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Qui pourrait me croire ?


J’apercevais l’aiguille d’Etretat, droit devant moi. Elle ressemblait à un morceau de puzzle détaché de la falaise, à la pièce d’un mécanisme qui s’emboîterait dans la porte monumentale pour ouvrir je ne sais quelle cavité secrète.

Après avoir quitté les flics sur la plage, j’avais couru près d’une heure, c’était plutôt moins que les autres jours. A peine une douzaine de kilomètres. Yport-Etretat en passant par la valleuse de Vaucottes et la brèche d’Etigues.

Assez pour évacuer. Penser. Comprendre.

Il ne devait pas faire plus de trois degrés mais j’étais en sueur. L’herbe des pelouses calcicoles dégivrait lentement, formant de minces rigoles d’eau froide qui plongeaient dans le vide en de minuscules cascades, creusant, seconde après seconde, des sillons ocre qui entaillaient la craie. Ce paysage d’éternité n’était qu’une illusion. La falaise était attaquée de toutes parts, eau, glace, pluie, mer ; résistait, pliait cédait, mourait, sous les yeux de millions de touristes qui ne percevaient pas le moindre changement dans le paysage.

Le crime parfait.

Je tremblais, maintenant.

Depuis une heure, depuis que j’avais quitté la plage d’Yport pour laisser les flics faire leur travail, je n’avais pas cessé de tourner les arguments dans mon crâne. Les conclusions du capitaine Piroz semblaient établir clairement l’enchaînement des événements. La fille inconnue pose sa robe rouge sur la plage d’Yport, il est très tôt ce matin, le soleil est sans doute à peine levé. Elle se baigne nue. Son violeur la surprend, la guette alors qu’elle se rhabille. Il la suit lorsqu’elle remonte le long du sentier littoral. Perd son écharpe, coince la fille près du blockhaus, la viole, tente de l’étrangler. Il m’entend à ce moment-là, il se cache dans le blockhaus avant que je m’approche. Trop tard.

La fille, désespérée, saute.

Face à moi, de l’autre côté de la baie, quelques promeneurs grands comme des fourmis marchaient avec précaution sur la passerelle glissante qui menait à la chambre des Demoiselles1. J’ai regardé ma montre.

11 h 03. L’heure de repartir.

 

J’ai avalé les valleuses jusqu’à Yport en à peine quarante-cinq minutes. Je n’ai croisé personne à part un cycliste dans la valleuse de Vaucottes et un âne, chemin du Couchant, qui semblait me reconnaître à me voir passer tous les matins. J’ai remonté la dernière côte jusqu’à la plaine de la Vallette. Le vent avait oublié de se lever. Au loin, les éoliennes de Fécamp, immobiles, ressemblaient à des géants qui prennent une pause. J’ai aperçu l’antenne d’Yport dans la brume, le blockhaus, les moutons dispersés autour.

L’angoisse m’étrangla la gorge.

Si la thèse de Piroz était la bonne, le violeur m’avait vu. Il m’avait guetté, dans le blockhaus. J’étais le seul témoin…

Le sentier de randonnée descendait légèrement. J’ai accéléré autant que mon pied artificiel me le permettait.

Le seul témoin ?

J’ai dépassé le camping le Rivage. La baie d’Yport explosa dans la lumière du matin. La mer continuait de se retirer doucement, loin, dévoilant un décor lunaire. Des algues émeraude s’accrochaient par touffes aux pierres torturées du platier telles des oasis déchiquetées dans un désert humide.

Ma claudication scandait une autre hypothèse.

Et si Piroz se trompait ?

Et si le violeur avait abandonné la fille sur la plage d’Yport après l’avoir agressée, violée, étranglée ? La fille perd alors la tête, monte jusqu’à la falaise, laisse tomber son écharpe sur le chemin. Traumatisée. Saute, malgré mon arrivée.

Les marches de l’escalier qui menait au casino résonnèrent sous la lame de carbone.

Que le viol ait été commis sur la plage ou en haut de la falaise ne changeait rien au fond pour cette pauvre fille… Mais pour moi, entre ces deux possibilités, se glissait une question. Une question à laquelle j’avais intérêt à réfléchir avant que Piroz ne me cuisine.

Avais-je croisé, ou non, le violeur ?

 

Trois marches encore. J’ai enjambé les sacs-poubelle du casino pour atterrir sur la digue de béton. J’étais devant la Sirène.

Avais-je croisé le violeur ?

La question m’obsédait et je me rendais compte qu’elle en masquait une autre, plus troublante encore, que Piroz n’allait pas laisser passer.

Comment cette foutue écharpe rouge avait-elle pu se retrouver autour du cou de cette fille ? Cette écharpe Burberry sur laquelle étaient gravées mes empreintes génétiques.

 

Comme chaque matin, j’ai utilisé la rambarde de bois de la terrasse de la Sirène pour m’étirer. Je ne dérangeais personne, il n’y avait aucune table dehors, aucune chaise, et encore moins de clients. Juste à côté du menu, 12,90 tout compris, assiette de bulots, moules marinières et île flottante, André avait punaisé le bulletin météo.

Ensoleillement nul

Neige probable au-dessus de 400 mètres.

On frôlera les 15 degrés en dessous du zéro.

Waouh !

André Jozwiak s’avança vers moi. Il n’avait plus rien de l’homme préhistorique qui se levait à l’aube pour me servir mon petit déjeuner, il avait pris le temps de se raser, de se coiffer et de se parfumer. Chemise blanche. Veste impeccable. Prêt à accueillir le touriste parisien perdu dans le coin. André était un horsain2 qui avant d’atterrir à Yport tenait un hôtel-restaurant à Bray-Dunes, la dernière plage française avant la frontière belge. Il aimait raconter qu’il était descendu dans le Sud pour chercher le soleil. Et pour mieux convaincre les sceptiques, chaque jour, il affichait un bulletin météo : le pire de France ! Tous les soirs il recherchait sur Internet l’endroit de l’Hexagone sur lequel les trombes d’eau allaient déferler, la tempête souffler le plus fort ou le thermomètre descendre le plus bas. Ce matin, c’était précisé en petits caractères sous le bulletin, il avait choisi Chaux-Neuve, dans le canton de Mouthe, au plus profond du Jura.

Mon premier réflexe fut de lui parler du cadavre de la suicidée sur la plage. Depuis quinze ans qu’il tenait la Sirène, il connaissait tout le monde dans le village. Une aussi jolie fille, si elle habitait Yport, sûr qu’il pourrait l’identifier…

Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, il me devança et me tendit une épaisse enveloppe en papier kraft marron.

— Du courrier, mon garçon !

 

 

Je me suis assis sur le lit de ma chambre. N° 7. Dernier étage. Vue sur mer, juste sous le toit d’ardoises. Lorsque j’avais réservé, à la Sirène, j’avais cru tomber sur le plus kitsch des hôtels…

Cliché !

Les chambres étaient propres et coquettes. La décoration avait été rénovée récemment, tendance bleu ciel avec frise coquillage et corde d’amarre aux rideaux. Debout, face à la fenêtre, j’apercevais toute la côte jusqu’au phare de Fécamp. Assis sur le lit, je devinais encore le haut des falaises.

Mes doigts tremblèrent en ouvrant l’enveloppe.

Qui pouvait m’écrire ici ? Personne n’était au courant de mon séjour à Yport à part Ibou, Ophélie, et quelques autres filles de l’ITEP Saint-Antoine. Et encore… Ils connaissaient le nom du village où je séjournais, mais pas celui de l’hôtel.

Il n’y avait aucun nom d’expéditeur sur l’enveloppe. Juste le mien avec mon adresse, rédigée à la main, une écriture ronde, féminine.

Jamal Salaoui

Hôtel-restaurant la Sirène

7 boulevard Alexandre Dumont

76111 Yport

La lettre avait été postée de Fécamp.

Tout près…

Des lambeaux de papiers ocre tombèrent sur le lit.

L’enveloppe contenait une vingtaine de feuilles. La première me sauta aux yeux. C’était la photocopie de l’article d’un journal, Le Courrier cauchois. L’édition de Fécamp. Un titre en caractères gras occupait toute la une.

19 ans. Retrouvée morte au pied des falaises d’Yport

Les falaises tanguèrent derrière la fenêtre.

Mes doigts se crispèrent sur le papier. Comment un journal local avait-il déjà pu boucler sur cette information ? La fille avait sauté il y avait moins de trois heures, les flics devaient être encore sur la plage à examiner son cadavre.

Je me suis efforcé de faire ralentir les battements affolés de mon cœur. Mes yeux se calmèrent, se fixèrent sur la feuille et trièrent les informations. J’ai soudain respiré un peu mieux. Je tenais entre mes mains une vieille édition du Courrier cauchois.

Très vieille. Presque dix ans. Celle du jeudi 10 juin 2004.

Bordel !

Pourquoi m’envoyer la photocopie d’un journal titrant sur un fait-divers aussi ancien ?

D’une main tremblante, j’ai fait défiler les autres feuilles. Toutes évoquaient la même affaire. Une jeune fille, dix-neuf ans, retrouvée morte au pied des falaises d’Yport. L’enveloppe contenait d’autres extraits de journaux, locaux ou nationaux, ainsi que des documents qui me semblaient plus confidentiels, des extraits d’interrogatoires, des notes d’enquête de la gendarmerie locale, des courriers échangés entre le juge d’instruction et le capitaine chargé de l’affaire.

Au fil de ma lecture, l’identité de l’expéditeur est devenue rapidement la plus superflue des questions.

Tout semblait véridique dans les documents qu’un inconnu m’avait envoyés. Pourtant, chacun des détails du crime qu’ils décrivaient m’apparaissait impossible à admettre.

Dix ans plus tard.


1. Grottes percées dans la falaise d’Etretat.

2. Personne originaire d’une autre région venue s’installer en Normandie.