66.
En lisière du désert, Aurore, la fille du portier, gérait une trentaine de ruches, à la grande satisfaction du maître apicul-teur. Il s'agissait de poteries disposées les unes sur les autres et ouvertes aux abeilles. Elles y fabriquaient leurs rayons sous la surveillance attentive de la jeune femme, chargée de récolter le miel après les avoir enfumées.
Alors qu'elle bouchait une jarre destinée à Karnak, elle vit venir un couple dans sa direction.
— Bébon ! De retour à Thèbes ?
— Tu ne m'en veux pas trop, Aurore ?
— Tu ne m'as laissé que de bons souvenirs. Cette ravissante personne serait-elle ton épouse ?
— Non, une thérapeute désireuse de te connaître.
— J'utilise beaucoup le miel, précisa Nitis, car ses vertus curatives sont remarquables. J'aimerais vous seconder, le temps de mon séjour à Thèbes.
— Pourquoi pas ? En échange, vous m'enseignerez des rudiments de médecine.
— Volontiers.
Les deux femmes sympathisèrent immédiatement, et Bébon se sentit oublié.
— Es-tu mariée, Aurore ?
— Je ne suis pas pressée ! À toi, je ne pose pas la question.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— À cause de mes soucis professionnels, je ne pourrais pas être un bon mari.
— Que t'arrive-t-il?
— J'abandonne le métier de comédien : trop de fatigue et de voyages. Je souhaiterais me fixer ici, à Thèbes, en occupant un emploi stable au service du temple.
L'apicultrice réfléchit.
— Il existe une possibilité... Mais ce ne sera pas une tâche facile.
— Le courage ne me manque pas.
***
Le patron des cuisines extérieures de Karnak regarda Bébon d'un oeil sceptique.
— Comme ça, on désire travailler chez moi ?
— Aurore, l'apicultrice, me recommande.
— Une brave petite ! Je cherche un marmiton, en effet et pas un paresseux.
— En ai-je l'air?
— Tu commences maintenant ou tu t'en vas.
— Je commence.
— J'ai le déjeuner des prêtres à préparer. Va nettoyer la cuisine et affûte les couteaux.
L'équipement était remarquable : marmites, écuelles, moules à pain, meules à moudre, fours, plaques en cuivre destinées au pâtissier, cuillères en bois. Utilisant un morceau de basalte, Bébon aiguisa de longs couteaux à lame ovale.
Le patron fut impressionné.
— Tu te débrouilles, mon gars.
— Ma spécialité, c'est le pot-au-feu.
— Je te préviens, je déteste les vantards ! Et les prêtres de Karnak aiment les bons plats.
— Donnez-moi ma chance.
Le patron hésita.
— Je ne tolérerai pas un ratage !
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LA DIVINE ADORATRICE
Bébon se mit aussitôt au travail. Tenant sa recette d'une délicieuse bourgeoise, il utilisa de la langue de boeuf, des côtes, de la cuisse, le foie, la trachée-artère et des légumes. Et il fit cuire à feu doux, sans relâcher une seconde sa vigilance.
De retour après inspection des autres cuisines, le patron goûta.
— Fameux, constata-t-il, étonné. Les prêtres vont se régaler.
— Je serais heureux de leur livrer mon pot-au-feu.
— Mes assistants et moi-même nous en chargerons. Toi, sers-nous de bonnes portions de cette merveille. Nous, on mange avant les clients.
***
Supporter le poids d'une palanche aux extrémités de laquelle étaient suspendues de lourdes poteries remplies d'eau était épuisant. Mais Kel ne se plaignait pas, espérant pouvoir bientôt pénétrer à l'intérieur de Karnak.
Nitis et Bébon avaient-ils trouvé des emplois leur permettant de franchir les barrages de police? En tentant chacun leur chance, ils seraient moins repérables.
Le scribe supportait mal cette séparation. Privé de Nitis, il se sentait perdu et n'éprouvait plus aucune joie de vivre. Seule l'exigence de la vérité lui donnait l'énergie de poursuivre cette quête insensée.
Au cours de la nuit, fourbu, la nuque douloureuse, il avan-
çait, pas à pas, et déversait le contenu des pots dans des rigoles d'irrigation.
Le chef jardinier interrompit son labeur.
— Toi, viens. On doit livrer des fleurs au temple pour l'offrande du matin.
Kel fut chargé de porter de splendides lotus blancs, un collègue des iris.
— La Divine Adoratrice les apprécie, lui confia-t-il.
— L'as-tu aperçue ?
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LA VENGEANCE DES DIEUX
— Jamais.
— Sais-tu où elle habite ?
— Ça, oui ! J'ai déjà déposé des fleurs à sa résidence.
Le garçon ne fut pas avide de détails, et Kel mémorisa le trajet à parcourir.
Le chef jardinier discuta longuement avec les gardes. La porte en bois s'ouvrit, et Kel suivit son patron.
Sa décision était prise : déposer les lotus à l'endroit prévu et s'élancer à toutes jambes vers la résidence de la Divine Adoratrice. Profitant de l'obscurité, il tenterait de s'introduire chez elle et de lui parler.
Pris au dépourvu, les prêtres n'opposeraient qu'une faible résistance. Conscient d'entreprendre une folie, Kel pria Nitis de l'aider.
Il n'eut guère le temps d'admirer les édifices, car une dizaine de gardes entourèrent les porteurs d'offrandes.
— Vous n'allez pas plus loin, déclara un gradé. Remettez les fleurs aux ritualistes.
— Ce n'est pas l'usage, protesta le chef jardinier, je...
— Ordre du juge Gem. Retournez à l'extérieur.