20.
En dépit d'une sévère migraine, le pharaon Amasis écouta attentivement les rapports du juge Gem et du chef des services secrets, Hénat. A ce conseil restreint participaient la reine Tanit, le chancelier Oudja et le général en chef Phanès d'Halicarnasse.
— À la demande d'Hénat, précisa le monarque, je n'ai pas convoqué Péfy, le ministre des Finances. Vous comprenez maintenant la raison de son absence.
— II revient à Hénat de douter de tout et de tout le monde, observa le chancelier, et je l'encourage à demeurer vigilant.
Cependant, malgré l'hostilité de Péfy à l'égard des Grecs, je n'ai pas entendu d'argument décisif prouvant sa participation à un complot. Le fonctionnement de son ministère demeure exemplaire, notre économie est florissante. Pourquoi serait-il complice d'un assassin ?
— En raison de son hostilité déclarée envers les Grecs, estima le chef des services secrets, il a peut-être conçu de sinistres projets.
— Péfy détiendrait-il le casque du pharaon ? demanda la reine.
— Je l'ignore, Majesté. Il revient au juge Gem de l'arrêter et de le faire parler.
— Je ne dispose pas d'indices suffisants, objecta le magistrat.
Une telle démarche causerait de graves troubles au sommet 84
LA DIVINE ADORATRICE
de l'État, surtout en cas d'injustice, et je ne veux agir qu'à coup sûr.
— Je t'approuve, déclara Amasis.
— Permettez-moi de vous mettre en garde, Majesté, insista Hénat, et autorisez-moi à maintenir une étroite surveillance autour du ministre des Finances.
— Accordé.
— Péfy vient de partir pour son cher Abydos et, à Memphis, il a paru fort troublé par la venue d'un messager en provenance de cette ville. Abydos ne risque-t-elle pas de devenir un foyer insurrectionnel ?
— Ça m'étonnerait, réagit le général en chef Phanès d'Halicarnasse. Abydos n'est qu'une bourgade endormie où de vieux prêtres se consacrent aux mystères d'Osiris, loin de l'évolution du monde actuel. Et une caserne de mercenaires veille au maintien de l'ordre.
— Double l'effectif, ordonna Amasis, et durcis les consignes de sécurité. Au moindre discours subversif de la part des prêtres d'Osiris, à la moindre action douteuse, je veux être prévenu.
— À vos ordres, Majesté.
— Le service des interprètes a-t-il réussi à percer le code du papyrus caché derrière la statue de Ka? demanda le roi au juge Gem.
— Malheureusement non, Majesté. Je l'ai également montré à plusieurs scribes royaux et, malgré leur érudition, ils ont également échoué. Même déception en ce qui concerne le document analogue découvert dans la chapelle de Khéops. À
mon sens, un seul homme possède la clé de lecture : le scribe Kel. Ces textes lui servaient probablement à communiquer avec les membres de son réseau et, comme il parlait plusieurs langues, il a inventé un système indéchiffrable sous l'apparence trompeuse des hiéroglyphes.
— Quand j'ai rencontré cet assassin, rappela la reine, émue à l'évocation de ce souvenir, il a déclaré posséder un papyrus codé, cause de l'anéantissement du service des 85
LA VENGEANCE DES DIEUX
interprètes, et affirmé l'existence de comploteurs, tout en proclamant son innocence.
— Moi aussi, j'ai vu ce Kel, reprit le roi, lorsqu'il a tenté de se blanchir en me remettant un faux casque ! À l'évidence, nous en revenons toujours à lui. À la fois tête pensante et bras agissant, il demeure un redoutable adversaire et tentera de fédérer contre moi l'ensemble des éventuels opposants. Voici mes décisions afin d'empêcher ce désastre : toi, juge Gem, continue à pourchasser ce monstre en utilisant un maximum de policiers. Un décret royal t'autorise à inspecter les temples et à mettre sous les verrous quiconque s'opposera à tes démarches.
Kel tente de gagner le Sud, j'en suis à présent persuadé. Je mets à ta disposition une flottille de bateaux de guerre. Sillonne nos provinces et traque ce fauve.
— Je partirai dès demain, Majesté.
— Toi, général Phanès, poursuivit le monarque, tu te rendras à Éléphantine dont la garnison m'inquiète. Trop de Nubiens, pas assez de Grecs. Kel et ses alliés ne l'ignorent pas.
Nomme un nouveau commandant de forteresse, établis une discipline de fer, élimine les mous et engage des mercenaires d'élite. Éléphantine doit demeurer une frontière infranchissable.
Ensuite, inspecte l'ensemble de nos garnisons du Sud et ne tolère aucun laisser-aller.
— Comptez sur moi, Majesté.
Le souverain se tourna vers Hénat.
— Voilà longtemps que nous aurions dû résoudre le problème thébain. La Divine Adoratrice désapprouve ma politique, et son existence même affaiblit mon autorité.
— Ne songez pas au pire, recommanda la reine Tanit, inquiète. La grande prêtresse d' Amon jouit d'une forte popularité, son intégrité et son respect des anciens rituels lui valent l'estime de la population.
Amasis prit tendrement les mains de son épouse.
— J'en suis conscient et, malgré mon irritation, je crois nécessaire de conserver cette institution désuète. Il faut 86
LA DIVINE ADORATRICE
cependant empêcher la Divine Adoratrice de nous nuire. Toi, Hénat, tu vas te rendre à Thèbes et lui exposer la situation.
— Tâche délicate, Majesté !
— Apprends-lui l'existence d'un complot et l'identité du meneur, le scribe Kel, déridé à la contacter afin de la dresser contre le pouvoir légitime. Qu'elle ne se laisse pas abuser par cet assassin et reste fidèle à la couronne. Ainsi, elle conservera son minuscule royaume thébain et continuera à célébrer ses rites ancestraux.
Hénat s'inclina.
— À toi, chancelier Oudja, indiqua Amasis, je confie la gestion de l'État. Tu resteras à mes côtés, ici à Saïs, et tu continueras à développer notre force de dissuasion, notamment notre marine de guerre. Tu rassembleras les rapports des membres de ce conseil restreint et me signaleras le moindre incident.
— Je ne faillirai pas, Majesté.
Les dignitaires se retirèrent.
Fatigué, Amasis se servit une coupe de vin rouge.
— Diriger m'épuise, confia-t-il à son épouse, mais je n'ai pas le droit d'abandonner mon pays.
— Rassurez-vous, dit-elle en souriant. Vous venez, au contraire, de conforter votre autorité.
— Un ministre finit toujours par se prendre pour le chef de l'État. Il était temps de leur rappeler qui dirige ! Je m'interroge encore à propos de Péfy.
— Un homme riche, âgé, préoccupé du bien-être de la population, désireux de se retirer à Abydos et de se consacrer aux mystères d'Osiris... Je le vois mal à la tête d'une bande de comploteurs.
— Ne s'agit-il pas d'une ruse suprême ? Le scribe Kel a besoin d'appuis, et mon ministre des Finances pourrait lui fournir une aide efficace en feignant de me servir avec loyauté.
La reine parut perplexe.
— Un homme tant attaché à la tradition ne respecte-t-il pas la fonction pharaonique ?
87
LA VENGEANCE DES DIEUX
— L'ambition efface toute retenue, ma chère épouse. Péfy a connu mon prédécesseur, peut-être le regrette-t-il. Et son opposition à ma politique étrangère ne plaide guère en sa faveur. D'un autre côté, sa sincérité traduit le comportement d'un responsable honnête et courageux.
— Comment trancher?
— Hénat découvrira la vérité.