s'effacer. Le processus s'accéléra, et ne subsistèrent qu'une cinquantaine de hiéroglyphes.
Une première lecture offrit des résultats partiels. Kel brisa les derniers obstacles : plusieurs mots devaient être déchiffrés à l'envers.
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Alors apparut la vérité, celle qui avait causé tant de crimes.
Nous, reine Ladiké, proclamait la fin du texte, changerons la destinée de l'Égypte en détruisant les anciennes coutumes et le trône du pharaon. La frontière nord-est du pays sera ouverte grâce aux officiers grecs, et le pays libéré de l'oppression d'Amasis. Que l'empereur de Perse agisse avec prudence et attende mon signal. Ensemble, nous triompherons.
— Ladiké est l'ancien nom de la reine Tanit, rappela la Divine Adoratrice. Ainsi, la trahison gangrène le coeur de l'État !
— Avertissons au plus vite le pharaon, préconisa Kel.
— Je crains qu'il ne soit trop tard.
— Majesté, avança Nitis, convoquez le juge Gem et per-suadez-le de partir immédiatement pour Saïs. Il montrera ce texte au roi et empêchera le pire.