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Un coup monté, bordel ?


La plage de Grandcamp-Maisy était encore à un bon kilomètre mais je distinguais déjà les façades claires des maisons du front de mer, alignées telles les dents blanches d’un immense sourire.

Carmen Avril avait téléphoné aux flics. Ils nous attendaient au port. Ils y seraient avant nous, avaient-ils assuré, même si la traversée de Saint-Marcouf ne durait que quelques minutes. Ils allaient sans doute mobiliser toutes les brigades du coin pour nous accueillir. Derrière nous, l’île du Large avait déjà disparu dans une brume du matin. Seul le vol des cormorans au-dessus de la mer vide pouvait laisser deviner qu’une terre existait à portée d’ailes.

J’étais assis sur le banc-coffre. Personne n’avait pensé à me redonner ma prothèse. Océane sanglotait, blottie contre moi. Carmen, pendue au téléphone, m’avait confié sa fille sans me laisser le choix. J’étais trempé. L’eau avait fini par se glisser entre la combinaison de néoprène et ma peau pour y stagner, glacée, refroidie encore par le vent de terre qui nous cinglait le visage.

Pour rien au monde je n’aurais échangé ma place.

Je n’aurais pas esquissé le moindre geste pour me mettre à l’abri de la brise, pour essuyer les ruisseaux gelés qui coulaient sur mon torse, mes bras et mes jambes, le moindre mouvement qui aurait pu modifier le moindre millimètre de cet équilibre miraculeux.

Le visage d’Océane posé sur mon épaule. Sa main autour de ma taille. Ses larmes chaudes dans mon cou, quelques gouttes brûlantes dans un torrent de glace.

Prostrée.

Océane n’avait pas vu Gilbert et Carmen Avril hisser, après de longues minutes d’efforts, les cadavres de Piroz et de Saint-Michel jusque sur le pont du Paramé. Gilbert se charger, seul, de les descendre dans la cale, sans un mot, juste une Marlboro coincée entre les lèvres.

« Je savais que c’était une histoire à la con », s’était-il contenté de bougonner à l’adresse de sa sœur. Puis il était retourné dans la cabine de pilotage et avait lâché les gaz.

Carmen n’avait pas répondu, l’oreille et la bouche collées à son portable, les flics sans doute. Elle n’aurait pas assez de la traversée pour leur expliquer pourquoi le kotter hollandais ramenait deux cadavres dans ses cales.

Un flic et un assassin.

 

Mona était assise contre le bastingage, près de la proue. Elle fixait le ciel blanc en direction du mirador de l’église de Grandcamp, le seul mât de la côte auquel accrocher une prière. Les yeux rouges. Denise avait attaché Arnold à ses pieds et passait sa main dans ses cheveux roux. Mona aurait besoin de temps. Sa meilleure amie avait été assassinée par un homme qu’elle connaissait depuis son enfance. Chichin. L’homme que ses parents, Charles et Louise, avaient choisi pour le bonheur de leur fille.

Tous disparus, ensevelis sous une avalanche de mensonges.

Tous sauf elle.

 

Le roulis berçait Océane. Je n’avais presque jamais tenu un bébé entre mes bras, mais je comprenais les pères, capables de rester des nuits à porter un enfant contre leur sein. Je comprenais cet incroyable sentiment de responsabilité qui imposait de ne rien faire, d’attendre, statufié pour l’éternité. Qu’être là suffisait.

Seules mes pensées couraient. Avant d’entrer dans le port de Grandcamp, elles s’égaraient dans le vide. Je n’avais rien compris, ou presque, sinon que Frédéric Saint-Michel était le double violeur, le tueur à l’écharpe rouge que les flics cherchaient depuis dix ans, que Piroz l’avait deviné et lui avait tendu un piège.

 

Le long de l’interminable digue de béton isolant la plage de Grandcamp du village, j’ai suivi du regard les trois estafettes de flics qui roulaient en direction du port. Excités sans doute. Pendus aux lèvres de Carmen.

Dix ans qu’ils attendaient. Tout irait pourtant très vite, ensuite.

Ni moi ni eux ne le savions encore.

 

Avant la fin de l’après-midi, les flics auraient achevé les premières expertises du bloc-notes Moleskine retrouvé derrière une brique de l’île de Saint-Marcouf et certifié, sans aucun doute possible, qu’il avait été rédigé par Myrtille Camus une dizaine d’années plus tôt. D’autres flics auraient épluché l’emploi du temps de Frédéric Saint-Michel le 26 août 2004. Un employé de mairie d’Elbeuf se souviendrait que la veille du meurtre de sa fiancée le directeur du centre de loisirs du Puchot avait annulé ses rendez-vous avec des parents pour aller visiter de futurs lieux d’accueil pour les camps de découverte. Gîtes. Bases nautiques. Poney-clubs. Personne n’avait vérifié, personne n’y avait fait attention à l’époque. On avait affaire à un tueur en série. Qui aurait pu imaginer que Frédéric Saint-Michel avait fait l’aller-retour Elbeuf-Isigny dans la journée, trois cent soixante kilomètres, pour aller violer et étrangler sa future fiancée ?

Avant la fin de la soirée, vers 23 heures, les flics de la brigade d’Elbeuf, munis d’une commission rogatoire du juge Lagarde, auraient fouillé l’appartement de Frédéric Saint-Michel, rue Sainte-Cécile. A leur stupéfaction, ils allaient y trouver, dans un tiroir fermé à clé qu’ils finirent par attaquer au pied-de-biche, le sac à main de Morgane Avril. Ils téléphoneraient alors au juge pour hurler que oui, pour la première fois, un lien entre les deux affaires Avril et Camus était établi.

 

Vers minuit, jointe au téléphone par l’aspirant Hachani, Sandra Fontaine, une ex-animatrice du centre du Puchot à présent institutrice à Thuit-Simer, au-dessus d’Elbeuf, se souviendrait d’avoir parlé à son directeur du festival Riff on Cliff, et en particulier d’un groupe qui passait à Yport ce soir-là. Histoires d’A, une formation qui reprenait les tubes des Rita Mitsouko. Sandra Fontaine ignorait si son directeur s’était rendu au festival, mais elle se rappelait avec précision avoir discuté avec lui de Riff on Cliff le lendemain, autour d’un café. Dans la région d’ailleurs, ce jour-là, tout le monde parlait du festival. Pas du programme musical, de la gamine retrouvée violée, étranglée et jetée du haut de la falaise d’Yport.

 

Vers 1 heure du matin, un groupe de trois policiers, pilotés par le commandant Weissman de la SRPJ de Rouen, allaient passer le reste de la nuit à rédiger un premier rapport. Vraisemblablement, Frédéric Saint-Michel s’était rendu seul au festival Riff on Cliff, y était tombé sous le charme de Morgane Avril qui enflammait ce soir-là la piste de dance du SeaView. Sans doute Morgane Avril n’avait-elle pas été indifférente aux avances de Saint-Michel. Ils étaient sortis ensemble de la boîte. Tout avait dû déraper ensuite. Saint-Michel avait violé la fille, puis l’avait étranglée, était retourné à Elbeuf en ne conservant que le sac à main que les flics cherchaient.

Que se passa-t-il quelques mois plus tard, quand Myrtille Camus, sa fiancée, lui donna rendez-vous aux Grandes Carrières pour lui annoncer qu’elle voulait rompre ? Un nouvel accès de fureur ? Un plan machiavélique minutieusement préparé ? Sans doute ne le saurait-on jamais, mais Frédéric Saint-Michel suivit le même modus operandi que lors de son premier meurtre. Robe arrachée. Echarpe rouge Burberry utilisée pour étrangler la victime. Il détournait ainsi les soupçons de la police. Le tueur était un rôdeur, un pervers. En aucun cas un proche de l’une des filles…

 

Vers 3 heures du matin, le commandant Weissman allait octroyer une pause à ses collaborateurs et tenter de réveiller le commandant Léo Bastinet, en retraite depuis plus de cinq ans près d’Ambert, dans le Puy-de-Dôme, pour l’informer de l’ultime rebondissement de l’affaire Avril-Camus. Le commandant Bastinet décrocha après une dizaine de sonneries et lui raccrocha au nez avant qu’il ait pu placer dix mots. Ce ne fut pas le cas d’Ellen Nilsson, que Weissman parvint à joindre dans les minutes qui suivirent.

Dès 6 heures du matin, la psychocriminologue donna sa première interview sur l’antenne d’i>Télé. Décoiffée comme réveillée au saut du lit, visage sans fard ni ride, poitrine gonflée sous un chemisier de soie transparent enfilé à la hâte, elle affirma au journaliste qui reluquait ses jambes nues qu’elle avait toujours su que Myrtille Camus connaissait son assassin, mais qu’elle avait été, hélas, la seule à croire à cette hypothèse.

 

A 10 heures du matin, les standardistes du SRPJ de Rouen avaient déjà recueilli cinq nouveaux témoignages d’anciennes animatrices du Drap d’Or ou de la MJC d’Elbeuf. Toutes révélèrent que lorsqu’il dirigeait les centres le beau Chichin était très attiré par les jeunes et jolies stagiaires BAFA et s’était constitué un impressionnant palmarès de groupies disposées à le suivre jusque sous la couette, dans une tranche d’âge allant de dix-sept à vingt ans. Plusieurs filles avouèrent avoir succombé aux avances du guitariste et détaillèrent la métamorphose du séducteur, dès qu’elles avaient rendu les armes : le soupirant attentionné du soir se muait à l’aube en amant sans pitié. Pressé. Blasé. Les flics, par contre, n’étaient parvenus à découvrir aucune fille passée dans le lit de Saint-Michel après l’été 2003, date où il sortit officiellement avec Myrtille Camus. Saint-Michel avait-il trouvé le grand amour ? Celui qu’il ne pourrait supporter de perdre ?

 

Gilbert Avril donna un solide coup de barre à droite. Le Paramé vira en direction du port, droit vers la jetée en béton qui commandait l’étroite entrée du chenal. Malgré l’heure matinale, quelques dizaines de badauds se massaient déjà sur la digue. Des habitants du front de mer et des commerçants sans doute, alertés par le défilé des camionnettes de gendarmerie.

Ils nous jetaient des regards curieux, pointaient des doigts dans notre direction, riaient ou chuchotaient. Plusieurs flashs d’appareils photo crépitèrent.

Océane, toujours lovée entre mes bras, leur tournait le dos. Le Paramé glissait doucement sur l’eau calme. Je devinais que dès que nous aurions accosté la tempête se déclencherait. Chaque membre de l’association Fil Rouge serait pris en charge par les flics.

Exfiltration vers la gendarmerie la plus proche. Interrogatoires séparés. Meute de journalistes campant devant la brigade.

J’ai profité des dernières secondes de calme pour lister dans ma tête les doutes que ne levait pas la mort de Saint-Michel.

Qui avait placé le journal intime de Myrtille Camus sur l’île de Saint-Marcouf ? Piroz, pour confondre Frédéric Saint-Michel, comme il l’avait sous-entendu dans la cale du Paramé ? Mais s’il avait mis la main sur une preuve aussi déterminante que ce journal intime, pourquoi ne pas avoir directement accusé Saint-Michel ? Si Piroz avait deviné la réelle signification de la signature M2O, pourquoi avoir accepté de participer à cette machination folle pensée par Carmen Avril, jusqu’à ce dénouement macabre sur l’île de Saint-Marcouf ?

Tout est en place, avait affirmé le capitaine.

Qu’avait prévu Piroz avant que Saint-Michel ne le poignarde ? Que venait faire dans cette histoire cette théorie du dilemme du prisonnier à laquelle le capitaine attachait tant d’importance ?

 

Le kotter hollandais rasa la vigie au bout de la jetée. Un type en bonnet marin, en équilibre sur la rambarde, armé d’un appareil photo à téléobjectif, nous adressa des grands signes de bras. Connard !

Instinctivement, j’ai pivoté de trois quarts pour dissimuler le visage d’Océane. La meute se massait sur les quais. Mon cerveau s’affolait à nouveau.

Océane avait tué un homme quelques minutes plus tôt, Frédéric Saint-Michel était coupable, sans aucun doute, même si…

Il restait un dernier écueil. Le principal au fond, celui qui expliquait pourquoi on n’avait jamais soupçonné Saint-Michel.

Son ADN !

Comme pour tous les proches de Myrtille Camus, les flics avaient vérifié l’empreinte génétique de Frédéric Saint-Michel. Bien entendu, elle ne correspondait pas au sperme retrouvé sur les corps de Morgane et Myrtille. Le beau Chichin avait-il lui aussi été victime de coïncidences improbables, d’un enchaînement vertigineux qui en faisait le coupable idéal ? Ou bien avait-il inventé le plus ingénieux des tours de passe-passe ?

 

Nous l’ignorions tous alors, mais les flics allaient trouver la solution dès le lendemain, vers 13 heures.

Une solution aussi simple qu’évidente…