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Tu as trouvé quelque chose ?


Les phares de la Fiat éclairèrent d’abord le wagon de l’Orient-Express, puis la loco Pacific Chapelon, et enfin la façade de l’ancienne gare dont l’horloge indiquait toujours 7 h 34.

Dès que j’ai coupé le contact, la gare, les trains et le parking disparurent dans la nuit noire. Nous nous sommes avancés à la lueur de nos torches. Nos deux faisceaux zébrèrent les murs bleu lin de la maison de maître.

— On réveille Denise ? demanda Mona.

Avant de répondre, j’ai saisi la poignée de la porte. Fermée, cette fois. Le hameau des Ifs se résumait à quelques pavillons dont on devinait les silhouettes à une cinquantaine de mètres.

— On va surtout réveiller tout le quartier si on tambourine.

Sans même prendre le temps de réfléchir, j’ai fait trois pas vers la fenêtre à croisillons. Les volets n’étaient pas fermés. J’ai attrapé une pierre de la taille d’un œuf et j’ai cogné d’un coup sec contre le carreau, celui le plus proche de la clenche. Dix centimètres sur dix. Une brève cascade de verre brisé scintilla dans le silence. Sans la moindre précaution supplémentaire, j’ai ouvert la fenêtre de l’intérieur.

Quelques gouttes de sang perlèrent le long de ma paume. Coupures bénignes. Mona me regardait sans rien dire.

— On va faire la surprise à Denise, ai-je plaisanté.

Le ton n’y était pas.

Pourquoi entrer ainsi par effraction ? Pour lutter contre les évidences qu’on me servait ? Qu’espérais-je ? Surprendre chez Denise Joubain une armée de comploteurs occupés à préparer un nouveau décor, à monter les cloisons d’une nouvelle chambre des illusions ?

 

Nous sommes passés en escaladant la fenêtre.

Arnold, ai-je aussitôt pensé.

Arnold va nous repérer !

Curieusement le shih tzu ne se manifesta pas. Je tentais de mémoriser la disposition des pièces de l’ancienne gare. La chambre de Denise se situait dans la diagonale opposée.

Ma lampe éclaira les murs.

Un immense soulagement me submergea. Une chaleur rassurante, presque brûlante. Les photos de trains parcourant le monde étaient toujours accrochées ! L’Orient-Express filait à travers la lagune de Venise, le Shinkansen se faufilait dans sa ville japonaise. Ma torche continua d’inspecter la salle, survolant les poutres apparentes, l’armoire normande, les fleurs séchées dans le vase, les chaises au canevas de paille.

Chaque détail était identique à mes souvenirs ! Quelques neurones de mon cerveau se connectaient donc encore. Pour la première fois depuis longtemps, je pouvais me fier à ma mémoire. Je n’avais pas rêvé cet entretien dément avec Denise.

J’ai hésité entre appeler Denise Joubain comme je l’avais fait pour Christian Le Medef, la surprendre dans son lit pour provoquer un électrochoc, la secouer, la porter jusque sous la douche, la torturer jusqu’à ce qu’elle change sa version et se souvienne de la plage d’Yport, mercredi, de Piroz et du cadavre de Magali Verron.

 

Nous nous sommes approchés de la chambre. Alors que je poussais la porte, ma basket vissée à la prothèse de mon pied gauche enfonça un objet mou posé sur le sol.

Un couinement surréaliste déchira le silence. Le bruit d’un jouet en plastique. Une girafe, ou n’importe quel autre doudou d’un très jeune enfant.

Presque aussitôt, la lampe de la chambre de Denise Joubain s’alluma. Mes rétines explosèrent. J’ai serré le revolver dans ma poche. Ne pas laisser la vieille hurler. Ne pas lui laisser le temps de donner l’alerte cette fois. Ne pas…

Un papier peint Hello Kitty couvrait les murs de la chambre de la vieille femme.

Des petites fées accrochées par un fil au plafond pendaient au-dessus de ma tête. D’autres lutins grimpaient le long du rideau. Des peluches géantes s’entassaient. Chiens, lapins et éléphants. Au-dessus du lit bleu turquoise, d’autres fées se balançaient. A l’intérieur, deux yeux éblouis me fixaient. Ceux d’un enfant de six ans.

Un cri me fit tourner la tête, sur ma droite, provenant d’un second lit, plus petit, aux barreaux roses celui-ci.

La tête d’une fillette de trois ans émergea. Terrifiée. La gamine hurlait sans discontinuer, sans même respirer, sans même se soucier du rouge qui pigmentait ses joues, son front, son cou.

— Putain, Jamal…

Mona semblait incapable de prononcer un autre mot. Comme si elle avait jusqu’à présent accepté avec compréhension mon jeu de piste délirant, mais que j’avais cette fois franchi la ligne rouge.

J’ai pivoté sur moi-même, cherchant une attitude pour rassurer la fillette.

Peine perdue.

Le garçon explosa à son tour, criant plus fort encore que sa sœur tout en recroquevillant son corps maigre dans son pyjama de pirates.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? tonna une voix dans notre dos.

Deux adultes se tenaient derrière nous. Une femme en chemise de nuit, décoiffée, pâle, muette d’effroi. Un homme torse nu, la quarantaine, le poil gris, brandissant un couteau de cuisine dans sa main droite.

Tremblante…

La paume moite de Mona se posa sur mon épaule alors que je braquais le King Cobra vers les deux parents.

Pur réflexe.

Le concert des cris d’enfants redoubla dans la chambre. La mère, telle une louve, semblait guetter la moindre inattention de notre part pour se jeter sur les deux étrangers qui la séparaient de ses enfants.

La voix de Mona se fit suppliante.

— Jamal, non.

J’ai serré la crosse du revolver.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? ai-je demandé à mon tour.

— Quoi ?

Le père de famille, bien que surpris, soutint mon regard. Il ne laissait pas transparaître la moindre peur.

J’ai répété.

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

Il ne sembla pas comprendre le sens de ma question mais répondit tout de même.

— On a loué le gîte pour la semaine…

Mona lâcha un soupir et me tira par la manche.

— C’est bon, Jamal. Cette fois, on se casse…

Je ne bougeais pas. Le King Cobra n’était qu’un revolver de défense inoffensif, mais l’homme au couteau l’ignorait.

— Et hier ? ai-je demandé. En début d’après-midi, vous étiez là ?

— Non, fit le père de famille. Nous avons visité toute la journée les plages du Débarquement, mais…

Sa voix gagnait en assurance au fur et à mesure de mes questions. Peut-être pensait-il avoir affaire à des flics borderline…

Mona me tira à nouveau par le bras.

— Viens. Tu me fais peur.

Je l’ai suivie, lentement, tout en continuant de braquer les parents. La mère s’est précipitée vers sa petite qui s’est tue par magie. Le père ne nous a pas quittés des yeux, couteau pointé vers nous.

 

La main de Mona saisit la mienne, la serra pour que je sorte plus vite. Sans perdre l’équilibre. Les bibelots de l’ancienne gare dansaient en sarabande dans ma tête. Les trains aux murs, les chaises en paille, les fées au plafond.

Putain, je ne pouvais pas avoir inventé tous ces détails ! Je me souvenais parfaitement de ces photos, de ces meubles, de chaque emplacement de chaque objet dans cette pièce.

Une fois passée la porte de l’ancienne gare, Mona m’obligea à courir. Je me rappelais que, quelques heures plus tôt, Arnold m’avait poursuivi jusque sur le parking, comme s’il avait toujours habité ici et qu’il défendait son territoire de toute sa hargne de roquet. Deux vélos d’enfant, un sans roulettes et un avec, étaient appuyés contre le mur. Une Audi immatriculée 75 garée quelques mètres plus loin.

 

 

Mona conduisit, cette fois, sans dire un mot. Je parlais seul, comme pour me convaincre moi-même. Mitraillant mes arguments, frénétique, jusqu’à la dernière cartouche.

— Cette ancienne gare est un gîte rural, d’accord. Cette famille l’a loué pour la semaine, OK. Mais elle a libéré les lieux toute la journée d’hier. Cela laissait assez de temps pour ranger les jouets des gosses dans la chambre. Pour que Denise s’installe dans cette maison. Me joue cette comédie. Me raconte son histoire de mari cheminot. Prétende ne pas se souvenir du suicide de Magali Verron.

Mona ne répondit rien. Nous n’avions pas roulé trois cents mètres lorsqu’elle tourna brusquement sur la droite et stoppa la voiture sur un vaste parking désert, devant un long bâtiment de ciment.

Entrepôt Bénédictine, indiquaient de grandes lettres rouges. L’endroit semblait abandonné.

Mona coupa le contact.

— C’est la fin de la route, Jamal. J’ai été aussi loin que je pouvais.

— Ecoute-moi, Mona…

Je fixais mon esprit sur les photos de trains dans leur cadre. La Magistrale Baïkal-Amour bloquée par la neige, les pentes andines et les digues traversant la mer. J’avais vu ces tableaux la veille ! Dans l’ancienne gare des Ifs.

— Non, Jamal, c’est fini. Denise Joubain n’a jamais habité dans cette gare. Pas plus que Christian Le Medef n’a habité cette maison place Jean-Paul-Laurens. Tu ne leur as jamais parlé, ils n’ont jamais vu cette fille sauter de la falaise. Ni eux ni personne. Ni aucun journaliste. Ni aucun flic. Parce que cette Magali Verron n’a jamais existé, Jamal. Tu l’as inventée. Je ne sais pas pourquoi, mais tu as créé de toutes pièces cette fille. Cela a sans doute un rapport avec Morgane Avril, puisque tu lui as donné son visage. Peut-être aussi avec le meurtre de Myrtille Camus. C’est sans doute pour cela que les flics veulent te retrouver, mais une chose est certaine, Jamal, et c’est plutôt une bonne nouvelle. (Elle respira avant de m’achever.) Les flics ne peuvent pas te coller le meurtre et le viol de Magali Verron sur le dos : cette fille n’existe pas !

J’ai attrapé le dossier de la gendarmerie, celui volé chez Piroz.

MAGALI VERRON, écrit en lettres majuscules.

Je ne pouvais pas l’avoir inv…

D’un geste agacé, Mona me fit signe de me taire.

— On a déjà eu cette conversation tout à l’heure. J’ai rempli ma part du contrat, Jamal. A toi de remplir la tienne. Tu vas te rendre aux flics dès que le soleil se lèvera.

Je refusais de céder.

— Putain, Mona, ils n’attendent que ça ! OK, pour l’instant, on se cogne aux murs, mais il y a encore d’autres zones d’ombre à explorer, tu ne trouves pas ? Tiens, cette histoire de dilemme du prisonnier par exemple. Et ces courriers aussi ! Je ne suis tout de même pas assez malade pour laisser traîner ces enveloppes dans la boîte à gants et les oublier une heure plus tard.

Mona me lança un regard tendre qui me fit penser à celui des psys de l’Institut Saint-Antoine lorsqu’ils écoutaient avec une patience professionnelle les explications abracadabrantes des jeunes pris en flagrant délit de mensonge.

Bordel ! Je ne renonçais pas.

— L’explication se trouve dans ces lettres ! Quelque chose que personne n’a remarqué, Mona. Que je suis le seul à pouvoir trouver…

Elle passa tendrement une main dans mes cheveux. Un geste plus maternel qu’amoureux.

— Oublie, Jamal. Oublie le présent. Oublie tout ce qui s’est passé depuis trois jours. Tu l’as fantasmé. (Son index descendit jusqu’à mon front.) Tu l’as fantasmé parce que la vérité est dans ta tête quelque part, très loin, enfouie. Il faut que tu cherches ce qui s’est passé il y a dix ans, pas ce qui s’est passé cette semaine.

Sans réfléchir, j’ai attrapé son poignet et je l’ai serré, fort, trop fort, avant de le jeter sur ses genoux comme une branche morte.

Ma voix se glaça.

— Alors toi aussi.

— Toi aussi quoi ?

— Toi aussi, tu joues ce petit jeu. Me rendre dingue pour me faire porter le chapeau ! Me coller sur le dos le meurtre de ces deux filles il y a dix ans. C’est cela l’objectif, n’est-ce pas ? Me faire craquer ? Me faire avouer ?

Subitement, j’ai repensé aux enveloppes dans la boîte à gants de la Fiat 500, au facteur qui avait porté un courrier à Vaucottes, à ces coups montés à l’avance, comme si on était capable d’anticiper le moindre de mes déplacements. Seule Mona pouvait avoir organisé tout cela ! Elle était une pièce essentielle dans ce complot.

— Laisse-moi maintenant, Mona. Je continue. Seul.

Sa main tenta de se poser à nouveau sur la mienne. Je l’ai repoussée.

— Je n’ai plus confiance, Mona. Je n’ai plus confiance en personne.

Je me rendais compte que j’étais le pire des salauds.

Peut-être…

Mona avait pris des risques inouïs pour moi.

Ou pas.

Douter, c’était prendre un risque. Un risque que je ne pouvais plus me permettre. J’allais me lever, quitter la Fiat et me perdre dans la nuit. Mona ouvrit la portière.

— Garde la voiture, Jamal. Tu en auras plus besoin que moi…

Le regard de la chercheuse passa une dernière fois du dossier de Magali Verron à celui de Morgane Avril. Je me suis souvenu qu’elle y avait découvert quelque chose avant qu’on s’arrête devant l’ancienne gare, quelque chose qui la persuadait un peu plus encore que je délirais.

Après. Après la vieille, avait-elle dit.

Trop tard pour lui demander.

 

Elle sortit, puis se pencha vers moi. Eclairé par le réverbère quelques mètres plus loin, son visage s’allongeait. Elle ne ressemblait plus à une ronde et joyeuse musaraigne, plutôt à un animal traqué, à un petit rongeur imprudent qui n’aurait pas vu venir l’hiver. Des larmes coulaient le long de ses joues.

— Il y a une autre chose, Jamal. C’est même le fond du problème, je crois. Dans ton puzzle, il faut ajouter une donnée importante, une donnée qui saute aux yeux et dont tu n’as pourtant pas conscience.

Les larmes redoublaient d’intensité.

Une donnée importante que j’aurais négligée ?

Avant même que mon cerveau n’ait le temps de rechercher le sens de ces sous-entendus, Mona clarifia.

Plein cœur.

— Tu es tombé amoureux de cette fille, Jamal ! De cette Morgane Avril. De ce visage que tu m’as tant décrit. Si noble, si pur, si triste. De ce visage que tu as cru croiser à nouveau il y a trois jours au-dessus de la falaise. Grave et désespéré, tu te souviens ? Avant qu’il ne te file entre les doigts et ne s’évapore dans le vide. Tu fantasmes sur un cadavre, mon amour ! Un joli petit cadavre mort et enterré depuis dix ans. Désolé, je ne fais pas le poids. Je ne peux être jalouse d’un fantôme.

— Cette fille existe, Mona.

Elle me lança un sourire, sans répondre, puis elle s’avança jusque devant la Fiat. Elle observa un long moment la route droite et déserte, puis sortit un objet de sa veste.

Un éclat d’or scintilla dans la nuit.

— Je te la rends, fit Mona.

Elle posa doucement l’étoile de shérif sur le capot de la voiture.

J’étais incapable de prononcer le moindre mot.

— Bonne chance, souffla-t-elle par la portière ouverte.

L’étoile du shérif. Mes cinq caps à franchir…

Les cinq directions de mon étoile, comme le reste, avaient été balayées par la tourmente de ces derniers jours. Curieusement, elles défilèrent dans ma tête alors que Mona s’éloignait, avalée par les ténèbres du parking. Devenir, Faire, Avoir, Etre, Payer.

 

Perdu dans mes pensées, je n’ai tout d’abord pas remarqué que Mona faisait demi-tour. Ensuite, lorsqu’elle se rapprocha à nouveau de la Fiat, j’ai cru qu’elle allait me revenir, m’embrasser, me serrer dans ses bras, s’effondrer et me demander pardon.

Elle se contenta de relever l’essuie-glace.

A quoi jouait-elle, bordel ?

Lentement d’un seul doigt, elle écrivit dans la poussière du pare-brise. Douze lettres.

 

M.A.G.A.L.I V.E.R.R.O.N

 

Son doigt commença ensuite par effacer une lettre, une seule, pour aussitôt écrire la même, quelques centimètres en dessous.

M d’abord.

Puis O.

Puis R.

Puis G.

Puis toutes les autres.

 

Quand chacune des douze lettres fut effacée puis tracée sur une autre ligne, un peu plus bas, mais dans un ordre différent, un nouveau nom apparut dans la poussière du verre du pare-brise.

 

M.O.R.G.A.N.E. A.V.R.I.L

 

Mona se pencha encore vers la portière de la Fiat 500.

— Une seule et même femme, Jamal. Une morte et son fantôme…

Au bout de la route, deux phares jaillirent, puis, presque aussitôt après, la lumière crue d’un gyrophare fit basculer la nuit dans un tourbillon bleu.