A ce soir ?
L’autocar me déposa à Yport, place Jean-Paul-Laurens, avant de repartir vers Le Havre. A peine quinze minutes de trajet, mais près de trois quarts d’heure d’attente à Fécamp. J’avais eu le temps de repenser à l’enquête de Piroz. Je me sentais presque soulagé. Le sperme du violeur, ses empreintes, ces coïncidences avec le meurtre de Morgane Avril il y a dix ans, tout cela prouvait (prouverait !) que je n’y étais pour rien.
J’évitais de penser aux zones d’ombre…
Elles s’éclairciraient. Avec la marée. Comme ce soleil de crépuscule face à moi dont les derniers rayons effilochaient les nuages en dentelles arc-en-ciel. La fameuse lumière des impressionnistes ! Je devais bien le reconnaître, même si je n’avais jamais mis les pieds dans un musée, Yport valait le détour rien que pour ça !
Je me suis mis en route en direction de la mer. J’avais repensé à Mona aussi. Son visage m’avait accompagné toute la route, en filigrane, imprimé sur le coucher de soleil… Il n’avait pas la grâce tragique de celui de Magali Verron, pas sa beauté désespérée, ce truc qui vous rentre comme une lame dans le cœur. Non… Mona, c’était un peu comme un copain avec qui on aurait eu envie de partager une bière, mais de l’autre sexe. Avec qui on aurait envie de partager le lit aussi, sans que ce soit plus compliqué que de partager une bière. C’était peut-être cela l’amour.
L’amour vu par les mecs.
Pour ce que j’en connaissais.
Je suis passé devant l’une des boucheries d’Yport. La patronne derrière la vitre me regardait en biais, comme si j’allais cabosser son trottoir à y marcher sur une seule semelle.
Connasse !
Le visage de Mona chassa celui de la bouchère.
Pourquoi s’était-elle intéressée à moi ?
Pourquoi m’avait-elle abordé ?
Parce qu’il n’y avait rien de plus naturel au monde entre un homme et une femme perdus dans un coin où ils sont à peu près les deux seuls étrangers du même âge ? Sans doute. Je n’avais jamais pu me défaire de ce sentiment d’infériorité, presque de culpabilité. Comment une fille pourrait-elle s’intéresser à moi sans que j’aie à monter tout un stratagème pour cela ? Il y en avait tellement d’autres sur le marché. D’autres mieux que moi…
J’ai quitté le trottoir pour laisser passer deux vieilles qui avançaient de front, canne au poing, plus infirmes que moi encore.
En février, Yport ressemblait à une résidence pour personnes âgées, une jolie maison de retraite au bord de la mer divisée en plusieurs centaines de pavillons. Mieux même qu’une maison de retraite, Yport était une vieille dame. Une grand-mère qu’on ne venait plus visiter que quand il faisait beau, le dimanche, aux vacances, chez qui on amenait les petits-enfants pour meubler la conversation, pour faire du bruit. Une grand-mère qui possédait un grand jardin avec des herbes folles et des balançoires qui rouillent toute l’année.
Yport me rappelait Djamila, ma mamie. Pas parce qu’elle habitait au bord de la mer, genre Essaouira ou Agadir, loin de là ! Elle habitait Drancy, tour Géricault, derrière le périph, mais elle aussi avait un grand jardin, public, qu’elle surveillait de son sixième étage. Quand j’y allais avec les cousins et qu’on avait moins de huit ans, le parc de jeux de la tour B, c’était notre Adventureland. La dernière fois que j’y étais repassé, les jeux étaient toujours là, le poney à bascule, le pont de singe, mais il n’y avait plus que des vieux assis sur les bancs autour et plus aucun gosse à surveiller. Sûr que si un môme s’était pointé, il se serait retrouvé comme une sorte d’animal exotique dans un zoo pour retraités.
Je suis descendu face au front de mer. Vent de face. Vingt mètres encore et j’ai atteint la Sirène.
Mona me faisait repenser à mon enfance, sans que je sache pourquoi.
Alors que j’entrais dans l’hôtel, André Jozwiak se planta devant moi.
Tout sourire.
Une enveloppe à la main.
La mienne se crispa sur la moulure de plâtre au-dessus du lambris décoré de cordes de pêcheurs. Je distinguais le tampon UPS sur le colis. Un coursier avait dû déposer le paquet cet après-midi. André se marrait.
— Pour quelqu’un qui ne recevait jamais de courrier… Tu as écrit un manuscrit et toutes les boîtes d’édition te le refusent ?
Il me tendit l’enveloppe. J’ai reconnu mon nom, l’écriture, la même que celle du matin. Bleu ciel.
André insista.
— Tu as trouvé une copine et tes ex te renvoient tes lettres d’amour ?
J’ai attrapé le paquet et j’ai fui vers l’escalier qui menait à ma chambre.
— Merci, André.
Jamais il ne s’arrêtait.
— Des copies à corriger ? T’as eu ton diplôme de prof, ils font des promos dans les ZEP ?
Je me suis retourné pour lui servir la réplique qu’il attendait.
— Ce sont des magazines de vente par correspondance. Des revues médicales. Uniquement des photos de pieds gauches en résine.
L’immense éclat de rire du patron résonna dans l’escalier.
— On dîne à 19 heures.
L’enveloppe était éventrée sur le lit.
Même contenu que le matin. Des articles de presse, les rapports détaillés du capitaine Grima, des dépositions.
La suite de l’affaire Morgane Avril, l’expéditeur savait ménager le suspense…
J’ai étalé les feuilles et je me suis plongé dans la lecture. Si mon mystérieux correspondant voulait jouer avec ma curiosité, je n’allais pas le priver de son plaisir.
*
* *
Affaire Morgane Avril – Juin 2004
Malgré son jeune âge et son manque d’expérience, le capitaine Philippe Grima avait fait preuve d’une efficacité remarquable. Moins de trois jours après le meurtre de Morgane Avril, 90% des Yportais de sexe masculin entre quinze et soixante-quinze ans avaient accepté de déposer leur empreinte génétique à la gendarmerie. Le taux atteignait un peu plus de 70% des garçons présents au festival Riff on Cliff (323 échantillons de sperme très exactement). Bien entendu, aucun ADN ne correspondait à celui du violeur.
Le capitaine Grima comprit très vite qu’un dispositif aussi chronophage était proche du ridicule. Une enquête par l’absurde, basée sur la bonne volonté du tueur de coopérer avec la police et de donner le sperme qui allait le confondre. Mais il permettait de disculper les proches, avait insisté le juge Nadeau-Loquet, d’éliminer les suspects les uns après les autres, et donc de resserrer le filet.
Le capitaine Grima tint à participer lui-même aux entretiens des principaux témoins, y compris ceux disculpés par leur empreinte génétique. Dans un premier temps, il enchaîna les journées de douze heures à la gendarmerie et des nuits chez lui, un plat réchauffé sur un genou, la tête de sa petite Lola sur l’autre. Il finit par s’endormir, alternativement, devant les derniers témoins ou dans les bras de sa fille de quatre mois. Sa femme, Sarah, le mit dehors le temps de l’enquête et il dormit trois semaines, du 21 juin au 12 juillet 2004 sur un lit de camp dans la cafétéria de la gendarmerie, revenant un jour sur trois porter les croissants à sa petite famille.
Son hypothèse se renforça progressivement. L’emploi du temps précis de la soirée de Morgane Avril y contribua. Bien qu’âgée de dix-neuf ans, Morgane participait, le 5 juin 2004, à sa première véritable virée nocturne. Sa mère, Carmen, n’avait accepté qu’à cause de la présence de Nicolas Gravé, celui qui conduisait la Clio, un ami âgé de vingt-trois ans, en dernière année de BTS de gestion forestière à Mesnières-en-Bray. Pour surveiller Morgane, et son autre fille Océane, elle avait également fait confiance aux deux autres passagers, Clara Barthélémy, dix-neuf ans, qui travaillait comme ATSEM à l’école maternelle Charles-Perrault de Neufchâtel, et Mathieu Picard, vingt et un ans, étudiant en médecine comme Morgane, mais déjà en troisième année.
Une bande de copains. Un équipage raisonnable…
Tous confirmèrent la chronologie des événements. Partis de Neufchâtel-en-Bray vers 18 heures, ils arrivèrent à Yport un peu plus d’une heure plus tard. Ils mangèrent des kebabs sur la plage, assis sur les galets, devant le casino, comme des centaines d’autres jeunes participants au festival Riff on Cliff, puis assistèrent au concert. Ambiance festive, sans excès. Morgane était déjà excitée mais rien de spectaculaire encore.
Histoire d’A, un bon groupe de la région, boucla en apothéose la soirée. Il était 1 heure du matin et les DJ prirent le relais.
Morgane commença alors, selon les propres termes de Nicolas et Mathieu, à se donner en spectacle.
Lap dance, postures équivoques…
Nicolas et Mathieu avouèrent avoir vaguement tenté de la raisonner, elle avait un peu bu, quelques bières. Pas tant que cela en fait, les expertises seraient formelles, on retrouva moins de 0,9 gramme d’alcool dans son sang. Suffisant sans doute pour désinhiber Morgane.
Nicolas Gravé et Clara Barthélémy lâchèrent assez rapidement une autre information : à partir de 2 heures du matin, ils passèrent le reste de la nuit à s’embrasser et se caresser sur un divan du Sea View. La virée était un prétexte, et les trois autres passagers des alibis : ils sortaient discrètement ensemble depuis quelques semaines. Ils ne s’aperçurent de la disparition de Morgane qu’au moment où la panique explosa dans la boîte, vers 6 heures du matin, après qu’un type affolé eut hurlé en boucle en courant autour des sofas :
« Y a un cadavre, nom de Dieu ! Y a un cadavre sur la plage ! »
Mathieu et Océane tenaient la chandelle. Ils commencèrent à déserter la piste de danse et à s’ennuyer vers 3 heures du matin. Entre 3 et 4 heures, ils alternèrent des bribes de conversation couvertes par les décibels et de longues minutes où ils piquaient du nez. Aucun d’entre eux ne s’était inquiété de ce que fabriquait Morgane, ils l’avaient aperçue pour la dernière fois sur la piste vers 3 h 30. Mathieu Picard avoua simplement qu’il se doutait qu’elle ne finirait pas seule la soirée, et qu’il ne s’était pas inquiété plus que cela qu’elle disparaisse. Le Sea View, avec le front de mer comme annexe, était devenu un véritable baisodrome… Il poussa même les confidences jusqu’à reconnaître qu’il avait tenté sa chance avec Océane, sans grande conviction, même si elle aussi avait bu plus que d’habitude. Il était copain avec la sœur de Morgane depuis la maternelle et elle n’était pas du genre flirt d’un soir. L’opposé de Morgane. Elle ressemblait plutôt à sa mère. Carmen. Castratrice, il n’avait pas trouvé d’autre mot.
En résumé, le capitaine Grima était confronté à un trou noir de deux heures entre 3 h 30 et 5 h 30, de la disparition de Morgane jusqu’à la découverte de son cadavre.
Pas tout à fait deux heures pour être précis. Au vestiaire du Sea View, Sonia Thurau, une petite blonde au look de poupée Barbie trash, tendance gothique, se rappela avoir vu Morgane sortir fumer vers 3 h 40. Sonia était formelle. Morgane était selon elle la cliente la plus canon de la soirée. Sueur ruisselant sur le visage, robe moulante remontée sur les cuisses mouillées, limite transparente, sous-vêtements fuchsia apparents.
— Elle portait alors sa culotte et son soutien-gorge, confirma Sonia.
— Observatrice ! la complimenta Grima.
— Vous parlez, capitaine. Je lui aurais bien brouté son petit minou !
Sonia Thurau avait répliqué avec un naturel qui consterna le gendarme, d’autant plus que son regard tout aussi observateur, posé sur l’anatomie du capitaine, sous-entendait qu’elle n’avait pas de préférence sexuelle exclusive. La fois d’après, car il y eut un autre entretien capital avec Sonia, il confia l’interrogatoire à un gendarme plus proche que lui de la retraite.
« Sortie fumer »…
Le capitaine repensa longtemps à ce détail après l’entretien.
Morgane Avril ne fumait pas…
Nouvelle impasse.
Le capitaine Grima eut très tôt l’intuition qu’il devait prendre l’enquête à revers. Qu’il ne devait pas seulement multiplier les témoins, reconstituer chaque minute de l’emploi du temps de Morgane Avril, mais concentrer au contraire ses efforts sur l’arme du crime.
L’écharpe Burberry.
Le 19 juillet 2004, le juge Nadeau-Loquet lui envoya un message pour le féliciter des avancées significatives de l’enquête à partir d’une voie en laquelle seul le capitaine avait vraiment cru.
Une écharpe. Un bout de tissu à plus de quatre cents euros.
Grima prit le temps de vérifier tous les témoignages, de recouper l’ensemble des versions, d’éliminer plusieurs dizaines d’informations qui lui semblèrent fantaisistes.
Au final, seuls trois témoins crédibles se souvenaient de cette écharpe Burberry.
Sonia Thurau, derrière son vestiaire, tira d’abord la gueule au flic poivre et sel qui venait à nouveau l’interroger, puis finit par se rappeler un client qu’elle qualifia de fils à papa. « Bronzé » fut le seul qualificatif qu’elle accepta d’inscrire sur sa déposition. Elle refusa « basané », « Maghrébin », « métis » et tous les autres termes que lui proposa le vieux gendarme.
— Avec la boule à facettes dans la gueule, mon pauvre, si tu crois que j’ai pu mesurer l’épaisseur de son fond de teint…
Le fils à papa bronzé avait laissé sa veste en lin et son écharpe en cachemire au vestiaire. Ce genre de costume était plutôt rare dans un festival de rock, Sonia s’en souvenait pour cette raison.
— C’était une écharpe rouge ? Une Burberry ?
Elle n’avait pas repéré la marque mais, oui, elle pouvait ressembler à une Burberry. Sonia n’avait pas vu le type repartir, sans doute qu’une collègue lui avait rendu ses habits, mais aucune ne s’en souvenait. Le capitaine Grima envisagea l’hypothèse que Sonia Thurau ait inventé ce mystérieux client. L’affaire Avril était rapidement devenue, pour les médias, « l’affaire du tueur à l’écharpe rouge ». Rien ne permit de l’affirmer. Quand elle ne tenait pas le vestiaire du casino, Sonia Thurau suivait de sérieuses études de droit européen comparé à Rouen. Et surtout, deux autres témoignages vinrent confirmer le sien.
A force d’insister, Mickey, videur intérimaire qui avait passé la nuit du 5 au 6 juin à tourner sur le parking en écoutant le bruit des vagues couvrir celui des riffs, finit par se souvenir de l’ombre d’un type qui fumait près des poubelles du casino, sous la falaise, peut-être bien vêtu d’une veste et d’une écharpe. Il n’avait pas pu distinguer la couleur. Il ne se souvenait pas non plus de l’heure. Après 3 heures du matin, c’est tout ce qu’il pouvait affirmer, il en était certain à cause de sa pause. Impossible pour lui d’être plus précis. L’ombre se tenait seule, cela, Mickey en était sûr.
— Comme si elle attendait quelqu’un ? demanda Grima.
— Peut-être.
— Une fille ?
— Ouais… ou des potes. J’ai continué ma ronde.
Mickey n’eut rien d’autre à décrire, juste une silhouette aperçue entre le halo d’un réverbère et le faisceau de sa lampe torche. Sauf que l’heure pouvait fort bien correspondre à celle où Morgane Avril avait quitté le Sea View… Sans que plus personne ne la revoie vivante.
Vincent Carré, le troisième témoin, vingt et un ans, étudiant en chimie, était arrivé vers 17 heures à la gare de Bréauté, arrêt le plus proche d’Yport sur la ligne de train Paris-Rouen-Le Havre. De là, un autocar devait emmener directement les voyageurs au festival. Vincent comptait profiter du bus pour rejoindre au concert ses potes du club de tennis de table. Pendant une petite dizaine de minutes, il avait attendu à côté d’un garçon de son âge, habillé classe, chemise blanche, pompes vernies, veste sur le dos et écharpe rouge autour du cou. Un look qui détonnait par rapport aux autres festivaliers. Ils avaient échangé quelques mots.
« T’es sapé comme un prince, avait commenté Vincent.
— Les filles aiment ça, avait expliqué le prince.
— Tu y vas pour la musique ou les filles ? »
Vincent Carré se souvenait précisément de la réponse.
« La musique ou les filles ? T’es sérieux là ? La bonne musique, c’est rare, mon pote, et c’est pas à Yport que tu vas trouver le nouveau Hendrix ! Mais les filles… Waouh, les filles sont belles partout ! »
L’autocar était arrivé. Vincent ne s’était pas assis à côté du prince. Pas vraiment sa tribu. Chacun avait enfoncé son MP3 dans ses oreilles. Fin de l’épisode.
Vincent avait revu le type à l’écharpe au Sea View. Il dansait dans la foule et, le plus souvent, se collait à la plus belle fille de la soirée, Morgane, même si Vincent ne connaissait pas son prénom à ce moment-là. D’évidence, il la draguait.
Il ne portait pas son écharpe sur la piste de danse, mais des dizaines d’autres témoins confirmèrent qu’un garçon tournait autour de Morgane. Océane et Mathieu également. Tous, y compris Vincent, se réunirent pour établir un portrait-robot. Un beau visage plutôt carré, des yeux marron, une peau très brune, peut-être même, sans certitude, d’origine maghrébine. Un graphiste travailla deux jours pour aboutir à un portrait-robot aussi vague que banal. On le diffusa pourtant, beaucoup, partout. Les centaines de réponses, toutes vérifiées, ne donnèrent strictement rien. Le capitaine Grima, d’ailleurs, ne croyait pas à ce portrait. Pas dans la pénombre d’une salle de discothèque, pas à partir de souvenirs précédant le drame, alors que les témoins n’avaient alors aucune raison de graver ce visage dans leur mémoire.
Vincent Carré revit l’inconnu à l’écharpe rouge le lendemain matin. C’était l’effervescence dans Yport, le cadavre de Morgane Avril venait d’être découvert, les flics quadrillaient le village. Le type attendait place Jean-Paul-Laurens, devant la boulangerie, la veste sur le dos. Vincent passa devant lui presque en courant, bouleversé par le drame : il dormait chez lui depuis 2 heures du matin, claqué, et on était venu le réveiller. Une fille morte sur la plage ! Violée ! Il devait d’urgence, comme tous les autres gars, aller donner son identité aux flics, filer son ADN aussi… Quand il passa devant l’inconnu, Vincent Carré ne savait rien de plus de l’affaire. Ni qui avait été tué, ni comment.
Le type l’avait salué de la main. C’est lui qui l’avait reconnu. S’il n’avait pas levé la main, Vincent ne l’aurait pas remarqué. Curieusement, ils ne parlèrent pas de la fille morte, Vincent Carré ne sut pas dire pourquoi. La seule explication qu’il put fournir fut que l’inconnu ne donnait pas l’impression d’être au courant. Ou de s’en foutre.
« Alors, t’as aimé le concert ? » avait demandé Vincent.
L’autre avait éclaté de rire.
« Tu parles…
— Et les Yportaises ?
— Jolies. Très jolies.
— J’ai vu ça cette nuit. T’as pas choisi la plus moche…
— Et pas la moins chaude, tu peux me croire… »
Vincent Carré, sur le moment, l’avait pris pour un frimeur. Il avait aussi remarqué que l’inconnu ne portait plus son écharpe rouge autour de son cou.
« Et ton écharpe ?
— Je l’ai laissée à la petite, fit l’inconnu. En souvenir.
— Tu comptes la revoir ?
— M’étonnerait… »
Il avait lâché un nouveau rire que les psys firent par la suite décrire à Vincent des centaines de fois, si possible en jouant sur les plus fines nuances.
Un rire spontané ? Forcé ? Cynique ? Sadique ?
Vincent n’en savait rien. Il se rappelait seulement la réponse de l’inconnu à sa dernière question.
« Tu reprends le car ? avait insisté Vincent.
— Non, je vais chez mes vieux. Ils ont une résidence secondaire sur la côte normande. »
La clé de voûte de toute l’affaire Morgane Avril !
Forcément, on vérifia la crédibilité du témoignage de Vincent Carré. Il semblait fiable, même si les flics s’interrogèrent beaucoup sur le trou dans son emploi du temps : Vincent était parti se coucher vers 2 heures du matin, il avait laissé ses copains de tennis de table terminer la soirée. Ça ne lui ressemblait pas…
Le capitaine Grima lui posa la question. Vincent Carré répondit qu’il était crevé, qu’il avait eu une semaine dure. Quand on insista, il s’énerva, furieux qu’on le soupçonne alors qu’il était le seul témoin à avoir fait un peu avancer l’enquête. Il avait raison, Grima n’avait aucune raison de soupçonner davantage Vincent Carré que n’importe quel autre client du Sea View. D’ailleurs, son ADN ne correspondait pas à celui du violeur.
On chercha donc un garçon d’environ vingt ans dont les parents possédaient une résidence secondaire sur la côte normande. Le capitaine Grima apprit à cette occasion que le littoral normand en comptait plus de trente-cinq mille… Dénicher la bonne s’avéra mission impossible, même si des équipes de flics effectuèrent du porte-à-porte pendant des semaines, portrait-robot à la main, par cercles concentriques, d’abord les plus proches, Etretat, puis Saint-Valery-en-Caux, puis Honfleur, puis Deauville, Cabourg, Dieppe…
Peine perdue.
Rien.
L’inconnu à l’écharpe rouge s’était évaporé dans la nature.
Le capitaine Grima fit son rapport au juge Nadeau-Loquet le 20 août 2004. L’enquête piétinait depuis près de cinq semaines. Aucun fait nouveau, mais la conviction de Grima était acquise. Morgane Avril avait accepté de suivre cet inconnu qui tournait autour d’elle sur la piste de danse. Il avait récupéré sa veste et son écharpe Burberry au vestiaire sans qu’on le remarque, avait attendu ensuite sur le parking que Morgane le rejoigne. Ils s’étaient sans doute baignés en mer ensemble, dans un coin discret. L’histoire avait dû basculer ensuite.
Morgane refuse d’aller plus loin qu’un simple flirt. L’inconnu insiste. Cela dégénère, il la viole, panique, l’étrangle, la hisse en haut de la falaise et jette son cadavre, peut-être pour gagner du temps, pour faire penser d’abord à un suicide.
Puis il disparaît…
Le capitaine Grima, malgré l’absence de suspect à livrer au juge Nadeau-Loquet, avait conclu son rapport sur une note optimiste. L’assassin de Morgane Avril avait été partiellement identifié. Avec le temps, il deviendrait moins méfiant, quelqu’un pourrait finir par le reconnaître sur la côte normande, ou ailleurs. Le capitaine Grima n’avait qu’une certitude, qu’il exprima également dans le dernier chapitre de son rapport.
Le meurtrier de Morgane Avril ne recommencerait jamais.
Son profil était celui d’un jeune issu d’un milieu aisé, cultivé, éduqué, qui avait commis ce soir-là la connerie de sa vie. Il allait vivre avec ce secret monstrueux enfoui au fond de lui. Jusqu’à sa mort.
Si on ne le coinçait pas avant…
Le rapport de la gendarmerie de Fécamp déclencha la fureur du clan Avril.
Carmen Avril et sa famille, par la bouche de leur avocat, s’opposèrent avec violence à la théorie du capitaine Grima. Ils ne croyaient pas à la thèse du fils de bonne famille qui aurait dérapé. Pour eux, l’assassin était un pervers, un prédateur qui avait agi avec préméditation. Leur argument le plus convaincant reposait sur l’attitude de l’inconnu à l’écharpe rouge le matin du drame, celle décrite par Vincent Carré. Le suspect no 1 de Grima attendait tranquillement que ses parents viennent le chercher place Jean-Paul-Laurens, sans stress ni panique, alors que des dizaines de flics arpentaient les rues d’Yport. Une telle sérénité ne collait pas avec la théorie de la drague nocturne qui vire au drame.
On disserta des heures, entre flics, avocats et juges, sur les quatre phrases qu’avait rapportées Vincent Carré.
« Et ton écharpe ?
— Je l’ai laissée à la petite. En souvenir.
— Tu comptes la revoir ?
— M’étonnerait… »
Pouvait-on les interpréter comme les réponses improvisées par un pauvre type qui venait de commettre un meurtre presque par accident et qui jouait sa liberté à pile ou face ? Comme celles d’un criminel cynique au terrifiant sang-froid ? Ou tout simplement comme celles d’un innocent… qui pourtant jamais ne se présenterait devant la police ?
Le capitaine Grima exprima une dernière fois publiquement son opinion, le 23 août, dans Le Havre libre : il ne croyait pas à l’hypothèse du sadique qui se trouve là au bon moment, qui parvient à approcher puis agresser Morgane Avril sans que personne le remarque. Pourquoi alors le bain de mer ? Pourquoi alors l’écharpe Burberry ?
Puis, le 26 août 2004, sa théorie vola en éclats.
Sa crédibilité aussi.
Tout son patient travail, ses nuits de veille hors de chez lui, à rater trois des six premiers mois de vie de sa petite Lola, tout cela explosa.
Le dérapage d’un adolescent attardé. L’absence de préméditation.
En une journée, l’affaire de l’écharpe rouge Burberry se hissa au rang de drame national qui dépassa par son ampleur tout ce que le capitaine Grima avait pu imaginer.
Qui gonfla, s’envola, vers les plus hautes sphères de la justice et de la police.
Bien au-delà de sa compétence.
*
* *
Le bruit de cloche me tira de ma lecture.
Elle cognait en continu, comme un tocsin, comme l’appel insistant des marins pour un rassemblement sur le pont.
La voix d’André explosa dans le couloir.
— Jamal. On mange !
J’ai regardé l’heure sur ma table de chevet.
19 h 17.
Merde !