Comme si elle n’avait jamais existé ?
Mes doigts parcouraient le clavier de l’ordinateur comme un pianiste fou. Je me souvenais parfaitement des chemins d’accès qui m’avaient permis de dénicher les renseignements sur Magali Verron. Des sites accessibles en trois clics sur lesquels des millions de jeunes adultes exposaient leur vie.
Rien.
Il n’y avait plus aucune trace de cette fille sur la Toile.
Je me suis tourné vers Mona.
— Quelqu’un a effacé toutes les informations…
Ma voix tremblait, Mona ne répondit rien, j’ai cru bon d’ajouter :
— N’importe qui peut faire ça. Effacer des pages sur des sites Internet. C’est une nouvelle preuve… (J’ai repris mon souffle.) Une nouvelle preuve qu’on veut me piéger.
Mona se leva. Elle tira son pull vers le bas, jusqu’à mi-cuisse, mais la laine s’amusait à remonter, dévoilant une peau picorée de frissons.
— Et si tu avais imaginé cette fille ?
J’ai regardé Mona sans rien répondre. Elle marchait dans la pièce, pieds nus, incapable de rester immobile une seconde.
— Mon Dieu, Jamal, qu’est-ce qu’on sait sur Magali Verron ? Uniquement ce que tu me racontes ! Tu dis que tu as lu sa vie sur le Net, mais il n’y a aucun lien la concernant. Tu m’as décrit son visage, mais c’est celui d’une autre fille, une fille morte il y a dix ans, ou de sa jumelle vivante. Tu dis que cette fille s’est jetée de la falaise, violée, étranglée, mais les journalistes n’en ont pas soufflé un mot. Aucun autre témoin de la scène ne peut confirmer. Ton Christian Le Medef a disparu. Denise Joubain prétend qu’elle n’a pas quitté sa maison depuis des mois… Te rends-tu compte, Jamal ? Il y a une solution qui explique tout. Une clé simple et évidente.
Je n’ai même pas tourné la tête vers elle. J’ai continué de taper des mots au hasard sur l’écran d’ordinateur, espérant découvrir une preuve, une seule. Magali Verron se tenait là, cachée quelque part…
Mona s’arrêta brusquement. Elle remonta le col du pull sur son épaule droite dénudée.
— Magali Verron n’existe pas, Jamal ! Tu as tout inventé. Il n’y a pas eu de suicide il y a trois jours. Tu as imaginé cette scène ! Tu as imaginé le visage de cette fille. Tu as imaginé sa vie. Tu as imaginé ces témoins.
Je me suis levé d’un coup. J’ai brandi sous le nez de Mona le dossier volé dans le bureau de Piroz.
Une chemise verte.
Magali Verron, inscrit au feutre noir, de la main de Piroz.
— Et les flics qui me courent après ? J’ai aussi imaginé leurs putains d’accusations ? Les flics sont venus te voir ce matin à la Sirène, non ?
Elle me répondit avec la patience d’une institutrice.
— Exact. Les flics te cherchaient. Ils sont restés deux minutes, ils m’ont demandé si je te connaissais, si je savais où tu étais, mais à aucun moment ils ne m’ont parlé de Magali Verron. Ni même d’une histoire de viol avant-hier.
J’ai collé le dossier sous les yeux de Mona.
— Bordel, Mona ! Et ces rapports médicaux ? Et ces photos des membres disloqués de Magali Verron, et ces analyses génétiques avec le tampon de la gendarmerie ? Je serais timbré au point de les avoir fabriqués moi-même ?
Pour la première fois, elle sembla douter.
— Je ne sais pas. Tout ce que je vois, c’est que si tu as tout inventé, cela explique tout. Presque tout… Et puis surtout, ce serait une bonne nouvelle, non ?
Une bonne nouvelle ?
Je l’ai dévisagée, stupéfait.
— Réfléchis, Jamal. Pas de cadavre de Magali Verron, cela signifie qu’il n’y a pas eu de viol. Pas d’accusation de meurtre. Les flics n’ont rien contre toi ! Tu es juste un poil parano, peut-être même en as-tu rajouté un peu pour me sauter…
Je n’ai pas relevé son trait d’humour.
— Bordel, Mona, qu’aurais-je été foutre à la gendarmerie le jour où on s’est rencontrés devant le distributeur ?
— Je n’en sais rien. Tu étais peut-être convoqué comme témoin pour autre chose…
Elle marqua un silence. Seule la pendule n’a pas retenu sa respiration.
Soudain, j’ai compris.
J’ai vu clairement la face cachée de la pièce de puzzle emboîtée par Mona.
Je n’avais pas imaginé cette Magali Verron par hasard. Son visage, son viol, l’écharpe rouge autour de son cou, les falaises d’Yport.
J’avais revu une scène que j’avais déjà vécue !
C’est bien à cela que pensait Mona. Les flics de Fécamp m’avaient convoqué comme témoin d’une affaire vieille de dix ans : le crime de Morgane Avril. J’avais confondu. Mélangé le passé dans un présent fantasmé.
J’étais fou…
Je me suis accroché aux dernières aspérités avant de glisser définitivement dans le précipice.
— Et ces enveloppes ? ai-je demandé à Mona en désignant les documents sur la table. Je me les suis envoyées moi-même ?
Elle s’avança et posa sa main sur mon épaule.
— Non, Jamal. Non. Mais quelqu’un a peut-être intérêt à ce que tu te souviennes de cette affaire Avril-Camus ? C’est ce qui expliquerait…
J’ai repoussé sa main et explosé.
— Que je me souvienne de quoi ? Je n’avais jamais entendu parler de cette affaire avant cette semaine !
Mona fourra sa main sous son pull. Je regrettais déjà ma réaction. Je ne savais plus où j’en étais. Coupable ou innocent ? Une envie de pleurer piquait mes yeux. De fondre en larmes comme un enfant.
— Je… je n’ai rien à voir avec cette histoire, Mona. On veut me faire porter le chapeau. Me rendre cinglé. Si tu me laisses seul, ils vont y parvenir…
Mona détourna son regard du mien et fixa une dernière fois l’horloge.
22 h 10
— Une nuit, Jamal ! Je te laisse une nuit pour me convaincre. Dès que le soleil se pointe au-dessus des falaises, tu te rends chez les flics.
— D’ici là, j’ai le choix du plan de bataille ?
— Dis toujours.
— A part Piroz et les flics, seules deux personnes peuvent confirmer que je n’ai pas inventé le suicide de Magali Verron. Christian Le Medef et Denise Joubain.
— Tu les as déjà interrogés.
— Ouais, Le Medef a tout confirmé, avant de disparaître. Ou qu’on ne le fasse disparaître. Denise Joubain, elle, crevait de trouille. On va retourner chez eux, tous les deux, tu te feras ta propre idée.
— Oui.
— Et les flics ? Tu risques de tomber sur eux à Yport.
— Des flics à mes trousses ? Tu ne serais pas un peu parano ?
Mona éclata de rire. Ses lèvres effleurèrent les miennes.
— Tu ne devais pas me faire du thé ?
Je l’ai regardée s’éloigner vers la cuisine. J’ai crié :
— Pour ma défense, tu m’autorises à passer un coup de fil à un ami ?
— Pardon ?
— Il y a une autre piste que je n’ai pas suivie, cette suite de chiffres retrouvée chez Piroz et chez Le Medef. Impossible de trouver quoi que ce soit sur Internet en rapport avec ça. J’ai un pote genre encyclopédie vivante à l’Institut Saint-Antoine. Ibou. On ne sait jamais…
— Tu as raison, appelle un ami savant, les docteurs en chimie expérimentale sont des cruches !
Ibou me répondit presque aussitôt. J’ai coupé court à ses effusions sur mon entraînement pour la North Face, sur la météo locale et sur les derniers potins de l’Institut.
— T’as une minute, Ibou ? T’as rien à gagner mais tu peux m’empêcher de perdre gros…
J’ai décrit le tableau, énuméré les chiffres, persuadé qu’il s’agissait d’un code impossible à percer.
2/2 |
3/0 |
0/3 |
1/1 |
Le grand rire d’Ibou résonna dans le combiné.
— Fastoche, mon lapin. Tout le monde connaît ça ! C’est le quadrant du dilemme du prisonnier.
— Le dilemme du prisonnier ! C’est une sorte de théorème issu de la théorie des jeux.
J’ai enclenché le haut-parleur pour que Mona entende.
— Le principe théorique est simple. Imagine que deux suspects, pour un braquage par exemple, soient arrêtés par la police et interrogés séparément. Chaque prisonnier, s’il ne veut pas avouer, a donc le choix entre deux attitudes : se taire ou dénoncer son complice. S’il le dénonce, il bénéficie d’une remise de peine et son pote, à l’inverse, prend un max. Mais le problème, c’est que chaque prisonnier ignore ce que l’autre va faire…
— Je ne comprends rien, Ibou. C’est quoi, la théorie, dans ton histoire ?
— J’y viens. Imagine que l’on formalise cela avec des chiffres, qui représentent des années de prison par exemple. C’est le fameux quadrant. Si les deux prisonniers se taisent, ils bénéficient du doute et n’écopent chacun que d’un an de prison. S’ils se dénoncent mutuellement, ils morflent tous les deux et prennent chacun deux ans de prison.
— Pourquoi parler aux flics alors ?
— Parce que pour que le théorème fonctionne, il faut que l’intérêt individuel rapporte plus que celui de coopérer. Si l’un des deux prisonniers dénonce l’autre sans que lui-même soit trahi, il est innocenté et l’autre prend tout, trois ans de taule pour son copain et zéro pour lui. Il est libre !
— Putain, Ibou. On paye vraiment des chercheurs pour inventer des trucs comme ça ?
— Ouais ! Un Américain en particulier. Robert Axelrod. Il a lancé un concours pour trouver l’équation qui permettrait de gagner le maximum au jeu du dilemme du prisonnier.
— Parce qu’on peut y jouer ?
— Oui. A deux. A dix. A cent. La règle est la plus simple du monde : tu trahis ou tu coopères. Tu fais ton choix en secret puis tu compares celui des autres joueurs et tu comptes les points.
— Et alors ? C’est quoi la formule magique ?
— Selon Axelrod, elle tient en trois mots. Coopération-Réciprocité-Pardon. En clair, tu proposes d’abord la coopération à un autre joueur. S’il te baise en te trahissant, tu réponds le coup d’après en le trahissant aussi. Puis tu proposes à nouveau la coopération. Selon Axelrod, c’est la règle d’or qui devrait influencer tous les comportements entre les êtres humains.
— Rien que ça !
Je ne voyais aucun rapport entre cette théorie à la con, l’affaire Avril-Camus et le suicide de Magali Verron. Pourquoi Piroz et Le Medef avaient-ils inscrit sur une feuille les chiffres de ce théorème ?
J’ai pris le temps de réfléchir quelques secondes.
— Dis-moi si je me trompe, Ibou, mais cette solution d’Axelrod, elle ne fonctionne que si les joueurs jouent plusieurs fois l’un contre l’autre. Si je résume, le principe, c’est de ne pas se faire baiser deux fois de suite. Mais si on ne joue qu’un coup, définitif, la bonne solution, c’est de mettre en confiance le type avec qui tu joues, puis de le trahir, non ?
— T’as tout compris, mon grand !
J’ai raccroché sans avoir le sentiment d’avoir progressé. Visiblement, le dilemme du prisonnier n’inspirait pas non plus Mona. Peut-être avais-je également inventé ces suites de chiffres griffonnés…
Elle fourra un paquet de gâteaux secs dans un sac plastique, sortit une thermos et mit en route la cafetière.
— T’as pas dû dormir plus de deux heures depuis hier. Surveille le café, je vais me changer.
Sur le coup, je me suis demandé où elle allait dénicher dans cette maison des vêtements féminins secs, mais elle ne me laissa pas le temps de m’interroger davantage. Elle tira nerveusement sur son pull.
— J’ai besoin de savoir, Jamal. C’est important… (Elle tendit encore la laine jusqu’à en déformer les mailles.) Il y a dix ans, avais-tu encore… (Le pull gris n’était plus qu’un grillage zébrant sa peau nue.) Avais-tu encore l’usage de tes deux jambes ?
La même question que celle de Piroz à la gendarmerie.
Je l’ai toisée. Cynique. Glacial.
— L’usage de mes deux jambes ? C’est bien cela la question, Mona ? Continue alors, va au bout de ta pensée. Etais-je capable de danser il y a dix ans ? De grimper sur la falaise ? De courir après une fille ? De la draguer, de la violer, de l’étrangler, c’est bien cela la question, Mona ?
— Ce n’est pas ce que je crois, Jamal.
— Un boiteux dans les environs, on l’aurait repéré.
— J’ai besoin que tu me le dises, répéta Mona.
J’ai doucement soulevé mon pantalon pour dévoiler la tige de fer qui reliait mon genou à mon pied de carbone.
— Je suis passé à travers la verrière du centre commercial Beaugrenelle, dans le quinzième. On pratiquait le yamakasi avec une dizaine de potes de La Courneuve. Le nerf fibulaire profond a été sectionné net.
Mona ouvrit la bouche façon poisson suspendu au-dessus de l’eau. J’ai été plus rapide.
— Ça s’est passé en mai 2002, il y a douze ans.
Mona ne broncha pas. Elle lâcha le pull qui reprit sa forme d’armure mohair.
— Tu me fais marcher ?
— Peut-être, j’adore inventer des histoires.
Mona préférait conduire. Elle avait enfilé un jean Kaporal, top mode mais trop grand pour elle, sans doute emprunté à la garde-robe du fils de Martin Denain, et un pull vert passé sous sa veste encore humide.
Toujours aucune étoile accrochée à son cœur…
La pluie s’était calmée mais le thermomètre était descendu au-dessous du zéro. Avant que Mona démarre la voiture, j’ai posé mes doigts sur sa main.
— Si cela tourne mal…
J’ai ouvert la boîte à gants. Ma main toucha le contact froid de la crosse du King Cobra. J’ai pensé que Mona allait hurler.
Tout l’inverse !
Elle me dévisagea comme si j’étais le dernier des abrutis.
— C’est le revolver de Martin Denain ? C’est une arme de défense, Jamal ! Il ne tire que des balles en caoutchouc ou des cartouches à blanc. Martin n’aurait jamais gardé chez lui un truc pouvant tuer quelqu’un.
Etais-je rassuré ou terrifié par cette révélation de Mona ?
Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir, mes doigts accrochèrent l’instant suivant la surface sulfurisée du papier au moment où je rangeais l’arme. La texture d’une enveloppe.
Une enveloppe marron.
Mon nom, dessus.
Elle n’était pas dans la boîte à gants deux heures avant, lorsque j’avais garé la Fiat au fond de l’allée. J’y avais rangé avec précaution le King Cobra. Pouvait-on imaginer qu’un inconnu, sans faire aucun bruit, pénètre dans le jardin, profitant de la nuit noire et de l’averse ?
Un inconnu… ou, plus simplement, Mona ?
Décidé à lui demander une explication, j’ai levé les yeux vers elle… et j’ai compris qu’elle pensait la même chose.
Pour elle, j’étais le seul à avoir pu glisser cette enveloppe dans la voiture.
Le seul à savoir que j’allais ouvrir la boîte à gants pour y prendre le revolver…
Mona me fixait toujours. J’ai repensé aux mots d’Ibou. Le dilemme du prisonnier.
Ce putain de jeu…
Deux complices. Un choix, secret.
Trahir ou faire confiance.
Puis j’ai déchiré l’enveloppe.