49.
Hassad comptait et recomptait les pierres précieuses. Ses préférées étaient les lapis-lazulis en provenance d'Afghanistan.
Un voyage long et dangereux, au cours duquel nombre de négociants périssaient, victimes du climat et des tribus locales.
Depuis toujours, ce pays lointain se vouait aux pillages et aux tueries. Mais il abritait cette pierre merveilleuse, analogue au ciel étoilé.
En ajoutant la valeur de ce sac à la prime énorme que lui remettrait la police quand il lui livrerait les deux terroristes, Hassad serait à la tête d'une immense fortune. Il s'achèterait une somptueuse villa à Coptos, entourée d'un jardin, il distri-buerait ses ordres à une armée de domestiques. Devenu propriétaire d'une dizaine de caravanes, il régnerait en maître sur le commerce du désert de l'est et s'offrirait même un ou deux bateaux sillonnant la mer Rouge.
À plusieurs reprises, il avait accepté des clandestins, en échange d'une forte rémunération. Aucun n'était parvenu à bon port. Hassad les égorgeait après les avoir dépouillés, et vautours, hyènes, chacals et insectes se chargeaient de faire disparaître leurs cadavres. D'ailleurs, personne ne les réclamait.
Cette fois, la prise dépassait ses espérances les plus folles Bientôt, il disposerait d'un harem composé de femmes superbes. Totalement soumises, elles satisferaient ses caprices.
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LA VENGEANCE DES PIEUX
Lorsque l'une d'elles le lasserait, il l'abandonnerait à ses serviteurs.
Un détail l'intriguait : l'arc extrait d'une des sacoches de l'âne, appartenant à ses prisonniers. Une arme de bonne taille, en bois d'acacia.
En la manipulant, son cousin avait poussé un cri de douleur, et ses mains s'étaient couvertes de cloques. Et son frère venait de connaître une mésaventure identique !
À présent, l'arc gisait à proximité d'un feu où cuisaient des galettes.
— Cet objet est maudit, lui confia son frère. Il nous portera malheur. Relâche ce couple, et continuons notre route.
— Serais-tu devenu fou ? Grâce à eux, nous allons devenir riches !
— Ta cupidité t'égare, Hassad. L'arc prouve qu'ils disposent de terrifiants pouvoirs magiques.
— Ridicule !
— Se moquer de la magie et des dieux provoque leur colère.
— Racontars d'imbéciles !
— Alors, saisis l'arc.
Hassad hésita. Il songeait plutôt à violer la belle jeune femme, mais redoutait de l'abîmer et de lui faire perdre une partie de sa valeur marchande. Des femelles, il en aurait des dizaines à ses pieds ! Et il ne pouvait perdre la face.
D'une poigne décidée, il s'empara de l'arme.
Aussitôt, sa chair grésilla et une odeur épouvantable emplit le campement.
Lâchant l'arc de la déesse Neit, Hassad hurla.
— Regarde, l'avertit son frère, les ânes nous menacent !
À la stupéfaction du patron de la caravane, les quadrupèdes formaient un cercle et grattaient le sable de leurs sabots, visiblement irrités.
— Sales bêtes ! Elles vont tâter du fouet.
Le cousin tenta d'en frapper un. Vent du Nord se détacha de la troupe et lui percuta le bas du dos.
216
LA DIVINE ADORATRICE
Brisé, le Syrien s'écroula.
Épouvantés, les caravaniers se regroupèrent autour du patron.
Nitis apparut, calme et déterminée.
— Ne bougez pas, ordonna-t-elle. Sinon, les ânes obéiront au dominant et vous massacreront.
La colère animant le regard de Vent du Nord convainquit les rares téméraires d'obtempérer.
Elle s'approcha de Hassad, tordu de douleur. Les paumes de ses mains saignaient.
Nitis prit l'arc.
— Voyez, la déesse Neit m'autorise à manier son symbole !
Quiconque l'outrage et ignore les formules d'apaisement du feu est justement châtié. Votre chef vous a trompés. Il n'est qu'un voleur et un assassin. Libérez immédiatement l'homme soumis à la torture et amenez-le.
Deux caravaniers s'empressèrent d'obéir.
Mal en point, Kel parvenait cependant à marcher. Et revoir Nitis lui redonna une énergie insoupçonnée.
Bébon surgit derrière Hassad et lui posa la lame du couteau grec sur la gorge.
— Ramasse les pierres et remets-les dans le sac.
— J'ai mal, je...
— Dépêche-toi.
En dépit de la souffrance, le Syrien s'exécuta.
— Maintenant, mes amis et moi, on s'en va. Équipez notre âne de paniers remplis d'eau et de nourriture. Vite !
Nitis humecta les lèvres de Kel. Son regard exprimait tant d'amour qu'il oublia son épreuve.
— On y va, dit Bébon à Hassad.
— Tu... tu dois me relâcher ! Je suis le chef de cette caravane, ma famille a besoin de moi !
— Tu la rejoindras plus tard, elle t'attendra. En avant.
Vent du Nord s'élança le premier, suivi de Nitis, de Kel et de Bébon piquant les reins du Syrien de la pointe de son couteau.
Formant toujours un cercle, les ânes demeuraient 217
LA VENGEANCE DES DIEUX
menaçants. Ils ne relâcheraient l'étau qu'au moment où le dominant estimerait ses protégés en sécurité.
La pommade apaisa les brûlures dont souffrait le scribe, et des tuniques bariolées protégèrent les voyageurs du soleil.
— Indique-nous la route de Coptos, exigea Bébon.
— C'est par là, répondit Hassad en désignant un sentier passant entre des collines de sable.
Vent du Nord continua à l'opposé.
— Pourriture, tu continues à mentir !
Le Syrien s'agenouilla.
— Ne me tuez pas, je vous en supplie !
— On verra ça au prochain point d'eau.
Le couchant procura un peu de fraîcheur. On but, on mangea sobrement, et le comédien garrotta Hassad.
Au terme d'une nuit réparatrice, le voyage reprit.
Soudain, Vent du Nord s'immobilisa et regarda fixement le Syrien.
— Empêchez ce monstre de m'agresser !
— Tu peux partir, estima Nitis.
— Je... je suis libre?
— Un criminel de ton espèce peut-il l'être vraiment?
D'abord hésitant, le Syrien marcha à reculons. Puis il se retourna et courut.
— Bon débarras, estima Bébon. À mon avis, nous devrions obliquer vers la vallée et tenter d'atteindre Abydos.
— Abydos, le fief du ministre Péfy, rappela Nitis.
— Ami ou ennemi ?
— Nous ne tarderons pas à le savoir, estima Kel.
Une série de hurlements les interrompit.
Lui succéda un profond silence. Le désert entier se taisait.
Alors résonnèrent des grognements profonds et, au sommet d'une butte, apparut une lionne, la gueule ensanglantée.
Nitis éleva l'arc de Neit en signe d'offrande.
Apaisé, le fauve s'éloigna. Hassad ne regagnerait jamais sa caravane.