55.
Une cinquantaine de mercenaires progressaient vers la demeure du ministre Péfy. Silencieux, ils ne tarderaient pas à établir leur jonction avec les hommes du juge Gem qui coor-donnait l'opération. Arrivé à Abydos le jour même et informé de la présence des trois suspects chez le ministre, il avait décidé une intervention immédiate.
Cette fois, les comploteurs ne lui échapperaient pas.
La pleine lune éclairait la cité endormie.
L'un des mercenaires se retourna. Et ce qu'il vit l'épouvanta au point de déclencher un cri de terreur. Ses camarades se figèrent et, à leur tour, découvrirent l'horrible spectacle : jaillissant des ténèbres, le dieu Seth les menaçait !
Les superstitieux prirent la fuite, heurtant les indécis, en renversant certains. La belle stratégie d'approche vola en éclats.
Satisfait du résultat, Bébon battit en retraite, ôta son masque et courut jusqu'au port. Trop tard pour alerter Kel et Nitis, Vent du Nord s'en chargerait. Impossible d'affronter seul cette armée. Unique issue : s'emparer du bateau du ministre et se préparer à appareiller en espérant que le jeune couple pourrait le rejoindre.
Connaissant Abydos à la perfection, Bébon emprunta une succession de ruelles aboutissant au port. Étaient amarrés plusieurs bâtiments de la police, dont celui du juge Gem. Des militaires les surveillaient.
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LA VENGEANCE DES Dl EUX
À l'extrémité du quai, un bateau de belle taille. Peu à peu, des nuages noirs cachèrent la lune. Profitant de l'obscurité, Bébon escalada la poupe. Il faillit se heurter à un marin endormi et le réveilla en lui piquant le bas des reins de la pointe de son couteau.
— Ou tu m'aides, ou je te tue.
***
Kel sursauta.
La voix puissante de Vent du Nord brisait la quiétude de la nuit.
— Nitis, habille-toi, vite !
Le visage las, Péfy sortit de sa chambre.
— Vous êtes en danger, dit-il à ses hôtes. Passons par l'ar-rière de la maison et rendons-nous au temple. Les mercenaires n'oseront pas y pénétrer.
— Vent du Nord...
— Désolé, trancha Péfy. Animal de Seth, l'âne n'est pas admis dans le sanctuaire d'Osiris.
— Il nous attendra, assura Nitis.
— Hâtons-nous, exigea Péfy. Mon gardien ne les retiendra pas longtemps.
Le ministre ne se trompait pas. Et le gardien, craignant d'être frappé, leur apprit que les occupants de la maison s'étaient réfugiés au temple de Séthi 1er.
Enfin regroupés, les mercenaires se précipitèrent à la suite de leur supérieur.
Un prêtre sortit du lieu saint.
— Ne violez pas la quiétude de cet espace sacré.
— Vous abritez des criminels, rétorqua le commandant.
Livrez-les-nous.
— Hors de question.
— Vous violez la loi !
— Je ne connais que celle des dieux.
À l'intérieur, Péfy indiqua au jeune couple le passage 244
LA DIVINE ADORATRICE
menant à l' Osireion, le temple en partie souterrain réservé à la célébration des grands mystères. Un couloir voûté les conduirait à la lisière du domaine divin, non loin du port.
— Mon bateau se trouve à l'extrémité du quai. Si votre ami a pu l'atteindre, peut-être parviendrez-vous à quitter Abydos.
— Et vous ? s'inquiéta Kel.
— Moi, affirma Péfy, je ne risque rien. Partez, et que les dieux vous protègent.
Un éclair zébra le ciel, le tonnerre gronda et de lourdes gouttes d'une pluie chaude commencèrent à tomber.
Les prêtres s'étaient rassemblés pour dissuader les soldats grecs d'envahir le temple. Péfy les rejoignit et imposa sa voix grave.
— Dispersez-vous, ordonna-t-il. Je suis le ministre de l'Économie et je parle au nom du pharaon.
— Ne l'écoutez pas, recommanda le juge Gem, fendant les rangs des mercenaires. Cet homme est un traître et cache des assassins.
— Tu te trompes, Gem, et tu pourchasses des innocents !
— Aucun temple ne se situe en dehors de la loi. Les soldats d'Amasis vont y pénétrer et s'emparer des criminels qui complotent contre lui.
— Je leur interdis de profaner le sanctuaire d'Osiris !
— Écarte-toi, Péfy !
— Jamais !
— Mort au traître ! clama le commandant des mercenaires dont la lance, projetée avec force, se ficha dans la poitrine de Péfy.
L'ex-ministre s'écroula, les prêtres s'enfuirent et les soldats se ruèrent à l'intérieur de l'édifice.
« J'aurais préféré un procès », pensa Gem, déplorant cette tragédie. Mais la tête pensante des séditieux était éliminée.
***
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LA VENGEANCE DES DIEUX
La violence de la pluie et du vent gêna la progression de Kel et de Nitis. Ils atteignirent néanmoins le port où, stoïque, Vent du Nord les attendait. Oubliant un instant le déchaînement des éléments, ils le caressèrent et le trio se dirigea vers l'extrémité du quai.
En ce jour terrible du grand affrontement d'Horus et de Seth ', il fallait rester chez soi, ne pas se baigner, ne pas monter sur un bateau et ne pas voyager. Le Nil était déchaîné, d'énormes vagues agressaient les bâtiments et menaçaient de les couler. Abandonnant leur poste, les soldats de garde cherchaient des abris.
— Vite, hurla Bébon, on largue la dernière amarre et on part !
— C'est de la folie, jugea Kel. Le bateau sombrera et nous périrons noyés.
— L'âme du dieu Seth nous protégera, affirma Nitis. Il connaît le secret de l'orage et ne le redoute pas.
Le trio parvint à monter à bord.
— Le marin de garde s'est enfui, précisa Bébon, trempé, et nous ne réussirons pas à manoeuvrer.
— Partons, décréta Nitis.
De nouveaux éclairs déchirèrent un ciel noir d'encre. Kel serra très fort son amulette et enlaça Nitis.
Poussé par le courant, ballotté par des vents tempétueux, le bateau du ministre assassiné disparut dans la nuit.
1. Le 26 du premier mois de la saison akhet, approximativement le 14 aout .