58.
Les mercenaires mandatés par le juge Gem pour interpeller d'éventuels suspects formèrent un cercle autour de leurs prisonniers.
De leurs harpons, ils les menaçaient.
Sans armes, Kel et Bébon étaient impuissants. Épuisé, endolori, Vent du Nord ne se sentait pas en état de combattre.
— Qui êtes-vous ? demanda le chef du commando.
— Des marchands, répondit le scribe.
— Le juge recherche un assassin dont la description te correspond, une très belle jeune femme appartenant au clergé de Saïs, et leur complice, un comédien ambulant. Un témoin les a vus disparaître à bord du bateau du traître Péfy. Celui-là a cessé de comploter.
— Que lui est-il arrivé ? interrogea Kel.
— Le commandant de la garnison d'Abydos a tué votre chef parce qu'il refusait de se rendre.
— Péfy était fidèle au roi, protesta Nitis.
Le mercenaire sourit.
— Son sort t'intéresse, on dirait ? D'après nos informations, ce ministre véreux connaissait bien ta famille et n'a pas eu de peine à te recruter. Votre cavale s'arrête ici, mes agneaux.
Nous allons vous livrer au juge, vous serez condamnés à mort, et nous, nous toucherons une belle prime !
— Je ne crois pas, déclara Nitis, sereine.
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LA VENGEANCE DES DIEUX
Le faux patron pêcheur serra davantage le manche de son harpon. Particulièrement dangereux, ce trio passait presque pour invulnérable. Rumeur stupide, à l'évidence ! Cette fois, les criminels ne s'échapperaient pas. Incapables de lutter, ils devaient s'avouer vaincus.
— Je suis une prêtresse de Neit, confirma la jeune femme, et mon maître m'a appris à déchiffrer les signes et les symboles.
Nul ne peut s'opposer à la parole des dieux, et ils ont décidé que votre entreprise échouerait.
— Espères-tu nous terrasser grâce à des formules magiques?
— Je n'en aurai pas besoin.
Inquiets, les mercenaires se regardèrent, prêts à utiliser leurs harpons.
— Suivez-nous et restez tranquilles, ordonna le chef du commando.
— Vous avez commis une erreur fatale, précisa Nitis, et le meilleur des médecins ne parviendrait pas à vous sauver.
— Un médecin... Que veux-tu dire ?
— Manger du poisson latès, incarnation de Neit, en pré-
sence de l'une de ses prêtresses, est une faute impardonnable.
En brisant ce tabou, vous vous empoisonnez. Le sang noircit, obstrue les poumons et paralyse les membres. Ne sentez-vous pas vos forces disparaître ?
Au bord du malaise, un mercenaire lâcha son harpon et tomba à genoux.
— Reprends-toi ! exigea l'officier. Cette magicienne tente simplement de nous effrayer.
Un deuxième Grec tourna de l'oeil.
— Cessez de vous comporter comme des femmelettes !
Quand le troisième s'effondra, le chef du commando se couvrit d'une sueur malsaine et son regard se troubla. Brandissant son harpon, il tenta d'en transpercer Nitis. Kel bondit, lui bloqua le poignet et le désarma aisément.
Bébon n'eut pas à s'employer. Tous les membres du commando gisaient inanimés.
— Si j'avais mangé de ce poisson... avança le comédien.
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LA DIVINE ADORATRICE
— Je t'en ai empêché, rappela Kel.
— J'ai failli m'énerver, tant sa chair semblait délicieuse !
— Partons, intima Nitis.
— Utilisons la barque de ces malfaisants, conseilla Bébon.
Vu notre allure, les bateaux de la police fluviale ne nous impor-tuneront pas ! Une famille de pauvres pêcheurs ne menace pas la sécurité de l'État.
— L'accès à Thèbes doit être rigoureusement contrôlé !
objecta Kel.
— Nous débarquerons au nord de la ville, à l'abri des regards.
— Et ensuite ?
— On improvisera. Si proche du but, renoncerais-tu ?
Le quatuor s'éloigna du sinistre campement et regagna la berge. D'un sabot hésitant, Vent du Nord accepta de descendre dans la barque. Bébon mania les rames et, après un long parcours sous le soleil, les confia à Kel.
En vue, un bâtiment des forces de l'ordre. À la proue, deux archers.
Lors du croisement, ils observèrent d'un oeil méprisant les passagers de la barque, misérablement vêtus.
— Bonne pêche ? interrogea l'un d'eux.
— Médiocre, on y retourne ! cria Bébon.
Kel accentua la cadence. D'autres barques glissaient sur le Nil, et de lourds bâtiments commerciaux voguaient au milieu du fleuve.
— Arrête-toi, recommanda Bébon.
L'accostage s'effectua en douceur.
Vent du Nord fut heureux de retrouver la terre ferme, et Nitis contempla longuement un acacia de grande taille, réplique du doyen des arbres sacrés du temple de Saïs, dont les fleurs s'épanouissaient le vingt-troisième jour du premier mois de l'inondation.
— Recueillons-nous, pria Nitis, nous sommes en présence d'un sanctuaire de Neit.
Le comédien ne contraria pas la prêtresse qui prononça les 259
LA VENGEANCE DES DIEUX
paroles de vénération. Le soleil animait les feuilles délicates de l'acacia, brillant d'un éclat régénérateur. Un ibis comata, incarnation de l'esprit lumineux, s'envola vers le ciel.
— Je connais un chemin menant aux faubourgs de Thèbes, révéla Bébon, mais il sera surveillé. Et nous n'avons pas de quoi acheter des vêtements décents et de la nourriture !
— Escaladons la berge, proposa Nitis.
Au bord du sentier, deux paniers remplis de poissons et une sangle.
— La déesse continue à nous secourir, constata la prêtresse.
Bébon, sers-toi d'une branche morte comme d'une canne et joue au malheureux souffrant du dos. Moi, je te suivrai à bonne distance avec Vent du Nord. Il portera les paniers, je me décla-rerai femme de pêcheurs, la police nous laissera passer. Je vendrai les poissons sur le marché et achèterai vêtements et sandales. Toi, Kel, tu te mêleras à un groupe de travailleurs agricoles
se rendant à une auberge en plein air. Plaisante, discute, ne manifeste aucune inquiétude. Nous nous retrouverons à la sortie du marché, du côté de la ville.
Bébon était ébahi.
— Vous... vous connaissez les lieux ?
— Je les découvre. Les paroles de l'acacia de Neit furent claires et précises, suivons ses recommandations.
Le comédien, lui, ne les avait pas entendues.
Kel regrettait de se séparer de Nitis.
— Respectons les directives de la déesse, proposa-t-elle, et nous franchirons ce nouvel obstacle.
Le plan élaboré par l'arbre parlant, que Bébon regarda du coin de l'oeil, présentait de sérieux risques. Mais le comédien n'en avait pas de meilleur.