Journal de Jamal Salaoui


Longtemps, je n’ai pas eu de chance.

A force que le hasard retombe toujours du même côté, jamais du mien, j’en suis venu à imaginer la vie comme une sorte de gigantesque conspiration, uniquement composée de membres ayant prêté serment de se liguer contre moi. Avec à sa tête une sorte de dieu ressemblant à un prof sadique qui s’acharne sur le plus faible de la classe. Et tous les autres copains, trop contents que les coups ne tombent pas sur eux, jouant eux aussi aux tortionnaires zélés. A distance. Pour éviter les ricochets. Comme si la poisse était contagieuse.

Puis, avec les années, j’ai compris.

C’est une illusion.

Dans votre vie, vous ne rencontrez pas plus de dieu vicieux que de prof qui vous prend comme bouc émissaire.

Les dieux comme les profs s’en foutent, de vous. Vous n’existez pas pour eux.

Vous êtes tout seul.

Pour que la pièce retombe un jour de votre côté, il faut juste jouer, souvent, beaucoup, recommencer, toujours.

Insister.

C’est juste une question de probabilité. Et peut-être aussi, au bout du compte, de chance.

 

Je m’appelle Jamal.

Jamal Salaoui.

Pas le genre de nom qui porte chance, a priori.

Quoique…

Mon prénom, si vous avez remarqué, c’est le même que celui de Jamal Malik, le garçon de Slumdog Millionaire. Ce n’est pas le seul point commun entre nous d’ailleurs. Nous sommes tous les deux musulmans dans un pays qui ne l’est pas, et on s’en fiche un peu. Lui a grandi à Dharavi, le slum de Bombay, moi dans la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve. Je ne sais pas si on peut vraiment comparer. Côté physique non plus, je ne sais pas. Lui n’est pas très beau avec ses oreilles décollées et son air de moineau craintif. Moi non plus. Pire encore, je n’ai qu’une jambe, enfin une et demie, la deuxième s’arrête au genou et se termine par une prothèse de plastique couleur chair. Je vous raconterai un jour.

C’était une de ces fois où la pièce n’est pas retombée du bon côté.

Mais le principal point commun, il se tient face à moi. Jamal Malik, son truc, ce n’est pas les millions de roupies, c’est Latika, sa chérie, belle comme le jour, surtout à la fin, avec son voile jaune, quand il la retrouve dans la gare de Bombay. C’est elle, son jackpot.

Moi, pareil.

Je suis face à une fille incroyablement désirable. Elle vient d’enfiler une robe tulipe bleue. Ses seins dansent sous la soie d’un décolleté dans lequel j’ai le droit de plonger les yeux aussi longtemps que je le désire. Comment vous dire pour vous faire comprendre ? Elle est mon idéal féminin, un peu comme si elle m’avait dragué dans mes rêves pendant des milliers de nuits avant de surgir devant moi un beau matin.

Je dîne avec elle.

Chez elle.

Les flammes de la cheminée font comme des caresses sur la peau blanche de son visage. Il y a du champagne aussi. Piper-Heidsieck, 2005. Nous allons faire l’amour dans quelques heures, peut-être même avant la fin du repas.

Nous nous aimerons au moins une nuit.

Peut-être plusieurs.

Peut-être toutes les autres nuits de ma vie, comme un rêve qui ne s’évaporerait pas au matin, qui m’accompagnerait sous la douche, puis dans l’ascenseur pourri de la dernière barre des 4000 qui n’a pas été dynamitée, puis jusqu’à l’arrêt Courneuve-Aubervilliers du RER B.

Elle me sourit. Elle porte la coupe de champagne à sa bouche, j’imagine les bulles descendre dans son corps, pétiller en elle. Je pose mes lèvres sur les siennes. Humides de Piper-Heidsieck comme un bonbon effervescent.

Elle a préféré l’intimité de sa maison plutôt que le chic d’un restaurant de la côte. Peut-être au fond avait-elle un peu honte de s’afficher avec moi, du regard des voisins de table sur l’Arabe handicapé qui sort avec la plus belle fille de la région. Je la comprends, même si je me fiche bien de leur jalousie mesquine. Plus que n’importe qui, j’ai mérité ce moment. J’ai tout misé. J’ai rejoué chaque fois que la pièce retombait du mauvais côté. Sans jamais cesser d’y croire.

J’ai gagné.

J’ai croisé cette fille pour la première fois il y a six jours, dans le lieu le plus improbable pour rencontrer une fée. Yport.

Pendant ces six jours, j’ai plusieurs fois failli mourir.

Je suis vivant.

Pendant ces six jours, j’ai été accusé de meurtre. De plusieurs meurtres. Les plus sordides qui soient. J’ai moi-même failli le croire.

Je suis innocent.

J’ai été traqué. Jugé. Condamné.

Je suis libre.

Vous verrez, vous aussi aurez du mal à croire aux délires d’un pauvre beur infirme. Le miracle vous semblera trop invraisemblable. La version des flics vous semblera tellement plus acceptable. Vous verrez, vous aussi allez douter. Jusqu’au bout.

Vous reviendrez au début de ce récit, vous relirez ces lignes et vous penserez que je suis fou, que je vous tends un piège, ou que j’ai tout inventé.

Je n’ai rien inventé pourtant. Je ne suis pas fou. Aucun piège. Je vous demande juste une chose, me faire confiance. Jusqu’au bout.

Tout se terminera bien, vous verrez.

 

Nous sommes le 24 février 2014. Tout a commencé il y a dix jours, un vendredi soir, le 14, à l’heure où les gamins de l’Institut thérapeutique Saint-Antoine retournent chez eux.