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La vraie histoire ?


Lorsque je me suis réveillé, il faisait encore nuit et mon corps tanguait. J’ai un instant imaginé que j’étais mort noyé, que mon cadavre dérivait entre deux eaux noires au fond de l’océan mais que, par je ne sais quel miracle, ma conscience demeurait intacte. Puis ma main droite a touché le fond. Chaud. Mou. Doux.

Un matelas…

J’étais allongé sur un lit.

J’ai continué l’exploration à tâtons. Le sommier semblait encastré dans un meuble de bois. J’ai tenté de me lever. Impossible. Mon poignet gauche était retenu par une menotte accrochée à une planche de la paroi.

J’ai tiré sur mon bras entravé pour fouiller l’obscurité. Ma main se heurta à un plafond de bois moins d’un mètre au-dessus de ma tête.

Des planches, tout autour de moi.

Un cercueil ?

Les planches bougeaient.

Un cercueil dans le coffre d’un corbillard ?

Un frisson me parcourut. J’étais entièrement nu sur ce lit. A l’exception de ce rêve, ce défilé de fantômes devant le tableau blanc, mon dernier souvenir était celui de la morsure de l’eau glacée du chenal d’Isigny à la mer. Mes sauveteurs, puisqu’on m’avait sorti de l’eau, sans doute inconscient, avaient pris soin de confisquer ma prothèse. Comme si les menottes ne suffisaient pas…

J’ai changé de position, je me suis accroupi sur le lit. Ma main au bout de la cloison frôla un tissu épais, se glissa dessous. Mes doigts se posèrent sur une paroi de verre froide. Une fenêtre ? Un rideau ? J’ai tiré sur l’étoffe, la faible lueur me suffit pour comprendre.

L’eau giclait sur le verre.

J’étais enfermé dans la cabine d’un bateau !

 

Plus tard, mais il faisait encore nuit puisque seule une demi-lune éclairait vaguement la cabine par le hublot, on cogna à la porte.

Mon visiteur n’attendit pas que je l’invite à entrer. Il appuya sur l’interrupteur et referma la porte derrière lui. Le néon au plafond m’aveugla. Dans le halo blanc, j’ai reconnu le capitaine Piroz. Il portait une bouteille de calvados, deux petits verres à goutte et une feuille de papier roulée en cylindre fermée par un bolduc rouge.

— Cadeau, fit Piroz à voix basse.

Je comprenais sans qu’il le dise que sa visite nocturne avait un caractère clandestin. Il m’observa sans pudeur, nu sur le lit, puis fixa mon moignon avec dégoût.

— Quelle idée de te jeter dans le canal ! Putain, on a dû plonger nous aussi pour te sortir de la flotte. La Vire ne devait pas faire dix degrés. Tu nous excuseras de ne pas t’avoir demandé l’autorisation de te foutre à poil. C’était ça ou tu crevais d’hypothermie…

Je me suis recroquevillé, dissimulant mon pénis sous ma jambe atrophiée.

— Faut dire, continua Piroz, Alina avait un peu forcé sur le Stilnox dans la thermos de café.

— Alina ?

— Ouais… Tu dois te souvenir. La jolie petite rousse qui n’a pas hésité à se faire sauter par un infirme ? A moins que tu ne la connaisses mieux sous le nom de Mona ?

Mona. Alina. Les fantômes des Grandes Carrières surgirent à nouveau devant mes yeux. Flous. Incertains. Les cloches de la chapelle se mélangeaient aux jappements du shih tzu. Le Stilnox dans le café, sans doute. J’ai tenté de les balayer pour me concentrer sur l’instant présent.

— Où je suis ?

— T’as deviné, je suppose. Sur un bateau. Le Paramé, un kotter hollandais retapé par des Bretons. Il est à peine 5 heures du matin, on a largué les amarres d’Isigny dès qu’on t’a repêché.

Il marqua une pause, posa la bouteille et les verres sur le chevet de la couchette, puis précisa sans même que je lui demande :

— Direction Saint-Marcouf ! Tu as dû apprendre ces derniers jours l’existence de cet archipel de merde, les seules îles de la Manche du Cotentin jusqu’à la frontière belge. Je te rassure, le trajet n’est pas très long, à peine sept kilomètres, mais on traîne pour ne pas arriver avant l’aube.

J’ai vainement cherché autour de moi un drap pour me couvrir.

— Qu’est-ce qu’on va foutre à Saint-Marcouf ? ai-je aboyé.

Piroz versa doucement le calvados dans chacun des deux verres.

— Je crois que cela devrait ressembler à un procès. Interrogatoire, aveux, instruction, jugement. Mais ils vont accélérer la procédure, je pense. Leur objectif est de tout boucler le temps d’une marée.

— Qui ça, ils ?

Le capitaine enfonça le bouchon du plat de la paume et me regarda.

— T’as pas encore compris, alors ? On t’a passé un petit montage vidéo tout à l’heure, pour mettre les points sur les i et sur les autres lettres aussi, dans l’ordre, écouteurs vissés dans les oreilles et écran collé sous ton nez, mais visiblement t’étais encore dans le coaltar. Pour t’expliquer le plus simplement possible, on va dire que tu as eu affaire à des comédiens qui appartiennent tous à la même troupe, Fil Rouge, ça te dit quelque chose ? Certains ont joué leur propre rôle, d’autres un personnage sorti de nulle part, mais tous avaient le même but, mon grand. Te piéger !

Me piéger ?

Les événements des trois derniers jours défilèrent. Les coïncidences, les incohérences, les témoignages contradictoires…

— Un joli casting, non ? insista Piroz. Carmen et Océane Avril jouaient leur propre rôle. Logique, il y avait fort à parier que tu essaierais de les rencontrer. La petite Alina a hérité du personnage le plus difficile, celui de Mona, une fille pas très farouche de passage à Yport qui, selon le script, devait te séduire, et même baiser avec toi en cas de besoin… Je peux même t’avouer que c’est moi qui ai eu l’idée du baratin sur la silice des galets. Le fameux prof de chimie moléculaire, Martin Denain, s’est fait cambrioler sa villa de Vaucottes il y a un an. Je suis intervenu, on a sympathisé, il s’était un peu intéressé à l’affaire Morgane Avril, à l’époque. Il m’a laissé un jeu de clés pour que je surveille de temps en temps sa résidence secondaire. Cela nous a permis de te fournir une planque crédible sans même avoir à demander l’autorisation à ce brave chercheur qui ne met jamais les pieds dans le coin en hiver.

Mona n’avait jamais été chercheuse.

Mona n’existait pas…

Elle n’était qu’un avatar créé de toutes pièces, interprété par une fille qui avait docilement appris son rôle.

Piroz observa mon trouble avec une pointe de sadisme, puis continua.

— Les trois autres rôles supposaient moins d’intimité. Ce pauvre Frédéric Saint-Michel, le fiancé de Myrtille Camus, a endossé le costume du premier témoin, le dépressif Christian Le Medef. La grand-mère de Myrtille, mamie Ninja, jouait le second, la vieille Denise Joubain, son chien Ronald sous le bras, celui qu’elle a recueilli après la mort de Louise et Charles Camus. Je dois t’avouer qu’il a été plus difficile de convaincre le dernier acteur, Gilbert Avril, le frère de Carmen, mais il fallait bien que quelqu’un joue le flic à mes côtés. On ne peut pas dire que cet abruti l’ait fait avec beaucoup de conviction.

Dès que Piroz eut terminé d’énumérer le générique, j’ai répondu sans réfléchir, sans chercher à repasser dans ma tête le nombre d’indices crevant les yeux que j’avais laissés passer.

— Pourquoi tout ce cirque, bordel ? Pourquoi monter ce barnum pour moi ?

Le gendarme me tendit un verre de calvados. Je l’ai reniflé avec méfiance.

— L’association Fil Rouge a consacré des milliers d’heures à creuser cette hypothèse, le double inconnu, jusqu’à isoler le seul type présent à la fois le samedi 5 juin 2004 à Yport et le jeudi 26 août 2004 à Isigny-sur-Mer. Au bout du compte, des années plus tard, en 2011 exactement, après avoir recoupé des centaines de témoignages, un seul nom est sorti du chapeau. Le tien, mon grand ! Jamal Salaoui. Tu as loué une chambre au gîte la Caïque la nuit du 5 juin et tu as passé une journée à Grandcamp-Maisy, au camp voile de la Communauté d’agglo de Plaine Commune, le 26 août. CQFD, Jamal. C’est toi le coupable…

J’ai soufflé de soulagement. Un immense poids sur ma conscience venait de fondre.

Toute cette mise en scène ubuesque n’avait pour origine qu’un malentendu !

J’ai renoncé sur le moment à expliquer à Piroz que je n’avais jamais mis les pieds à Yport avant cette semaine, que j’avais annulé cette réservation au gîte parce que la fille avec qui je voulais passer le week-end m’avait fait faux bond, que j’avais fait l’aller-retour Clécy-Grandcamp sans passer par Isigny ni entendre parler du meurtre de Myrtille Camus.

— Quelle bande de malades ! ai-je sifflé. Et vous, Piroz, vous avez accepté de participer à cette mascarade ?

Le capitaine vida son calva cul sec, puis me sourit.

— L’idée de la machination venait de Carmen Avril, tu t’en doutes. C’est elle qui a convaincu tous les autres. Mets-toi à leur place un instant. Tu es le seul coupable possible mais il n’y a aucune preuve contre toi à part cette coprésence. Insuffisant pour convaincre le juge Lagarde de bouger la moindre fesse après toutes ces années, et j’ai essayé pourtant, tu peux me croire. Pire même, on s’approchait de la date fatidique des dix ans sans nouvelle procédure judiciaire, donc de la prescription définitive de l’affaire…

Mets-toi à leur place

Piroz ne s’associait pas à eux. J’avais la curieuse impression que le capitaine ne partageait pas la conviction des membres de l’association Fil Rouge. J’ai insisté.

— Vous n’avez pas répondu, Piroz. Depuis quand la gendarmerie nationale participe-t-elle à ce genre de délire pour piéger un suspect ?

Il fit couler une ultime goutte d’alcool sur ses lèvres.

— Au départ, Jamal, ce n’était pas bien méchant. Il s’agissait simplement de te faire revenir à Yport et de te mettre en condition, de faire resurgir dans ta mémoire certains souvenirs. La mise en scène ne devait durer qu’une journée et avait deux objectifs bien précis, un pour chacune de tes visites à la gendarmerie. Pour la première, récupérer ton empreinte génétique, ton sperme, ton sang, tes ongles et tes poils de cul. Pour la seconde, le lendemain, te coincer et te faire avouer les deux crimes. Tout devait s’arrêter alors. Preuves génétiques et aveux ! Nous n’avions pas prévu, mon salaud, que tu m’écraserais ma maquette de l’Etoile-de-Noël sur la gueule et que tu foutrais le camp dans la nature. A partir de ce moment-là, nous avons improvisé pour garder l’avantage, c’est-à-dire, en clair, te rendre complètement timbré.

S’il s’attendait que je m’excuse pour sa maquette à la con, il pouvait se brosser. J’ai reposé le verre de calva sur le chevet.

— Tu devrais boire, garçon, me conseilla Piroz. T’es gelé. Tu vas attraper la mort.

— Ça va, je vais survivre ! Puisque vous avez récupéré mon sperme et tout le reste, vous avez eu le temps de les comparer avec l’ADN du tueur à l’écharpe rouge, non ? (J’ai forcé l’ironie dans ma voix.) Je suppose que vous allez m’annoncer que mon sperme correspond très exactement à celui du violeur qu’on recherche depuis dix ans. Bonne pioche ! Le contraire serait plutôt con, non ? S’être donné tant de mal pour rien.

Piroz me regarda avec des yeux amusés.

— T’as raison au moins sur un point, mon garçon, j’ai les résultats…

Il agita devant mon nez la feuille blanche enroulée dans un bolduc fuchsia.

— Ce morceau de papier contient la preuve ultime. Une chance sur deux. Ton bon de sortie ou un aller simple pour la perpétuité… Mais il va juste falloir attendre un peu avant d’avoir la réponse.

J’ai eu la même impression que quelques instants auparavant. Piroz ne semblait plus croire à ma culpabilité. Ou bien, une nouvelle fois, il jouait au chat et à la souris avec moi.

Il se servit un nouveau verre de calva.

— Je vais d’abord répondre à ta question, celle d’avant, pourquoi un flic comme moi a-t-il accepté de participer à cette mascarade, au point de te convoquer à la gendarmerie de Fécamp sans qu’aucun collègue soit au courant de ce que tu venais y faire ? Tout d’abord, Salaoui, je prends ma retraite dans trois mois, alors tu comprends, le blâme et toute la hiérarchie qui va me tomber dessus, je m’en contrefous. Ça m’amuserait presque. Ensuite, cela fait près de dix ans que je travaille sur cette affaire de double meurtre, et faut bien reconnaître que sans l’idée à la con de Carmen, te secouer, te mettre la pression pour t’amener à te trahir, je n’avais aucun élément pour que Lagarde accepte d’ouvrir officiellement l’enquête et te fasse comparaître comme témoin.

Mon poing se crispa.

— Mon cul ! Il suffisait de me demander. Qui vous dit que je n’aurais pas accepté ? Je n’ai pas violé ces filles ! Je vous aurais filé une éprouvette de mon sang ou de mon sperme et tout aurait été fini sans avoir besoin de passer par vos conneries. En prime, je suppose que des aveux obtenus avec des moyens aussi tordus n’auraient aucune valeur devant un juge.

Piroz m’observa, comme si je l’impressionnais par ma clairvoyance.

— Aucune valeur légale, tu as raison, mon grand. Tu as parfaitement raison. En réalité, si j’ai accepté cette putain de mise en scène de Carmen Avril, c’est pour une tout autre raison, une raison que je suis le seul à connaître. (Il leva son verre.) Mais comme pour tes résultats d’ADN, il faudra juste que tu attendes un peu pour que je te l’explique. Allez, santé !