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Ai-je gagné ?


Océane claqua la porte du coffre de l’Audi Q3 sans jeter un regard au cadavre de Jamal. Elle se contenta de vérifier que personne ne pouvait les observer dans l’obscurité du jardin. La seule lumière proche émanait d’un réverbère au bout de la rue dont le halo ne perçait pas les haies qui entouraient la cour.

Il faisait froid. Une fine neige fondue tombait en pellicule humide sur les toits et les trottoirs. Personne ne sortirait ce soir. Océane aurait le champ libre pour transporter le corps près des autres.

Elle rentra s’abriter dans la chaumière.

Des trois garçons, Jamal Salaoui était celui qu’elle avait le plus longtemps hésité à tuer. Piroz ne comptait pas. Elle l’avait éliminé parce qu’il avait tout compris, qu’il allait rassembler les preuves ; lui planter un couteau dans le ventre et le balancer par-dessus le bastingage du Paramé, alors qu’il était à moitié ivre, lui avait pris moins d’une minute.

Elle avança vers la cheminée. Quelques dernières flammes mordillaient des quignons de bûches.

C’était différent pour Jamal Salaoui. Objectivement, il ne méritait pas de mourir. Il était une victime, comme elle. Victime du système, du jugement des autres et de leur violence mimétique. Un bouc émissaire, au sens le plus exact du terme, un innocent qui endosse la faute collective de tous les autres.

De tous les autres hommes.

Océane ramassa sur la table basse le récit de Jamal, plus d’une centaine de feuilles, et le jeta au feu. Il ne se passa d’abord rien, puis, d’un coup, l’ensemble de la pyramide de papier s’enflamma en une torche immense.

Jamal Salaoui aurait pu découvrir la vérité.

Ce fouineur de Piroz lui avait parlé du dilemme du prisonnier, Jamal avait tout consigné dans son journal. Et si Jamal n’avait pas compris, un lecteur habile aurait pu reconstituer autrement les indices qu’il avait négligés, s’interroger sur les incohérences de la version officielle. Comprendre…

Océane fit tomber sa robe tulipe. Elle demeura de longues secondes nue devant la cheminée, laissant la chaleur des flammes hautes dévorer sa peau. Elle savourait cet instant où aucun homme ne pouvait poser son regard sur son corps, ne pouvait la désirer comme un objet à posséder, à acheter aux enchères de ses petits jeux pervers.

 

Il n’y aura jamais aucun garçon entre nous.

La petite voix de Morgane résonna dans sa tête. Sa sœur avait sept ans, elles étaient grimpées toutes les deux dans le grand pommier face au gîte de maman. C’était le printemps, des pétales de fleurs tombaient sur leurs cheveux et leurs épaules, une pluie rose de conte de fées.

 

Il n’y aura jamais aucun garçon entre nous.

Elles avaient promis. Elles n’auraient pas besoin de chevalier, de prince ou de roi pour devenir princesses. Elles étaient sœurs, jumelles, l’une pour l’autre et l’autre pour l’une, sans que jamais rien ni personne puisse se glisser entre elles.

Pas même un pétale de fleur.

Le feu mourait déjà dans la cheminée. Seuls quelques lambeaux du journal de Jamal voletaient encore. Océane se pencha et rassembla les cendres pour ranimer des flammèches. Elle devait être prudente, comme elle l’avait toujours été depuis dix ans. Bien entendu, le gentil et obéissant Jamal n’avait confié à personne qu’il avait rendez-vous chez elle, mais lorsque les flics constateraient sa disparition, ils l’interrogeraient forcément. Elle ne devait laisser aucune trace de son passage chez elle. Encore moins de ce journal.

 

Morgane et elle étaient souvent remontées dans le pommier, jusqu’à leurs dix-huit ans. Elles avaient promis, chaque printemps, chaque année qui les rendait plus proches, plus fortes, plus belles aussi.

Aucun garçon entre elles. Jamais.

Elles étaient tour à tour Blanche-Neige et son miroir. Princesses siamoises. Deux cœurs mais un même sang.

Maman, avec un seul cœur, n’avait jamais eu besoin d’homme. Elle avait fondé une famille, seule. Elle avait bâti de ses mains la plus belle maison de Neufchâtel-en-Bray, seule. Elle avait pris le pouvoir au conseil municipal, à l’association de développement du Pays de Bray, seule. Il n’y avait jamais eu aucun garçon entre maman et elles.

 

Le feu était mort. Océane laissa quelques instants le froid hérisser sa peau, puis monta dans sa chambre enfiler un jean noir et un pull sombre. Il était l’heure que le cadavre de Jamal Salaoui aille retrouver celui des deux autres garçons.

 

 

Les routes du pays de Caux étaient désertes. La pluie froide blanchissait les talus et les squelettes des arbres, Océane ne courait aucun danger d’être arrêtée par la police. Qui pourrait s’aventurer dehors à 3 heures du matin, sur des routes départementales battues par le vent et la bruine glacée ? Dans la lumière des phares, un panneau indiquait la direction d’Yport. Dix kilomètres.

La promesse de Morgane résonna une nouvelle fois.

Il n’y aura jamais aucun garçon entre nous.

Les riffs de guitares de la soirée du 5 juin 2004 vrillaient son cerveau. Les images défilaient, recouvertes par la musique assourdissante. La virée vers Yport avec Clara, Nicolas, Mathieu et Morgane. La nuit au SeaView. La piste de danse.

Les essuie-glaces battaient au rythme de son cœur, écrasant les larmes qui pourtant renaissaient, chaque fois plus denses.

 

Aucun garçon entre nous. Jamais.

Océane le lui avait répété. Elle le lui avait murmuré à l’oreille, dans la Clio de Nicolas, lorsqu’elle avait aperçu Morgane se changer à l’arrière et enfiler cette robe qui lui moulait les fesses et les seins. Elle le lui avait hurlé sur la piste de danse, écartant la forêt d’hommes aux yeux de loups qui l’encerclait. La musique techno hurlait. Morgane, en transe, ne l’avait pas entendue. Pas écoutée. Pas même regardée.

Morgane avait promis, pourtant…

Nicolas et Clara s’embrassaient sur le canapé. Ce connard de Mathieu avait même tenté sa chance, passé une main sur ses cuisses, posé ses lèvres sur son cou. Croyait-il qu’elle allait renier sa promesse pour sortir avec un cancrelat de son espèce ? Il s’était endormi sur sa vodka orange. Océane avait bu aussi. Beaucoup. Beaucoup trop. Plus qu’elle n’avait jamais bu de sa vie.

Puis elle les avait suivis.

Morgane avait choisi l’un des loups. Pas un chef de meute, plutôt un louveteau aux dents de lait, chemise ouverte sur un torse épilé et une ridicule écharpe rouge autour du cou.

Océane les avait vus s’embrasser sur le parking, se déshabiller tout au bout de la plage. Dans l’ombre de la falaise, elle les avait entendus courir vers la mer, étouffer des rires, se toucher dans l’eau, ressortir en grelottant. Cachée derrière la digue, elle avait entendu Morgane soupirer sous les caresses de l’inconnu, retenir ses râles, se donner, s’oublier.

Tu avais promis, hurlait une voix dans sa tête, aucun garçon, jamais. Lorsqu’ils s’étaient rhabillés, sans même que Morgane prenne le temps d’enfiler sa culotte sous sa robe, Océane, titubante, avait suivi sa sœur et le garçon à l’écharpe jusqu’au blockhaus. Lequel des deux avait eu envie de prendre la main de l’autre, d’y grimper, d’y observer la mer et la falaise jusqu’à l’infini ? Océane ne l’avait jamais su.

Sous l’effet de l’alcool, tout en bas, les toits d’ardoise des maisons d’Yport tanguaient comme des vagues grises. Quelques minutes plus tard, quand le louveteau s’était enfin éloigné, Océane s’était approchée. Morgane portait autour du cou l’écharpe de l’inconnu.

— Alex me l’a donnée.

Il s’appelait Alexandre. Alexandre Da Costa.

— C’est notre lien. Notre fil rouge. On va se revoir. Il n’est pas comme les aut…

 

Les essuie-glaces ne parvenaient plus à évacuer les larmes. Océane ralentit, puis se gara sur le bord de la route, juste avant l’intersection indiquant la direction de Bénouville. Les images étaient trop fortes. Floues. Elles se chevauchaient les unes les autres.

Ses cris dans la nuit. Le sourire de Morgane.

Tu n’avais pas le droit. Tu avais promis. Tu n’avais pas le droit.

Le rire de Morgane.

Aucun garçon. Aucun garçon entre nous. Jamais.

Son rire de défi.

Océane revoyait ses doigts déchirer sa robe pour retenir sa sœur, ses mains serrer l’écharpe pour qu’elle cesse de rire, pour qu’elle pleure enfin, pour qu’elle lui demande pardon, pour qu’elle se blottisse dans ses bras.

Pour qu’aucun homme ne puisse plus jamais se glisser entre elles.

Océane revoyait les yeux si doux de Morgane se figer, son corps rouler sur l’herbe humide, doucement, suivre le sens de la pente, puis basculer dans le vide.

 

L’Audi redémarra, lentement. Océane avait revu des milliers de fois le regard de Morgane se noyer, s’asphyxier dans le sien avant de s’envoler. Laquelle, de la princesse ou de son miroir, était morte ce soir-là ?

Aucune ? Toutes les deux ?

Les flics n’avaient rien compris. Ils avaient découvert sur la plage une jolie fille étranglée, sa robe déchirée, des traces de sperme sur elle et dans son vagin, les marques d’une pénétration récente, violente, quelques minutes avant l’agression : leur conclusion de petits mâles ne pouvait envisager d’autres hypothèses qu’un viol ! Océane n’éprouvait que du mépris pour leur incompétence.

L’Audi dépassa Bénouville. Le village dormait. Peut-être même ne se réveillait-il pas de tout l’hiver. Un panneau avertissait les automobilistes : Valleuse du Curé – Accès interdit. Océane s’engagea. Elle devait rouler encore une centaine de mètres sur un chemin de terre. Qui pourrait venir chercher ici le cadavre de Jamal Salaoui ? Personne, pas plus que les deux autres, il y a des années. Demain matin, la pluie aurait effacé toute trace de pneus sur ce sentier.

 

Océane n’avait eu aucun mal à retrouver Alexandre Da Costa. Il se cachait à Blonville-sur-Mer dans la résidence secondaire de ses parents, des préretraités qui habitaient neuf mois de l’année aux Antilles, à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Il était con comme un fin de race mais avait tout de même compris qu’il était le suspect no 1 dans le viol et le meurtre de Morgane Avril, et qu’il porterait le chapeau, à cause de son ADN, de son sperme et de son écharpe s’il montrait le bout de son nez.

Océane eut encore moins de mal à le séduire. Elle lui téléphona, prétexta avoir reçu un message de sa sœur, juste avant qu’elle ne soit assassinée, un texto lui révélant le nom de son grand amour. Alexandre Da Costa.

Ce crétin supposait qu’un type avait agressé Morgane après qu’il l’avait laissée seule, peut-être pour lui voler son sac à main.

Elle lui avait donné rendez-vous à Yvetot, près de l’échangeur de l’A29, un soir, dans un hôtel Formule 1 où on ne croise personne, juste des machines qui distribuent des codes pour entrer, des repas surgelés ou des cafés. Elle précisa qu’elle ne l’avait pas dénoncé aux flics, comme elle aurait pu le faire, mais elle hésitait… Elle voulait lui parler avant. Elle voulait comprendre. Elle voulait connaître chacune des dernières émotions de sa sœur, ce soir-là. Il courut, le toutou. La queue entre les jambes, qu’il ne tarda pas à sortir.

Il fut bluffé par sa beauté, ce fou. Il la trouvait plus belle encore que sa sœur, ce monstre. Moins démonstrative, peut-être, sur le matelas de la chambre aux murs de carton, la 301, alors que son cœur s’arrêtait doucement de battre sous l’effet de la muscarine pilée dans l’infâme moussaka réchauffée au micro-ondes du hall. Océane avait minutieusement fait glisser entre ses doigts le préservatif contenant le sperme du jeune coq, l’avait vidé avec précaution dans un flacon de verre, puis avait chargé le corps dans le coffre de sa voiture vers 3 heures du matin.

 

« Il n’y aura jamais d’homme entre nous », avait-elle murmuré aux étoiles en laissant tomber son cadavre dans le noir.

Il fallut de très longs mois avant que les parents d’Alexandre Da Costa ne signalent la disparition de leur fils de vingt-deux ans qui ne leur donnait des nouvelles qu’une ou deux fois par an. Ils ignoraient même son dernier domicile ; outre la maison de Normandie, ils possédaient deux autres résidences en France, une sur la Côte d’Azur et l’autre sur l’île de Ré, une troisième sur l’île de Cres en Croatie et un appartement aux Baléares. Océane avait appris depuis que près de soixante-cinq mille personnes disparaissaient chaque année en France, et que plus de dix mille n’étaient pas retrouvées…

Jamais personne ne ferait le rapprochement…

Maman chercherait toute sa vie le meurtrier de sa fille, pour rien. Il était mort. Océane avait vengé sa sœur. L’homme qui avait tenté de les séparer, toutes les deux, toutes les trois, dormait pour l’éternité dans un trou au fond de la falaise.

 

Océane gara l’Audi Q3 derrière un bosquet de frênes, prenant garde à ce qu’aucun noctambule perdu dans les champs, au cas improbable où il en existe un, ne puisse repérer sa voiture sans passer juste devant. Le plus difficile commençait. Charger le corps sur ses épaules. Prendre soin de ne laisser aucune trace, aucune empreinte, aucun cheveu, aucune goutte de sueur. Parcourir encore cent cinquante mètres, à l’ouest de la valleuse du Curé.

Dix ans plus tôt, en juin 2004, avant de donner rendez-vous à Alexandre Da Costa au Formule 1, Océane avait passé des journées à errer le long des falaises. Elle se recueillait, pensaient les passants ou les flics. Inquiets. Sans doute s’imaginaient-ils qu’elle hésitait à sauter à son tour pour rejoindre sa jumelle. Ils auraient été trop contents. Comment auraient-ils pu deviner que dans ce gruyère de craie, sur des kilomètres, elle recherchait le meilleur des puits naturels pour y faire disparaître les hommes encombrants ? Un puits assez large pour y jeter la moitié de l’humanité.

Elle l’avait trouvé, un peu à l’est de Bénouville, près du fond d’Etigues, dans un aven perdu entre les ronces que seules les vaches connaissaient et où aucune ne s’était aventurée de mémoire de normande.

Océane bloqua sa respiration en ouvrant le coffre. Elle avait enroulé le corps de Jamal dans une couverture qu’elle brûlerait sitôt rentrée à Neufchâtel.

C’était la troisième fois de sa vie qu’elle garait sa voiture ici.

 

L’incroyable nouvelle était tombée le 27 août 2004. Une fille avait été retrouvée violée, étranglée avec une écharpe rouge Burberry, en Basse-Normandie. Une certaine Myrtille Camus. Affolement général. Le tueur en série avait de nouveau frappé. Et il frapperait encore…

Maman avait réuni l’association Fil Rouge le soir même, dans la salle de cantine de l’école de Grandcamp-Maisy que le maire avait libérée pour l’occasion. Elle souhaitait rencontrer tous les proches de cette Myrtille, ses parents, sa grand-mère, sa meilleure amie, son futur mari. Le temps pressait. Il fallait coincer le tueur avant qu’il ne file. Ou ne recommence. Recouper le maximum d’indices. Le discours de maman était radical, on ne pouvait pas faire confiance à des fonctionnaires de police débordés, mal payés, et qui n’avaient qu’une hâte au fond, rentrer au plus vite chez eux pour oublier cette affaire sordide.

En comptant Gilbert, le frère de maman, on atteignait huit personnes autour de la table. Trois côté Avril, cinq côté Camus.

Pendant toute la route de Neufchâtel à Grandcamp, alors qu’oncle Gilbert conduisait en pestant contre les Parisiens aoûtiens qui encombraient l’A13 et que Maman ne cessait de siffler entre ses dents « Il a recommencé. On va coincer ce salaud. Il a recommencé », Océane avait ressassé sa conviction : le meurtrier connaissait Myrtille Camus ! Il était même l’un de ses proches, l’un des premiers que la police allait soupçonner. Sinon, pourquoi aurait-il maquillé son crime et détourné les soupçons vers un tueur recherché par toute la police normande, un homme violant puis étranglant ses victimes avec une écharpe Burberry rouge ? Pourquoi se serait-il donné tant de peine pour faire croire à un tueur en série ?

Un tueur en série qui n’existait pas ! Mais seules deux personnes partageaient ce secret : le meurtrier de Myrtille Camus… et elle.

Lorsque oncle Gilbert avait garé sa vieille Mercedes classe E sur le parking de l’école Jean-Marion de Grandcamp-Maisy, Océane avait peiné à masquer son excitation. Parmi les cinq personnes qui se tiendraient avec eux autour de la table, l’une d’elles était-elle l’assassin de Myrtille Camus ?

 

Océane laissa tomber le cadavre de Jamal. Le dos en feu. Elle n’avait pas fait trente mètres et se sentait épuisée. Jamais elle ne parviendrait à le porter jusqu’au puits. Elle prit le temps de réfléchir. Le tirer était la bonne solution. Le tirer puis tout nettoyer derrière elle. Elle souffla.

Son esprit, malgré elle, s’envolait à nouveau vers Grandcamp-Maisy, ce soir de la découverte du corps de Myrtille. Cette réunion avec la famille Camus dans la salle de la cantine. Ce soir-là, elle avait commis une erreur, la seule au cours de ces dix ans. Une erreur qui avait failli lui coûter cher, alors.

Dès qu’elle était entrée dans la salle de la cantine de l’école et qu’elle avait dévisagé les cinq personnes assises derrière la petite table octogonale, Océane avait soupçonné Frédéric Saint-Michel d’avoir tué sa fiancée. Aucun des autres proches, parents ou amie, n’avait le profil d’un coupable crédible. Elle l’avait observé toute la soirée, guettant ses moindres gestes, chacun de ses tremblements, la moindre de ses réactions à chaque indice fourni par la lecture des rapports de police.

Une heure plus tard, sa conviction était établie. C’était lui.

Mais elle avait oublié un détail capital.

Le meurtrier de Myrtille Camus possédait exactement le même avantage. Il savait lui aussi que le tueur en série n’était qu’une chimère imaginée par les flics. Il se doutait tout autant que l’assassin de Morgane pouvait être assis à la même table, en face de lui, à l’épier.

Quand leurs regards, enfin, s’étaient croisés, sans même se dire un mot, ils avaient compris. Océane s’était trahie en l’observant avec trop d’insistance. Qui aurait pu le soupçonner ? Qui aurait pu douter de la thèse du tueur en série, sinon quelqu’un qui savait que Morgane n’avait pas été tuée par un rôdeur frappant au hasard ?

Qui, sinon son assassin ?

Ils étaient liés par un pacte silencieux.

 

Tout en évaluant le meilleur moyen d’empoigner le cadavre de Jamal, Océane repensa à ce fameux théorème que Piroz avait exhumé, le dilemme du prisonnier, deux complices qui peuvent, ou non, se trahir. S’ils se dénoncent mutuellement, ils perdent tout. S’ils se taisent et coopèrent, ils gagnent ensemble. Jusqu’à ce que l’un des deux soit certain de pouvoir trahir sans que l’autre ait le temps de répliquer. Le gain maximal, selon le théorème. Piroz était le moins stupide de tous les flics, il avait fini par deviner, mais sa voix portait un peu trop fort, lorsqu’il avait trop bu, à travers les cloisons des cabines du Paramé.

 

Ce soir du meurtre de Myrtille Camus, dans la salle de la cantine, la réunion de l’association Fil Rouge s’était achevée vers minuit. Chacun avait regagné sa voiture, puis son hôtel, les yeux rougis. Juste avant de sortir, Océane s’était rendue aux toilettes au fond du couloir de l’école adjacente à la salle de la cantine. Frédéric Saint-Michel l’y avait rejointe. Livide.

« C’est un accident, avait-il bredouillé d’une voix sourde. Un accident. Je ne voulais pas l’étrangler. Nous devions nous marier. Elle m’aimait, elle ne m’aurait jamais quitté. C’était un coup de tête. Ce type ne comptait pas pour elle. Myrtille m’aimait. Nous avions fait l’amour une dernière fois juste avant que…

— Avec une capote, j’espère ? »

Saint-Michel l’avait dévisagée. Il ne valait pas mieux que les autres hommes. Dès cet instant, Océane pensait déjà à l’éliminer, comme les autres. Elle le ferait dès qu’elle le pourrait, dès qu’il n’y aurait plus de risques.

« Oui, avait-il admis.

— J’ai un cadeau pour vous ! »

Océane avait sorti le flacon de verre de sa poche. Saint-Michel, bien entendu, n’avait rien compris.

« Celui qui a violé ma sœur me l’a confié, avait précisé Océane. Mais il faudra être un peu plus bavard. »

Les mains de Saint-Michel s’étaient refermées sur le flacon alors qu’il murmurait des aveux qui tenaient davantage de la confession. Paniqué après l’assassinat de sa fiancée, il avait dissimulé le corps de Myrtille sous les fougères, dans les Grandes Carrières, espérant que personne ne le découvre avant qu’il revienne. Puis, certain qu’on le soupçonnerait dès que le cadavre de sa fiancée serait identifié, il avait eu l’idée de suivre le même protocole que celui du crime d’Yport dont les médias avaient parlé les derniers mois. Saint-Michel avait roulé jusqu’à Deauville où il était entré à la boutique Burberry du Printemps, avait acheté une chemise à cent cinquante euros pour endormir la méfiance des vendeuses pendant qu’il glissait sous son manteau une écharpe rouge en cachemire. Sur une plage déserte au retour, à Asnelles, il avait puisé de l’eau de mer dans un jerrycan pour en asperger le cadavre de Myrtille. Enfin, de retour aux Grandes Carrières, il avait volé son sac à main et sa petite culotte, reproduisant à l’identique les gestes de l’assassin de Morgane Avril. Un seul détail manquait, le bloc-notes Moleskine dans lequel Myrtille consignait ses pensées intimes. Aucune trace, ni sur elle ni dans son sac à main.

La voix forte de maman avait retenti à l’autre bout du couloir.

— On y va, Océane ?

— J’arrive, maman.

Océane avait abandonné à Saint-Michel le flacon de verre.

Coopération-réciprocité.

Cette simple offrande les innocentait mutuellement.

Dès le lendemain matin, la police retrouvait la petite culotte de Myrtille Camus accrochée dans les ronces à quelques centaines de mètres des Grandes Carrières, maculée du sperme du violeur, identique à celui recueilli dans le vagin de Morgane Avril.

La preuve ultime qu’il n’y avait qu’un seul tueur.

Un tueur en série qui choisissait ses victimes au hasard.

 

Océane souffla encore. Elle avait tiré le corps de Jamal sur une centaine de mètres. Plus qu’une vingtaine et tout serait terminé. Seuls quelques étoiles et un quart de lune éclairaient les champs à l’infini. La bruine s’était intensifiée. Elle brouillerait encore les pistes. Au petit matin, il ne resterait aucune trace. Océane releva la capuche de son manteau, frotta ses deux mains gantées puis se remit à l’ouvrage.

 

La chance d’Océane sonna le 6 octobre 2004, en fin d’après-midi, au fond de sa poche, sur son téléphone portable. Elle était alors secrétaire de l’association Fil Rouge, et maman passait régulièrement des annonces pour inviter des témoins potentiels à se présenter. Ceux qui n’auraient pas osé parler aux flics.

Olivier Roy avait une voix timide.

« Je suis celui que tout le monde recherche, avait-il pleurniché au téléphone. Le garçon à la casquette Adidas, celui qui tournait autour de Myrtille. Celui que la police… »

Océane lui avait ordonné de se taire, de ne surtout parler à personne. Elle avait voulu lui donner rendez-vous au Formule 1 d’Yvetot, le soir même, mais il avait refusé. Trop loin, trop tard, trop dangereux. Elle était parvenue à négocier une rencontre en fin de matinée au cœur du marais des Veys, à quelques kilomètres de chez lui, au sud d’Isigny, dans le gabion abandonné de l’ancien gué de Carentan.

« Je ne l’ai pas tuée, madame, avait-il continué de gémir au téléphone. Tout le monde le croit mais je ne l’ai pas tuée. Je l’aimais. Elle devait quitter son mec. Elle m’écrivait des poèmes. Elle l’écrivait dans son journal.

— Vous l’avez, ce journal ?

— Oui, mais…

— Apportez-le. »

Olivier Roy, comme tout le monde, pensait que Myrtille Camus avait été victime d’un rôdeur. Il n’avait aucune raison de soupçonner son rival. Il avait longuement hésité à se livrer à la police. Il avait passé ses journées entre sa chambre et quelques longues promenades dans des lieux déserts. A réfléchir. A penser à Myrtille. Il n’avait rien à se reprocher, après tout, il pourrait facilement prouver son innocence. Mais avec les flics… Ils souhaitaient tellement coffrer un coupable, ils avaient affiché un portrait-robot qui lui ressemblait vaguement partout dans le canton, ils lui colleraient les menottes aux poignets avant qu’il ait eu le temps de s’expliquer. Alors il avait eu l’idée de contacter d’abord les membres de cette association, Fil Rouge. Ils devaient être en cheville avec des avocats, connaître certains éléments de l’enquête que la police ne révélait pas. Ils l’écouteraient, le conseilleraient, lui expliqueraient comment s’y prendre avec les keufs.

Dans le gabion, Olivier avait remis à Océane tous les souvenirs qu’il possédait de Myrtille, son bloc-notes Moleskine, ses lettres, ses poèmes. Soulagé. Pas tant qu’Océane. Si Olivier Roy avait parlé, les soupçons se seraient reportés sur Frédéric Saint-Michel. Si Frédéric Saint-Michel tombait, elle tombait avec lui…

 

Il n’y aura jamais aucun garçon entre nous.

Océane avait ouvert son sac. Il était midi et le soleil pointait au zénith sur le marais. Des dizaines de canards et de bécasseaux nichaient en face d’eux, sur une tourbière couleur rouille déchiquetée par les marées. Olivier Roy semblait trouver cela joli. Il avait l’air romantique, dépressif, complètement paumé. Lorsque Océane avait sorti une bouteille de Coca, des parts de pizza froides et des pâtisseries orientales, il avait accepté machinalement de grignoter avec elle. Il avait dû trouver le tout étrangement épicé. Pas longtemps. Son regard avait commencé doucement à ralentir, ses muscles à se figer, puis, comme un chien de chasse aux aguets à l’appel du sifflet de son maître, il s’était immobilisé. Son cœur s’était arrêté de battre dans les minutes qui avaient suivi.

 

Le lendemain, Saint-Michel avait reçu dans sa boîte aux lettres un poème rédigé par sa défunte fiancée. Océane jouait le jeu.

Coopération-réciprocité.

Saint-Michel était malin, il s’en était servi face au commandant Bastinet. Pure prévention. La petite Alina, à force de repenser aux derniers jours de sa meilleure amie, se posait de plus en plus de questions.

 

Vingt mètres encore. Océane avançait avec précaution, prenant soin d’écarter les ronces sans s’y accrocher. Les flics étaient aveugles, mais maniaques. Un simple échantillon de tissu accroché au bout d’une épine pouvait permettre d’identifier celui, ou celle, venu ici vider ses poubelles.

Avec la disparition d’Olivier Roy, l’enquête s’était dégonflée comme une baudruche crevée. Malgré la fureur de maman, les flics laissaient tomber l’affaire. Ils avaient confié à la gendarmerie de Fécamp, et en particulier au capitaine Piroz, l’entretien de la flamme.

Retour à la case départ.

Maman s’accrochait à cette hypothèse du double inconnu. Trouver un type présent à la fois à Yport et Isigny… Océane ne s’y opposait pas. Après tout, cela empêchait maman de devenir complètement folle. Cela avait duré des années. Océane avait fini par se rapprocher d’Alina Masson, la meilleure amie de Myrtille Camus, et petit à petit avait semé le doute chez elle, juste assez pour la préparer au jour où il faudrait se débarrasser de Saint-Michel, un virus, un cheval de Troie dans le disque dur de son cerveau, une question insidieuse.

Et si Myrtille n’avait pas été tuée par un rôdeur ?

Et si Myrtille connaissait son assassin ?

Et un beau jour, en mars 2013, un nom était enfin sorti de la grande tombola : Jamal Salaoui. Un pauvre type présent aux mauvais endroits aux mauvais moments. Mais cela, seuls Saint-Michel et elle le savaient.

Lorsque Carmen avait conçu son plan fou, cette mise en scène invraisemblable pour démasquer Salaoui, Océane avait accepté. Tout était en place. C’était l’occasion tant attendue d’en finir avec Saint-Michel. Elle avait imaginé un final magistral à Saint-Marcouf, l’avait suggéré à maman. La veille de lancer le grand bluff, elle avait réglé deux ou trois petits détails. Desceller une brique du mur de la citadelle de l’île du Large et y dissimuler le bloc-notes Moleskine de Myrtille Camus. Graver trois lettres sur cette brique. M2O. Continuer de rédiger avec Alina le contenu des enveloppes marron pour que Jamal Salaoui doute, lui aussi. Qu’il comprenne, au moment où il le faudrait… Puis passer chez Frédéric Saint-Michel, utiliser un double de ses clés dérobé lors d’une des interminables réunions Fil Rouge, cacher dans son appartement le sac à main de Morgane qu’elle avait toujours conservé, placer au fond d’un tiroir de la salle de bains un flacon de verre avec quelques vieilles traces du sperme oublié d’Alexandre Da Costa. Saint-Michel n’était tout de même pas assez con pour conserver une telle preuve chez lui.

Le lendemain, au petit matin, elle s’élançait de la falaise, sous le nez de Jamal Salaoui, pour un saut de cent vingt mètres uniquement ralenti par un parachute de poche. L’engrenage était lancé. Nul, pas même Piroz, ne pouvait l’arrêter. Jamal Salaoui s’était battu contre une machine qui l’aurait broyé, tôt ou tard.

Cet économiste, Axelrod, s’était trompé avec sa pseudo-méthode pour résoudre le dilemme du prisonnier.

Coopération-réciprocité-pardon.

Cela ne tenait que si les complices se retrouvaient ensuite, à la sortie de la prison, souhaitaient à nouveau collaborer. Ou se venger. La bonne méthode était de ne trahir qu’une fois, de façon définitive.

Rendre coup pour coup. Tirer le premier.

Coopération-trahison-sanction.

 

Océane traîna encore le cadavre de Jamal, au plus près du trou. D’après ses estimations, il était profond d’une trentaine de mètres, peut-être davantage en tenant compte des galeries adjacentes qui serpentaient sous le calcaire. Sans doute quelques paysans du coin connaissaient-ils le site et venaient également ici jeter quelques objets encombrants. Mais aucun n’aurait eu idée d’y descendre.

Au mieux, un spéléologue retrouverait les trois squelettes dans cinquante ans, au milieu de carcasses de chiens, de vieux téléviseurs et de machines à laver rouillées. Ou dans cent ans, lorsque la falaise aurait suffisamment reculé. Et même alors, et même si on découvrait ces corps demain, quel lien pourrait-on établir entre ces trois cadavres et Océane ? Même si on parvenait à identifier ces trois morts, à reconstituer la date de leur décès et la manière dont ils avaient été assassinés – des policiers scientifiques devaient être capables de cela –, rien, strictement rien, ne les reliait à elle, ne permettrait de l’accuser.

Elle ne s’accordait aucun mérite, à part celui de la prudence. Tous étaient tombés dans sa toile d’araignée sans même qu’elle ait à les y attirer.

Elle répéta une dernière fois, comme une prière : « Il n’y aura jamais aucun garçon entre nous. » C’était maintenant une certitude. Tous les hommes avaient payé. Tous les hommes qui s’étaient approchés d’elle, d’elles, étaient morts.

Elle dénoua les cordelettes, déroula la couverture. Le cadavre de Jamal roula doucement sur le tissu pourpre, comme sur un tapis qu’on aurait déroulé devant lui pour une ultime cérémonie. Son corps glissa sans un bruit dans le trou sans fond.

C’était terminé.

Océane avait hâte de retourner à Neufchâtel-en-Bray mais elle devait faire attention, vérifier qu’elle n’avait laissé aucun indice de son passage à la faible lueur de la torche qui éclairait à peine le bout de ses pieds.

Hâte de rentrer chez elle.

Hâte de revoir maman.

Océane regarda dans le halo pâle la silhouette rabougrie et nue des châtaigniers battus par le vent du large.

Hâte que le pommier dans la cour du gîte du Dos-d’Ane fleurisse à nouveau.