Son nom et son adresse ?
J’ai lu et relu le poème.
Emu. Troublé.
Une nouvelle fois, je me suis demandé quel lien existait entre l’affaire Myrtille Camus… et moi !
A quoi rimait cette profusion de détails ? En quoi l’enquête sur le second crime du tueur à l’écharpe rouge pouvait-elle m’aider à résoudre le premier, celui de Morgane Avril ? Et par conséquent l’énigme du suicide de Magali Verron, il y a deux jours ? A sortir de l’impasse où j’étais coincé ?
Néanmoins, dans l’instant, connaître la suite de l’histoire, le nom de ce type identifié par les flics de Valognes, le suspect no 1 dans le meurtre de Myrtille Camus, ne pressait pas puisque quelqu’un s’arrangerait pour me la faire parvenir. Cela faisait partie de son plan.
Je me suis relevé, j’ai marché dans le salon en me concentrant sur chaque vers. Le parquet verni grinçait sous mes pas comme le carillon obsédant d’un jeu télévisé. Depuis la lecture de ce procès-verbal, une intuition me taraudait.
Et si ce courrier n’était pas un piège ? Et si, au contraire, quelqu’un m’envoyait ces lettres pour que je trouve la solution ? Pour que je découvre, dix ans plus tard, dans cette foule d’indices, ce que les flics avaient laissé passer. L’identité du double meurtrier.
Ce poème était l’une des pièces de ce puzzle. Une de plus.
Je me suis encore avancé jusqu’à la fenêtre. Dehors, un type cravaté marchait vers la plage, téléphone collé à l’oreille, se retournant fréquemment.
J’ai égrené dans ma tête les questions, en vrac, dans le désordre. Presque une dizaine.
Pourquoi me confier ces enveloppes ? Quelle compétence particulière avais-je pour résoudre cette affaire dont j’ignorais encore tout deux jours avant ?
Qui d’autre que Mona pouvait savoir que je me cachais dans la résidence secondaire de Martin Denain ?
Où était passé Christian Le Medef ? L’avait-on enlevé ? Tué ?
Que signifiaient les quatre cases et les huit chiffres auxquels s’intéressaient Le Medef et Piroz ?
Dans la rue, une blonde descendait la pente raide encombrée de deux enfants, d’un vélo à quatre roues et d’une patinette.
Si je n’avais aucun début de réponse aux quatre premières interrogations, elles m’apparaissaient pourtant logiques, rationnelles. Rien à voir avec les six suivantes, plus délirantes les unes que les autres.
Comment les flics avaient-ils pu trouver mes empreintes sur le cadavre de Magali Verron sans que je la touche ?
Comment avait-elle pu enrouler cette écharpe rouge autour de son cou tout en tombant de la falaise ?
Pourquoi la presse n’avait-elle rien écrit à propos de la mort de Magali Verron ?
Comment expliquer ces coïncidences irréelles entre Magali Verron et Morgane Avril. Naissance, goûts, scolarité… et visages identiques !
Etait-il possible, comme j’en étais persuadé, que Morgane Avril ne soit pas morte il y a dix ans, alors que tous les journaux de France avaient titré sur son assassinat ?
Et la question subsidiaire.
Etait-il pensable qu’un seul paramètre puisse résoudre l’intégralité de cette équation à dix inconnues ?
J’ai encore glissé un œil méfiant vers l’extérieur. Dernier wagon de la famille en balade, un ado traînait les pieds sur le bitume, coupé du monde, casque MP3 aussi large qu’un cache-oreilles.
J’étais seulement certain d’une chose, je n’allais pas résoudre cette énigme seul, par l’unique puissance de mes cellules grises, comme dans ces vieux films où l’enquêteur bedonnant dénoue l’intrigue sans même quitter son fauteuil.
J’avais besoin d’agir, et la première de ces actions consistait à retrouver l’identité du troisième témoin.
Denise.
Mona avait raison ! Il suffisait de demander l’adresse à son chien…
Dans les minutes qui suivirent, j’ai mis à sac le salon de Martin Denain jusqu’à ce que je déniche l’annuaire sous une pile de vieux journaux. J’ai feuilleté de façon compulsive les Pages jaunes. Il n’y avait que trois cliniques vétérinaires dans un rayon de vingt kilomètres. J’ai commencé par la plus proche, la clinique de l’Abbatiale, à Fécamp. Une secrétaire à la voix de chatte me répondit.
— Excusez-moi, ai-je miaulé à mon tour. Je vous téléphone de la part de ma grand-mère, Denise, à propos de son chien Arnold.
— Arnold, a répété la fille de sa voix sucrée. Attendez…
Une accro du clavier. Elle tapait plus vite que son ombre.
— Arnold, un shih tzu de onze ans. C’est bien cela ?
J’ai failli hurler de joie !
— Oui ! Co… comment vous dire ? Ma grand-mère perd un peu la tête. Elle oublie les rendez-vous, les vaccins. Alors je prends le relais, pour Arnold comme pour le reste, d’ailleurs.
— Je comprends, attendez, je vais vérifier.
J’ai à nouveau entendu un clavier crépiter, puis la voix rose bonbon est revenue.
— On a envoyé un courrier de rappel à votre mamie il y a six mois. Arnold doit venir nous rendre visite avant juin pour son vaccin contre la piroplasmose.
— J’en étais sûr ! Mamie l’a oublié. Vous pouvez m’envoyer à nouveau ce courrier ?
— A votre adresse ou à la sienne ?
— Celle de ma grand-mère plutôt. Je passe chez elle toutes les semaines.
La secrétaire adora cette dernière attention. Sa voix vira au sucre d’orge.
— Je vous envoie cela aujourd’hui, monsieur…
J’ai marqué un temps d’hésitation, prudemment dosé. Juste avant qu’elle ne raccroche, je l’ai rattrapée au vol.
— Attendez ! Quelle adresse ma grand-mère vous a-t-elle donnée ? Maintenant que j’y pense, le précédent courrier s’est peut-être perdu, on a été obligés de la déménager dans une maison de plain-pied il y a quelques mois.
Un court silence, sans aucun pianotage. J’ai deviné qu’elle tournait la molette de la souris.
— Denise Joubain. Ancienne Gare, route des Ifs, à Tourville-les-Ifs. C’est toujours bon ?
— Parfait, mademoiselle.
Mademoiselle.
Elle a gloussé un remerciement liquoreux et j’en ai profité pour raccrocher.
La minute suivante, la carte au 1/25 000 était étalée sur la table du salon. Le hameau des Ifs se situait à six kilomètres d’Yport, pleine campagne. J’ai passé un long moment à surligner les zones boisées, les talus plantés, les sentiers isolés, afin de définir l’itinéraire qui me permettrait de me rendre chez Denise Joubain en minimisant la probabilité de croiser un témoin me dénonçant aux flics. Six kilomètres, c’était long pour qu’un boiteux qui cavale à travers bois et champs ne se fasse pas repérer.
Chercher à rencontrer cette vieille était risqué, j’en étais conscient. Mais l’était-ce moins que de moisir dans ce manoir pendant une journée entière ?
Je disposais d’un dernier atout.
Denise et Arnold.
Et je comptais bien le jouer maintenant.