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Tu comptes la revoir ?


En février, la Sirène tenait davantage de la pension de famille que de l’hôtel-restaurant. Repas à 19 heures et menu unique pour les quelques clients : deux retraités qui restaient une nuit avant de descendre vers le Mont-Saint-Michel, un couple d’Anglais débarqué de Dieppe avec leur bébé rougeaud, un type en cravate, seul, genre représentant de commerce égaré.

J’ai descendu quelques marches.

La salle à manger était vaste, j’imaginais qu’elle pouvait contenir plus de trente couverts. Presque toutes les tables bénéficiaient d’une vue imprenable sur la mer à travers une immense baie vitrée. Dès que j’ai fait un pas supplémentaire dans la pièce du restaurant, j’ai découvert l’invité-surprise.

— Vous êtes en retard, Jamal.

Mona !

Elle dînait seule à sa table, armée d’une pique en inox devant son assiette de bulots. Le couple de retraités mangeait en silence quelques tables plus loin. Dans l’autre coin de la pièce, les Anglais n’étaient pas trop de deux pour tenter de faire ingurgiter à leur bébé un pot de légumes vert grenouille. Mona fixa la chaise devant elle.

— Vous préférez dîner seul ou je vous fais une place ?

Comment refuser ?

Je me suis installé face à elle. Le coup devait être monté avec André, mon assiette et mon couvert surgirent dans les secondes qui suivirent. Il s’éclipsa avec un sourire complice dont je ne savais pas s’il s’adressait à elle ou moi.

— Petite cachottière, vous êtes arrivée à la Sirène ce matin ?

Les yeux de Mona pétillèrent, fiers du mystère qu’elle avait laissé planer à la gendarmerie.

— Exact. Hier, je prospectais sur le secteur de Veules-les-Roses, mais je dois maintenant rayonner entre Antifer et Paluel1, les deux plus gros pièges à galets de la côte. Je vous ai croisé ce matin lorsque vous reveniez de votre footing. J’étais de dos, au comptoir, vous ne m’avez pas remarquée.

Pas étonnant, c’était le moment où André m’avait donné la première enveloppe.

— Finalement, vous avez réussi à convaincre les flics pour votre tampon ?

— Oui ! Mais j’ai dû coucher avec la moitié de la gendarmerie. Et vous, pas de nouvelles suicidées ?

— Pas à ma connaissance…

André m’apporta dans le même instant mes bulots mayonnaise. Il avait forcément entendu l’allusion aux « nouvelles suicidées » mais il ne releva pas.

— On se commande une bouteille de vin, proposa Mona. Je vous invite !

J’ai protesté pour la forme mais Mona insista.

— Je le ferai passer en note de frais. Mon financeur n’est pas à quelques euros près. La P@nshee Computer Technologies a dû faire près de cinq milliards de bénéfice l’année dernière. Il n’y a pas de raison que seuls les retraités de Key Biscayne en profitent, non ?

Elle commanda à André un bourgogne chardonnay 2009, vougeot premier cru.

Soixante-quinze euros !

Son chiffre d’affaires de la semaine.

Un long silence s’installa entre nous. Un round d’observation. Je n’avais aucune envie de parler du suicide du matin, de l’écharpe Burberry, encore moins de l’affaire Morgane Avril. Mona m’offrait une parenthèse enchantée dans ce torrent de questions sans réponses et de coïncidences impossibles.

Mon regard papillonna sur la décoration de la pièce, vers les toiles romantiques de tempête sur la falaise, les nœuds marins alignés dans un cadre bois et cuivre, la bouée bleu roi « Bienvenue à bord », la boussole géante accrochée à la poutre. Ambiance maritime. Je glissais sur le moindre bibelot pour m’éviter de me noyer dans le décolleté de Mona qui avait fait sauter un bouton supplémentaire de son chemisier depuis cet après-midi.

Pour me séduire ou pour convaincre les flics ?

Mona dégaina la première.

— Vous savez comment le P-DG de P@nshee a fait fortune ?

— Aucune idée…

— C’est une histoire incroyable. Vous allez adorer, Jamal. Panshee Kumar Shinde, c’est son nom, était un immigré indien. Il est arrivé à San Francisco, au milieu des années 70, sans une roupie en poche. La nuit, il nettoyait les chiottes des bureaux du downtown et le jour, il prenait des cours de management. « Comment monter sa start-up », vous voyez, ce genre d’école à dix mille dollars l’année qui arnaque des milliers d’étudiants étrangers en surfant sur le rêve américain, endettés sur trois générations. En milieu d’année, Panshee eut un mémoire à rendre. Un projet de création d’entreprise, avec plan marketing, programme d’amortissement financier et tout le toutim. Lui, lessivé par ses ménages nocturnes, n’avait pas eu le temps de rédiger la moindre ligne. Il avait envie de tout laisser tomber. Les deux mains dans la merde, il commençait à comprendre comment fonctionnait l’Amérique. La veille de rendre le dossier, il nettoyait encore les toilettes du Transamerica Pyramid, quarante-septième étage, sans aucune idée d’entreprise, même virtuelle, à créer. Plus prosaïquement, il pestait contre les connards de l’étage qui bouchaient les chiottes avec des kleenex ou des feuilles A4 quand il ne restait plus de papier-toilette…

Mona dégusta une gorgée de chardonnay avant de continuer :

— Et là, il a eu l’idée…

— Dans les chiottes ?

— Oui, l’idée la plus con de l’univers. Plutôt que de placer dans les toilettes des bureaux un rouleau standard de vingt mètres de long, le même que l’on a chez soi, pourquoi ne pas directement installer un rouleau beaucoup plus long. Deux cents, trois cents mètres, sécurisé dans un dérouleur métallique. Il est parti là-dessus faute de mieux et a rédigé son projet pendant le reste de la nuit. Le lendemain, comme chaque matin, il devait s’arrêter à la station Civic Center de la ligne L du métro pour se rendre à son cours. Au dernier moment, il laissa passer l’arrêt, descendit cinq stations plus loin, à West Portal, et entra dans une agence de la Wells Fargo pour vendre son projet à un banquier et déposer le brevet.

— Ça a marché ?

Mona s’enthousiasma.

— Il est devenu multimilliardaire en moins d’un an. L’une des cent plus grandes fortunes au monde. Vous connaissez une seule gare, un seul hôtel, un seul établissement public qui ne soit pas aujourd’hui équipé d’un distributeur de papier-toilette de ce type ? Amusez-vous à calculer le nombre de centimètres de PQ déroulé chaque jour par chaque individu sur la planète.

Mona vida son verre et continua :

— Le brevet le plus lucratif du siècle ! On raconte que Panshee a ensuite investi dans l’informatique, puis a acheté une île en Micronésie, qu’il y vit à poil toute l’année et s’y torche avec des feuilles de palmier.

— C’est vrai ?

Elle éclata de rire.

— A votre avis ?

J’hésitai à peine.

— Vous avez tout inventé ?

— Peut-être. J’adore raconter des histoires.

J’ai eu envie de l’applaudir, de la serrer dans mes bras, de sortir avec elle sur la digue en courant pour rire aux éclats toute la nuit sous la lune. Je n’avais jamais rencontré une fille aussi proche de ma vision du monde. Décalée, pas tout à fait dans le réel. Sur le rebord d’une fenêtre, entre deux vides, celui des bagnoles qui grouillent dans la rue au-dessous, celui des étoiles au-dessus. Pour la seconde fois de la journée, j’ai pensé à Djamila. Mona me rappelait ma grand-mère, la Shéhérazade de Drancy, rebaptisée Canal + par tous les gamins qui écoutaient ses histoires bouche et yeux ouverts, tour Géricault, escalier C, chaque samedi soir, jusqu’à ce qu’on colle Djamila dans un mouroir au Blanc-Mesnil et que les infirmières réduisent ses contes fabuleux à des délires incohérents, preuves d’un Alzheimer avancé. J’avais huit ans. Je n’avais oublié aucune de ses histoires.

André profita de mes rêveries pour débarrasser mon assiette et poser une marmite de moules marinières. Le temps d’une hésitation de sa part, j’ai deviné qu’il avait envie de parler, sans doute de cette histoire de suicidées dont il nous avait entendus discuter. La nouvelle avait dû courir dans tout le village. Une fille retrouvée morte après le grand saut du haut de la falaise ! Peut-être même que la tentative d’étranglement avait fuité…

J’imaginais la panique dans les maisons de pêcheurs.

Dix ans après, le violeur à l’écharpe Burberry était-il de retour ?

— Et vous ? me demanda soudain Mona.

— Moi ?

— Oui ! A votre tour de me raconter une histoire extraordinaire.

J’ai secoué la tête, en panne d’inspiration, comme si trier les moules dans leur sauce suffisait à épuiser toute ma concentration. Mona trépigna.

— Ne me décevez pas, Jamal ! Je ne vous aurais pas invité à ma table si je n’avais pas été certaine que vous alliez me surprendre. Allez, un truc fou !

J’ai pris le temps d’essuyer mes doigts sur la serviette. Trois tables plus loin, les deux retraités tenaient deux Smartphones entre leurs mains et surfaient chacun de leur côté.

— OK, Mona. Vous l’aurez voulu. Un truc fou ? Vous n’allez pas être déçue ! Voilà, j’ai inventé un moyen révolutionnaire pour draguer les filles. Une méthode infaillible pour mettre les plus belles dans mon lit.

J’avais ferré Mona. Elle redressa le buste, écarquilla les yeux, entrouvrit les lèvres. Bizarrement, un mot me vint pour décrire sa figure de poupée rieuse, un seul mot, que je crois je n’avais jamais utilisé de ma vie, un mot que seuls les vieux employaient.

Minois.

Un mélange de visage de jeune fille, de chatte et de souris. Une figure de personnage sorti d’une fable de La Fontaine.

— Je vous trouve bien prétentieux, Jamal…

— Vous ne me croyez pas ?

— J’attends de voir…

J’ai lentement sorti mon portefeuille de ma poche, puis j’en ai tiré une petite carte de visite. Je l’ai glissée sur la table tout en la masquant de la paume pour que Mona ne puisse pas la lire.

— Voici mon arme secrète.

— Ah, fit Mona en forçant le trait de la déception.

J’ai un peu avancé la carte, sans la dévoiler.

— Depuis dix ans, je ne sors jamais sans mes cartes. J’en ai toujours quelques-unes dans la poche. Mon quotidien, c’est le RER, les trains de banlieue, les trottoirs de la ville… Parfois, je croise une fille qui me plaît. Alors je lui glisse une de ces cartes dans la main, sans même m’arrêter, sans même qu’elle ait vraiment le temps de se demander à quoi je ressemble.

J’ai ouvert la main et j’ai lu la carte.

Mademoiselle,

je me suis amusé à calculer que, chaque jour, je croise dans les rues de Paris plusieurs milliers de femmes. Chaque jour, je distribue une carte à l’une de ces femmes, parfois deux, rarement trois, jamais plus.

Une femme sur plusieurs milliers.

Vous. Aujourd’hui.

Vous êtes différente. Dans cette foule, quelque chose vous distingue de toutes les autres.

Si vous êtes aimée par un homme et heureuse auprès de lui, peut-être serez-vous tout de même touchée par mon geste. Si vous ne l’êtes pas, c’est une injustice, car vous le méritez. Tellement plus qu’une autre.

A mes yeux.

Merci pour ce petit instant magique.

J’ai abandonné le carton à Mona, qui s’en est saisie comme d’une carte au trésor.

— Woah ! Et ça fonctionne ?

J’ai vidé à mon tour mon verre de chardonnay et l’ai savouré au juste prix. Un euro le centilitre.

— C’est infaillible ! Au pire, les femmes se sentent flattées. Au mieux, elles chavirent. Je joue sur la surprise, sur leur ego, sur le contraste entre l’indifférence parisienne générale et ma petite touche de romantisme qui tombe du ciel. Vous voyez, Mona, le compromis idéal entre la drague virtuelle sur les sites de rencontre et l’abordage lourdingue que subissent en permanence les filles dans la rue.

Mona attrapa la bouteille et nous resservit. Elle siffla entre ses dents.

— Une fille sur des milliers. Vous choisissez comment ?

— C’est toute la question, Mona. Comment vous expliquer… S’il y a bien un truc auquel je n’ai jamais rien compris, c’est le coup de foudre. Ce truc qui vous tomberait dessus dans la rue. La foule qui s’écarte, au ralenti. Franchement, Mona, presque toutes les femmes ont du charme, presque toutes possèdent un petit quelque chose qui permet de tomber amoureux d’elles, de les aimer toute une vie sans regrets. Bon, admettons que pour un coup de foudre, ça ne suffise pas… Il reste que, je ne sais pas, au moins une femme sur trois est vraiment jolie si elle veut plaire. Et si on cherche au-delà, au moins une femme sur dix, sur vingt peut-être, est parfaite. Chacune dans son genre, mais parfaite ! Alors, Mona, vous comprenez, le coup de foudre sur un simple regard, ça me sidère. Des femmes capables de faire tomber un éclair sur moi, j’en croise une par voiture de métro, dix à chaque terrasse d’une place parisienne sous le soleil, cent sur une plage en été…

Mona, entre deux moules grignotées de ses canines de chat, me dévisagea avec intérêt.

— Pas facile de vous cerner, Jamal. Etes-vous le pire des machos ou l’inventeur du post-romantisme ?

Elle s’arrêta pour réfléchir, comme pour chercher la faille dans ma méthode.

— Vous ne distribuez vraiment qu’une à trois cartes par jour ?

J’ai mimé l’enfant penaud qui s’est fait démasquer.

— Vous rigolez ! Certains jours, j’ai été jusqu’à en refiler plusieurs centaines…

Elle éclata de rire.

— Filou ! Et la grande question maintenant. Elles vous répondent ?

— Sérieusement ?

— Oui…

— J’ai un taux de réponse de près de 80%... Presque toutes passent à l’acte après trois mails. J’ai couché avec les plus belles filles de la capitale, des canons que je cueille dans la rue avec plus de facilité que si j’étais le patron de la plus grande agence de mannequins de Paris.

— Vous me faites marcher ?

— Peut-être, j’adore inventer des histoires.

Mona leva son verre de chardonnay et trinqua avec moi.

— Joli, Jamal. Match nul.

Elle hésita, puis se lança :

— Si vous m’aviez croisée dans la rue, vous m’auriez donné une carte ?

J’ai compris que je ne devais pas répondre trop vite, j’ai pris le temps de détailler chaque grain de sa peau, les reflets roux sur ses pommettes, les ombres de ses cils sur son adorable nez en trompette. Mona en rajouta, prit la pose, fixa la mer pour que j’admire son profil, s’étira, m’offrit sa gorge, sa nuque.

Je répondis enfin, en pesant chaque syllabe.

— Oui. Et je n’en aurais distribué qu’une ce jour-là.

Mona rougit. Pour la première fois, je la sentais gênée.

— Menteur ! trouva-t-elle le moyen d’articuler.

Elle chercha un moyen de détourner la conversation. Elle prit une longue respiration avant de poser sa question.

— Et votre… votre jambe… C’est un accident ?

Elle n’était pas si différente des autres au fond. Elle n’avait pas résisté à la tentation. Ma réponse était toute prête. Depuis des années.

— Oui. Porte Maillot. La plus belle des filles attendait de l’autre côté de la rame, impossible de la laisser partir sans lui donner de carte… J’ai sauté sur la voie, mais le métro est arrivé à ce moment-là !

Elle rit.

— Idiot ! Vous me direz un jour ?

— Promis.

— Vous êtes un drôle de type, Jamal. Amusant, mais menteur ! D’ailleurs, je suis certaine que vous ne m’auriez pas donné votre carte. Je devine que vous aimez les femmes romantiques, les beautés fatales, les évanescentes. Pas les filles directes comme moi. A mon avis, c’est le problème de votre technique, vous attirez des images, vous les collectionnez comme des figures Panini. Vous n’attrapez pas celles qu’il vous faut !

— Merci du conseil.

Mona me dévorait des yeux.

— Excusez-moi, fit une voix dans notre dos.

André était planté derrière nous avec deux bols d’île flottante au bout des bras. Il les posa en évitant de justesse le tsunami, puis se décida enfin à parler.

— Jamal, tout à l’heure, tu as parlé d’une suicidée. C’est… c’est récent ?

Visiblement, André ignorait tout de l’accident de ce matin. Etrange !

J’ai expliqué brièvement les faits en omettant simplement de mentionner que j’avais trouvé l’écharpe Burberry accrochée à un barbelé sur la falaise et qu’elle s’était inexplicablement retrouvée autour du cou de Magali Verron. Plus je progressais dans mon récit et plus André ouvrait des yeux ronds. Lorsque j’ai marqué une pause, le patron de la Sirène, blanc comme ses nappes, bafouilla.

— Ton histoire me rappelle…

Je l’ai devancé.

— Le viol de Morgane Avril. Il y a dix ans.

André hocha lentement la tête en signe d’acquiescement.

— J’étais là, continua-t-il. Aux premières loges ! La fille Avril est morte sous ma fenêtre pour ainsi dire. Le festival Riff on Cliff était une aubaine pour moi. J’avais écoulé des litres de moules, des tonnes de frites et de kebabs, ma terrasse occupait toute la digue, il faisait plutôt beau ce soir-là, des jeunes venaient de partout. C’est la première et dernière fois qu’on a organisé un tel événement à Yport.

— Je comprends.

Je ne trouvais rien de mieux à dire.

— Je ne vais pas me plaindre, précisa André. Après le meurtre, mon hôtel est resté plein pendant six mois. Journalistes, flics, experts, témoins, avocats.

— Bonne nouvelle alors, glissa Mona. Avec cette morte, vous allez à nouveau afficher complet !

Je n’étais pas certain qu’André appréciait autant que moi l’humour de Mona. Il ne releva pas et se contenta de marquer un long silence.

— J’espère juste, finit-il par ajouter, qu’il n’y en aura pas d’autres.

— Pas d’autres quoi ?

— D’autres victimes…

— Une tous les dix ans, insista Mona. Cela laisse de la marge.

André lui jeta un regard étrange, vide, traversant Mona comme si la jeune femme n’existait pas pour aller se perdre beaucoup plus loin, quelque part entre mer et étoiles. J’ai eu l’impression que plus qu’un mépris pour l’humour déplacé de Mona, il s’attendait à ce que l’on partage son inquiétude. Je me suis tourné vers lui.

— Pourquoi, André ? Pourquoi y aurait-il d’autres victimes ?

Le patron avait l’air d’avoir vieilli de dix ans en une soirée. Il prit une chaise et s’assit à côté de nous. Il scruta longtemps l’horizon noir, puis parla d’une voix basse.

— Tu ne connais pas toute l’histoire alors, Jamal ? Tu as seulement appris pour Morgane Avril ?

J’ai repensé aux dernières lignes des articles de presse lus avant le dîner, la théorie du capitaine Grima qui s’effondrait, l’affaire qui prenait une dimension nationale.

— Quatre mois après le meurtre de Morgane Avril, continua André, il y a eu un second crime. Une fille d’Elbeuf, près de Rouen. Ça s’est passé en Basse-Normandie, au bord de la mer aussi, vers la fin des vacances, elle encadrait un camp d’adolescents. Même violeur. Même sperme. Etranglée avec la même écharpe rouge Burberry. Ce fut la folie à l’époque en Normandie. La panique ! On craignait que le tueur en série continue… Mais ça s’est arrêté là… Deux filles…

Il marqua une longue pause.

— Jusqu’à ce matin.

J’ai tenté d’avancer une explication rationnelle.

— Cela veut dire que ce malade était en taule depuis dix ans, qu’il est sorti et qu’il recommence ?

— On ne l’a jamais coffré, fit André d’une voix monocorde.

Il resta pensif, perdu dans ses souvenirs. Les îles flottantes, chimiques, s’enfonçaient doucement dans leur mer de crème. Enfin, André s’éloigna pour débarrasser la table des Anglais qui avaient disparu avec leur môme en laissant derrière eux une marée de purée verte.

Mona contempla son dessert comme une banquise victime du réchauffement climatique.

— Sacrée histoire.

Je réfléchissais sans même lever les yeux vers elle.

Deux meurtres.

Un violeur en cavale depuis dix ans qui visiblement était repassé à l’acte ce matin.

Sauf qu’il n’avait pas tué, cette fois-ci.

Magali s’était jetée elle-même du haut de la falaise. Après s’être entortillé l’écharpe autour du cou.

L’écharpe avec mes empreintes.

Quelqu’un savait. Quelqu’un se jouait de moi et allait me donner les informations au compte-gouttes.

Pourquoi moi ? Qu’est-ce que je venais faire dans toute cette histoire ?

Les doigts de Mona jouaient avec ma carte.

— On y va ? me fit-elle.

Je n’ai pas répondu. Elle semblait déçue par la tournure de la fin du repas, comme si la plongée dans le réel était trop brutale. Elle relut à voix haute quelques mots de ma carte.

— « Merci pour cet instant magique. » Je vais vous faire une confidence, Jamal. J’aurais adoré qu’un inconnu me glisse un tel mot dans la main sur le quai d’un train de banlieue. Je crois que je me serais laissé séduire, quel qu’il soit.

Elle prit le temps d’observer par la baie vitrée, dans la lueur des réverbères, la danse des barques de pêcheurs amarrées. Vides. Ou barrées par des fantômes. Puis elle ajouta :

— Mais à l’occasion d’un dîner avec vue panoramique sur la mer, ce n’est pas mal non plus.

Elle repoussa sa chaise et se leva. J’ai frotté mes yeux, troublé par l’invraisemblable série d’événements qui s’étaient enchaînés depuis ce matin, puis je lui ai lancé un sourire. Il faut croire qu’il fut au goût de Mona.

— J’ai un principe, Jamal. Quand un garçon me plaît, je couche toujours le premier soir.


1. Antifer est un terminal pétrolier en front de mer, Paluel une centrale nucléaire.