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Qui êtes-vous ?


Deux fillettes de sept ans se balançaient aux branches du pommier.

Morgane et sa sœur, Océane.

Même bonnet rouge, même manteau vert à capuche de fourrure, mêmes bottes fourrées, même écharpe de laine autour du cou.

Même âge. Même visage.

Des jumelles !

 

Tout en essuyant le coin de mes yeux, mouillés des larmes de mon rire nerveux, j’ai levé le canon du King Cobra vers Carmen pour lui signifier de ne rien tenter.

Morgane avait une sœur jumelle !

Dans les enveloppes marron, aucun document ne mentionnait ce détail. L’enquête évoquait Océane, la sœur de Morgane, son témoignage lors de la soirée du festival Riff on Cliff, mais son âge n’était jamais précisé. A aucun moment je n’y avais prêté attention.

Tout était clair.

On avait oublié de me donner cette information pour mieux me piéger.

Du bout de mon revolver, j’ai fait signe à Carmen de sortir de la pièce.

Dans ma tête, plusieurs pièces du puzzle s’emboîtaient désormais. Morgane était bel et bien morte, violée, assassinée, le 5 juin 2004. Dix ans plus tard, c’est Océane, sa sœur jumelle, qui s’était jetée du haut de la falaise d’Yport. C’est son regard désespéré que j’avais croisé près du blockhaus. Sans doute Océane ne pouvait-elle pas admettre la mort de sa sœur. Elle avait alors inventé, composé et joué ce personnage de Magali Verron. Même date de naissance, mêmes goûts, même scolarité… Et même ADN !

 

J’ai poussé Carmen vers le bureau. De ma main gauche, j’ai ramassé sur la table les deux analyses génétiques.

Comment Océane avait-elle pu tromper la police ? Comment était-elle parvenue à faire croire que son double virtuel, Magali Verron, était né dix ans plus tard, au Canada, qu’elle y avait grandi jusqu’à ses sept ans ?

Mes yeux se posèrent sur l’analyse du Service régional d’identité judiciaire, glissèrent sur le tampon de la gendarmerie nationale.

A moins que Piroz ne m’ait volontairement fourni de fausses informations.

 

Du bout du canon, j’ai désigné une des photographies au mur. Celle où une fillette de six ans était déguisée en cow-boy.

— C’est elle ? ai-je demandé à Carmen. C’est Océane, votre autre fille ?

— Oui. Elles étaient inséparables. Océane était un garçon manqué, Morgane, une petite princesse, mais personne n’a jamais pu se glisser entre elles, pas même moi. Quand Morgane a été assassinée, j’ai cru qu’Océane ne lui survivrait pas.

— Dix ans tout de même, ai-je glissé. C’est Océane, n’est-ce pas, c’est elle qui s’est jetée de la falaise, il y a deux jours ?

Tout en prononçant ces mots, je me rendais compte que quelque chose ne collait pas. Carmen Avril m’observait, méfiante, mais je ne percevais ni tristesse ni colère dans son attitude. Rien qui puisse laisser penser qu’elle venait de perdre sa seconde fille dans un drame comparable à celui d’il y a dix ans.

Elle tourna la tête vers la pendule accrochée au-dessus de la porte.

— J’ai l’air d’une mère en deuil ?

J’ai repensé aux mots de Piroz hurlés dans le téléphone.

Retenez-le, nom de Dieu, nous arrivons.

Je devais foutre le camp, le plus vite possible. Je me suis entendu pourtant répondre avec calme, détachant les mots pour donner à chacun de l’importance.

— C’était votre fille, madame Avril. C’était Océane. Je l’ai vue sauter. J’ai… j’ai vu son cadavre.

La patronne du Dos-d’Ane m’a souri. Nullement impressionnée.

— Quand cela ?

— Mercredi. Il y a deux jours. Très tôt le matin…

— Je vais avoir du mal à croire à votre fable, monsieur… monsieur Lopez.

Elle avança, le canon du King Cobra s’inclina à hauteur de son nombril.

— J’ai eu Océane au téléphone ce midi, il y a moins de cinq heures.

J’ai encaissé le coup.

Carmen bluffait ! Cette femme était un bloc de béton. Elle mentait pour laisser à Piroz le temps d’arriver. Tous voulaient me coller sur le dos la mort des trois filles.

— OK, je vous crois, ai-je fini par dire. Votre fille Océane est vivante, elle ne s’est pas jetée de la falaise d’Yport avant-hier. Mais, dans ce cas, je veux lui parler.

— Hors de question !

— Elle habite loin d’ici ?

Carmen me jeta un regard méprisant.

— Vous n’êtes qu’un dangereux malade mental.

Je n’avais plus le temps. Piroz ou des flics de Neufchâtel qu’il aurait prévenus allaient se pointer.

— Plus encore que vous le croyez, madame Avril. Suivez-moi, on va aller discuter ailleurs.

Elle jaugea quelques instants ma détermination, puis m’obéit sans protester. Elle avança dans le jardin en faisant crisser avec nonchalance les graviers sous ses pas. L’ombre du pommier projetait son immense squelette sur l’herbe gelée. A chaque instant, j’imaginais entendre la sirène des gendarmes déchirer le silence, voir des bolides surgir et s’engouffrer dans l’allée du gîte.

Personne. La route de Foucarmont était déserte. Carmen Avril s’installa sur le fauteuil passager de la Fiat 500, toujours sous la menace discrète du revolver.

Je la trouvais étonnamment coopérative.

— N’essayez pas de vous tirer, ai-je néanmoins grogné au moment d’attraper la clé de contact.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je ne sais pas qui vous êtes, mais d’une façon ou d’une autre, vous avez un rapport avec la mort de Morgane. Avec la mort de cette fille aussi, cette fille violée et étranglée avant-hier.

— Violée peut-être. Pas étranglée.

Elle me fixa comme un gamin pris en flagrant délit de mensonge.

— Etranglée ! Piroz a eu le temps de me préciser cela au téléphone. Cette Magali Verron ne s’est pas suicidée comme vous me l’avez raconté, elle a été assassinée. Je ne vais pas vous lâcher, Lopez, il y a dix ans que j’attends ce moment…

Quel moment ?

Je n’ai pas eu le temps de demander à Carmen de préciser, elle s’en chargea tout en me défiant du regard.

— Que l’assassin de ma fille et de la petite Myrtille Camus frappe à nouveau.

J’ai soutenu le bras de fer, iris contre iris.

— Piroz joue un sale jeu. Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté, mais il cherche un bouc émissaire. Désolé, votre copain flic devra courir encore un peu avant de l’égorger.

Carmen haussa les épaules, comme si mes arguments n’avaient aucun poids. Peu importait, j’avais compris qu’elle se montrerait docile tant qu’elle ne saurait pas quel rôle exact je jouais dans cette histoire. Sa mort comptait sans doute moins pour elle que sa quête de vérité.

— Je peux savoir où vous m’emmenez ?

J’ai démarré sans répondre. Nous avons roulé deux kilomètres pour sortir de Neufchâtel, puis j’ai tourné dans un chemin de terre. « Avenue verte, accès no 11 », indiquait un panneau en bois. Je me suis garé sous un tilleul après le premier virage. J’ai coupé le contact et braqué à nouveau le King Cobra en direction de ma passagère.

— Donnez-moi votre téléphone. Vite.

— Pour quoi faire ?

J’ai insisté. Carmen n’esquissa pas un geste, ni pour m’aider, ni pour protester quand je me suis penché pour attraper son sac et en extraire un Samsung Galaxy.

Mon pouce glissa sur l’écran tactile.

Liste des contacts.

OCEANE.

J’ai double-cliqué pour appeler.

La photographie d’Océane s’afficha. Plein écran. Une décharge électrique !

C’était elle. Une certitude définitive.

Magali Verron et Océane Avril ne formaient qu’une seule et même personne.

Sur le cliché du portable, elle souriait sous un ciel de coton dans une pose presque identique à celle adoptée une seconde avant de sauter de la falaise, ses cheveux fous abandonnés au vent du large, ses yeux plissés en amande, plein soleil, comme un défi à la lumière.

Juste avant qu’elle ne s’écrase sur les galets. La fille dont je composais le numéro de téléphone était morte, avant-hier.

Une voix répondit à la première sonnerie. Un chuchotement lointain, presque inaudible.

— Maman ? Je suis en consultation. Je te rappelle dans dix minutes.

J’ai patienté quelques instants dans le silence avant de comprendre qu’elle avait déjà raccroché.

Sur le siège passager, Carmen triomphait.

— Cette fois, vous êtes content, Lopez ? Vous avez entendu la voix d’Océane. Vous n’êtes pas tombé sur le répondeur d’un fantôme ? Vous n’avez pas fait l’indicatif du paradis ?

Le Samsung glissait entre mes mains couvertes de sueur. Je ne réfléchissais plus. J’agissais sur ordre d’un cerveau proche de l’implosion. Rien ne me prouvait que la fille qui m’avait répondu était Océane Avril ! La liste des contacts défila sous mes doigts. Je me suis arrêté quelques lettres plus loin.

TRAVAIL-OCEANE

Double clic.

Trois sonneries cette fois avant que quelqu’un ne décroche : une femme, enjouée, parlant fort en articulant chaque mot.

— Cabinet médical du Marquis, j’écoute.

J’ai soufflé quelques secondes, puis j’ai improvisé.

— Bonjour ! Je galère pour vous trouver. J’ai rendez-vous dans un quart d’heure à la clinique. Vous pouvez me guider ?

— Aucun souci, monsieur, vous êtes à Neufchâtel ?

— Presque…

Carmen roulait des yeux paniqués pendant que la secrétaire m’indiquait la route.

Demi-tour en direction du centre-ville, à droite vers la rue principale, encore à droite avant l’église. Après le bref réveil de la sortie des classes, Neufchâtel semblait s’être à nouveau engourdi dans une humidité poisseuse et froide.

Aucune trace de flics.

La place du Marquis était presque vide. Je me suis garé juste en face du cabinet médical.

Malgré la menace de mon revolver, Carmen hésita à sortir de la Fiat. Pour la première fois, je lisais de la peur dans son regard. J’ai serré le King Cobra tout en bredouillant quelques mots qui sonnaient comme une excuse.

— Je n’ai tué personne, Carmen. Je veux simplement connaître la vérité. Comme vous.

La patronne du gîte me cracha sa réponse.

— Elle ne sera pas celle que vous attendez, Lopez. Océane travaille de l’autre côté de cette porte. Ce n’est pas elle, la fille que vous cherchez, cette Magali Verron que vous n’avez pas pu sauver.

Carmen décrocha sa ceinture de sécurité, résignée, puis ajouta :

— Ni elle, ni aucune autre de mes filles. Je vous rassure, je n’ai pas de triplées…

J’avais un instant pensé à cette éventualité.

Des triplées, des quadruplées, des quintuplées.

Des jeunes filles comme autant de clones qui sauteraient les unes après les autres de la falaise. Une tous les dix ans. Ridicule ! Digne d’un très mauvais polar.

Je me suis assuré que le parking était désert et je suis sorti de la Fiat en prenant soin de dissimuler mon poignet et le revolver sous un chiffon sale déniché dans le vide-poches. Pour un passant pressé, cela pouvait ressembler à un bandage de fortune.

 

Une marche. J’ai poussé la porte de verre poli et laissé Carmen entrer la première. Mes yeux accrochèrent les quatre rectangles d’or gravés aux noms et titres des médecins exerçant dans le cabinet. Ils s’arrêtèrent sur le troisième.

Océane Avril

Gynécologue-obstétricienne

Mon pied raide dérapa sur la marche. J’ai contrôlé le déséquilibre en prenant appui sur le mur de crépi, sans lâcher l’arme dissimulée sous le tissu.

Non ! hurlait une voix dans mon cerveau. La fille qui venait de me répondre au téléphone ne pouvait pas être la sœur jumelle de Morgane. Cette sœur jumelle avait fait une chute de cent vingt mètres, sous mes yeux. Je m’accrochais comme à deux béquilles aux deux axiomes posés par Mona hier soir. Il n’existait que deux certitudes.

Morgane Avril était morte il y a dix ans

Magali Verron était morte il y a deux jours.

Leur prodigieuse ressemblance, jusqu’à leur empreinte génétique identique, ne pouvait s’expliquer que parce qu’elles étaient jumelles !

 

Je suis entré dans la clinique et, d’un geste qui pouvait paraître amical, j’ai posé ma main bandée contre la hanche de Carmen. Une fille en blouse blanche nous sourit derrière le meuble d’accueil, puis s’adressa directement à Carmen.

— Bonjour, madame Avril. Si c’est pour voir Océane, elle est en rendez-vous. Elle ne devrait pas en avoir pour longtemps.

Elle fixa la porte sur ma droite.

Docteur Avril.

Sans davantage réfléchir, j’ai écarté Carmen et j’ai poussé la porte.

 

Quatre paires d’yeux se braquèrent sur moi.

Une femme assise, tenant entre ses paumes tremblantes son ventre rond.

Un homme debout à ses côtés, la main sur son épaule, l’autre prête à frapper quiconque l’approcherait, elle.

Un enfant de deux ans, dans le coin de la pièce, jouant à quatre pattes avec une tour de Lego branlante sortie d’une caisse de jeux.

Océane Avril, derrière son bureau.

— Oui ?

L’obstétricienne m’observa sans comprendre mon intrusion.

Une immense bouffée de chaleur me submergea.

C’était elle… C’était Magali Verron.

Même regard mélancolique.

Même grâce délicate.

Même perfection de chacun de ses traits, comme si un peintre en avait dessiné les contours à partir de mes émotions les plus intimes… La fille de mes rêves, comment aurais-je pu me tromper ?

Celle à qui j’avais tendu la main près du blockhaus…

Celle dont j’avais veillé le cadavre sur la plage, de longues minutes, avant que les gendarmes de Fécamp n’arrivent.

Elle qui se tenait devant moi. Bien vivante, à expliquer à un jeune couple comment donner la vie à un enfant…

 

Mon bras pendit stupidement. Le chiffon tomba par terre comme une méduse morte, dévoilant le King Cobra.

La femme enceinte hurla, entraînant les pleurs de son fils. La tour de Lego chavira. L’enfant traversa la pièce et bondit se coller au torse de son père. Mâchoire fermée. Poings serrés.

— Sortez d’ici ! ordonna Océane.

Carmen Avril, pour me couper toute retraite, se tenait entre la porte et le couloir. Des bébés nus de toutes les couleurs de peau me fixaient sur les quatre murs dans leurs cadres de verre, indignés, comme sur le point de refermer sur moi une immense chaîne multiraciale.

Je devais fuir. Penser ensuite.

 

Je me suis brusquement retourné et j’ai poussé Carmen de toutes mes forces. Elle tomba lourdement en arrière, renversant deux chaises dans le couloir. J’ai agité le revolver devant moi, au hasard, provoquant d’autres hurlements, ceux de la fille en blouse blanche à l’accueil.

La porte de verre vola.

Une marche.

La seconde suivante, j’étais assis derrière le volant de la Fiat 500. Une autre seconde, la voiture reculait sur le parking désert, braquait, sautait le caniveau sans même marquer le stop.

J’ai repris ma respiration et je me suis forcé à lever le pied, à rouler lentement, au moins jusqu’à la sortie de Neufchâtel-en-Bray. Dans mon rétroviseur, en haut de la route de Foucarmont, j’ai cru percevoir le halo bleuté d’un gyrophare, un peu au-dessous du panneau « Gîtes de France ».

J’ai ralenti encore…

Les flics étaient chez Carmen !

Il leur faudrait sans doute encore un peu de temps pour disposer de mon signalement, de la marque de ma voiture, de sa plaque minéralogique peut-être, si Carmen avait été observatrice.

La Fiat franchit le pont sur l’Arques. « 49 km/h » clignota un smiley lumineux.

Je devais disparaître. Carmen avait peut-être déjà appelé les flics. S’ils me rataient à Neufchâtel, ils m’attendraient forcément pour me coincer sur l’autoroute.

J’ai tourné sur ma droite en direction de Mesnières-en-Bray. Je n’avais pas d’autre choix que de me perdre sur les routes de campagne.

J’avais une chance.

Les flics n’allaient pas déclencher le plan Epervier pour moi. Je ne connaissais pas les procédures, mais un tel dispositif me semblait rarissime, plus rare en tout cas que les faits divers sordides et leur cortège de meurtriers en cavale. Si je ne quittais pas les routes départementales, si j’attendais la nuit, avec un peu de prudence je pourrais rejoindre Vaucottes.

Ensuite…

 

J’ai allumé les phares. La chaussée devant moi se rétrécissait. Dans la pénombre, la ligne blanche au milieu de la route devint rapidement mon seul repère. Un fil d’Ariane qui découpait mon chemin en deux parties égales. Mes yeux se concentraient sur cette ligne, hypnotisés, comme si à force de la fixer j’allais parvenir à scinder ma raison en deux chambres étanches.

La première renonçait. J’avais tout inventé. Aucune fille ne s’était suicidée il y a deux jours. Si cette jeune fille existait, elle était morte étranglée, de mes propres mains. Son visage n’était pas celui d’Océane Avril, j’avais confondu avec celui d’un autre meurtre, dix ans plus tôt, celui de sa sœur. Peut-être même avais-je étranglé également Morgane. J’étais fou, je tuais, j’oubliais, je mélangeais mes victimes. Je ne me souvenais pas non plus de Myrtille Camus, mais si j’avais assassiné Morgane Avril, alors j’avais violé et tué aussi cette troisième fille.

Le ruban blanc dans la lumière crue des phares se déroulait lentement, jusqu’au vertige.

Je comprenais maintenant ces innocents qui avouent aux flics un crime qu’ils n’ont pas commis, après des nuits de garde à vue, après des heures d’arguments, d’hypothèses et de preuves assénés par l’accusation. Ces innocents qui finissent par croire à la vérité énoncée par d’autres, qui en viennent à douter de leurs propres certitudes, celles qu’ils possédaient en entrant dans le bureau du juge.

Un virage serré.

Le fil d’albâtre vira en épingle à cheveux.

Non ! cogna la voix dans mon crâne.

Non !

La seconde chambre de ma raison résistait encore. Il existait une clé, une explication logique.

Elle était là, proche.

Il suffisait de se calmer, de réfléchir. De reprendre tous les éléments et de les assembler autrement.

Il suffisait de prendre de la hauteur, du recul. De dépasser les apparences.

De parler avec quelqu’un qui accepterait de me croire.

Mona ?