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Un cauchemar ?


Il était un peu plus de 4 heures du matin lorsque je me suis mis en route, lampe à la main. J’ai marché pendant deux kilomètres jusqu’à Yport, le long de la mer, au pied de la falaise.

Je n’avais pas dormi. J’aurais le temps le lendemain. Toute la journée, terré dans l’une des caves de mon manoir hanté. A moins que les flics ne soient malins et ne découvrent ma planque. A moins que Mona ne me dénonce avant.

A la lueur de ma torche, le mur de craie prenait des allures d’enceinte de château fort, aussi infranchissable qu’interminable.

 

Yport dormait. Dans le reflet des néons bleus du casino qui électrisaient la nuit, j’ai cherché des yeux la Fiat de Mona parmi la dizaine de voitures garées sur le parking du front de mer. Sans la trouver. Mona l’avait sans doute laissée dans une des rues proches.

Tous les volets pastel des chambres de la Sirène étaient fermés.

La mienne.

Celle où Mona dormait. Seule.

Une main invisible serra mon cœur. Je me suis forcé à avancer sur la digue sombre sans laisser davantage mon esprit vagabonder. Je ne devais plus perdre de temps. Les deux cents derniers mètres à parcourir seraient les plus risqués, de la rue déserte du village endormi pouvait surgir n’importe quel danger. Les flics avaient dû mettre ma tête à prix, ou quelque chose dans le genre, un appel à la délation, une jolie récompense à qui leur livrerait le violeur boiteux. Jamais je ne m’étais senti aussi vulnérable. Pas question ici de me fondre dans le labyrinthe des cages d’escaliers ou des parkings souterrains qui reliaient les différentes tours de la cité des 4000.

Deux cents mètres à découvert jusqu’à la maison de Christian Le Medef.

 

J’avançais en silence, sans troubler le sommeil des Yportais d’un toc toc toc lugubre, genre Long John Silver rentrant sur l’Hispaniola. Avec le temps, j’avais appris à faire glisser la prothèse de mon pied gauche à quelques millimètres du bitume.

Un bruit me fit sursauter.

Derrière moi.

J’ai accéléré l’allure puis je me suis brusquement arrêté.

Le bruit continuait, régulier. S’intensifiait. S’approchait.

Je me suis serré dans l’ombre de la porte cochère de l’agence YportImmo, le cœur battant à cent à l’heure.

Une respiration rauque soufflait dans la rue froide. Le piétinement sur le trottoir s’est encore accéléré. De longues secondes étirées jusqu’à l’infini, puis l’ombre a fondu sur moi.

 

Le vieux chien eut l’air aussi surpris que moi de croiser un noctambule.

J’ai posé mon doigt sur ma bouche pour lui signifier de ne plus faire aucun bruit. Il s’est assis, obéissant, mais s’est relevé dès que j’ai progressé à nouveau dans la rue, me laissant simplement quelques mètres d’avance.

Ses yeux jaunes derrière moi ressemblaient à deux phares qui n’éclairaient plus. Le pauvre chien gris nuit marchait sur trois jambes. Aucune patte de bois, d’alu ou de carbone pour le soulager, juste un moignon raide de poil plié en équerre. Peut-être m’emboîtait-il le pas par simple jalousie ?

 

Je me suis arrêté devant la maison de Le Medef. Immédiatement, j’ai repéré les rais de lumière qui filtraient sous les volets fermés de la chambre à l’étage.

Mon témoin ne dormait pas ! Un insomniaco-dépressif, je l’aurais parié.

Le chien s’est assis sur le trottoir d’en face pour m’attendre.

J’ai poussé la barrière puis j’ai cogné doucement à la porte.

Aucune réponse.

J’ai tourné la poignée, persuadé qu’elle ne céderait pas et que je devrais imaginer un moyen de prévenir Christian Le Medef de ma visite sans ameuter tout le quartier.

Inutile !

La porte s’est ouverte comme si Le Medef attendait ma visite. J’ai introduit un pied dans la maison et j’ai lancé à voix basse, presque un murmure :

— Christian ? Christian Le Medef.

Je n’avais pas envie que ce parano me tire dessus.

— Le Medef ? C’est Salaoui…

Aucune réponse. La lumière à l’étage éclairait le haut de l’escalier. Ce déprimé s’était peut-être bourré de somnifères.

Atarax…

En montant, je me suis forcé à claquer mon pas sur chaque marche. La rampe bougea dans ma main moite, mal fixée, j’ai même cru qu’elle allait se décrocher. Christian Le Medef n’était-il pas payé pour entretenir cette maison ?

Mon pied s’enfonça dans la moquette du palier.

— Christian ?

Toujours aucune réaction.

Avec précaution, j’ai poussé la porte de la chambre, m’attendant à trouver Le Medef effondré sur le lit. Shooté, ou ivre.

Mes yeux ont basculé dans le vide.

Il n’y avait personne dans la chambre. Le drap du lit était impeccablement tiré. Un livre était posé sur le chevet, juste à côté de la lampe allumée. Quelques habits, un pyjama, un tee-shirt et un pull beige pliés sur un portant.

Une chambre de vieux garçon !

 

Je me suis arrêté pour réfléchir dans le silence. Un grésillement, presque inaudible, me déconcentra. J’ai descendu l’escalier quatre à quatre.

Une chambre de vieux garçon, ai-je répété dans ma tête. Mais d’un vieux garçon qui se lève tôt ! Apparemment, Le Medef était déjà debout. Le bourdonnement que j’entendais était celui d’un transistor mal réglé ! Le Medef prenait sans doute son petit déjeuner. Je me suis avancé sur le carrelage blanc et noir. En dehors du couloir, le rez-de-chaussée se réduisait à une seule pièce, une cuisine ouverte sur une petite salle.

Une table au centre. Une chaise.

Je suis resté sur le pas de la porte, muet et immobile.

Bordel, qu’avait-il pu se passer ?

Une assiette était posée sur la table. Une tranche de viande trop cuite flottait dans une mer de tagliatelles. Un verre de vin rouge posé devant, mi-plein. Une bouteille presque vide. Un couteau, une fourchette, une serviette à carreaux en équilibre sur le rebord. Une demi-baguette.

Aucune trace de Le Medef.

— Christian ? ai-je encore appelé.

« France Bleu, au bout de la nuit », me répondit en sourdine le transistor, avant d’enchaîner sur Mon vieux de Daniel Guichard. J’ai crié plus fort, au cas où il aurait été aux chiottes ou sous la douche.

Sans espoir.

Le Medef n’avait pas dormi chez lui cette nuit.

Il n’avait même pas terminé son dîner de la veille au soir.

Mon cerveau bégayait.

Bordel, qu’avait-il pu se passer ?

Pendant les minutes suivantes, j’ai fouillé chaque recoin de la maison de pêcheur. A peine soixante mètres carrés, ce ne fut pas long, avec pour seule certitude que Le Medef ne s’y cachait pas. Pas plus que son cadavre…

Rien. Seulement quelques affaires personnelles du chômeur, des habits, des livres, un ordinateur portable dont je n’avais pas le code, un frigo presque plein, des journaux du coin, une pile entière, des médicaments, des antidépresseurs, pas d’Atarax, de l’Anafranil.

Comme si Le Medef avait dû partir brusquement.

 

Quand ?

Me foutant totalement de mes empreintes, j’ai tâté le pain sur la table. Mou.

J’ai remué les cendres dans la cheminée. Tièdes.

Le Medef avait vraisemblablement disparu depuis moins de dix heures, sans doute à l’heure du dîner. Cela correspondait à peu près au moment où Mona m’avait rejoint à Vaucottes. J’ai jeté un nouveau regard circulaire dans la salle. Elle m’a rappelé l’appartement de l’oncle Youssef. J’avais sept ans quand j’y étais entré avec ma mère. Il était mort d’une crise cardiaque trois heures avant et ma mère devait récupérer des papiers pour les pompes funèbres. Il y avait encore sa soupe froide dans un bol, une tranche de pain de mie à moitié grignotée et ses deux chaussons sous la chaise.

 

Christian Le Medef était-il mort ?

L’avait-on tué ? Enlevé ? Poussé à s’enfuir ?

Pourquoi ?

Ses dernières paroles, prononcées hier, devant la maison de la presse, résonnaient dans mon crâne.

Je vais continuer à fouiner pour en savoir plus sur cette Magali Verron.

C’est pas normal, cette omerta.

Avait-il trouvé quelque chose ?

Il croyait à un complot, une machination.

Le silence des journaux.

Le silence des gendarmes.

Les flics avaient-ils embarqué Christian Le Medef pour qu’il ne parle pas ?

« Ridicule ! » me soufflait une petite voix raisonnable. En France, la police n’interpelle pas les citoyens le soir sans même leur laisser le temps de terminer leur repas.

J’ai consulté ma montre. 4 h 35. Je me suis donné dix minutes supplémentaires pour faire le tour de la maison avant de repartir pour Vaucottes. Avant qu’Yport ne se réveille. J’ai ouvert les tiroirs, passé ma main sous les meubles, j’ai sorti les livres de leurs étagères, les habits de leur penderie. Rien.

A l’exception d’un détail.

Une feuille blanche pliée dans l’annuaire, sur laquelle quelqu’un, sans doute Le Medef, avait griffonné une série de chiffres dans quatre cases.

2/2

3/0

0/3

1/1

Mes doigts tremblèrent en refermant les Pages jaunes. Le Medef était-il sur la même piste que Piroz ? Est-ce pour cette raison qu’on l’avait éliminé ?

Des gouttes de sueur coulaient de mes bras jusqu’à mes mains et inondaient chaque objet que je touchais.

Poignées, clenches, interrupteurs…

Des litres d’ADN qui permettraient de me coller la disparition de Christian Le Medef sur le dos dès que les voisins donneraient l’alerte.

J’ai jeté un œil à travers les volets. La rue était toujours déserte à part le chien à trois pattes sous le réverbère. J’ai plié la feuille aux huit chiffres dans ma poche et je suis sorti.