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Dans une autre vie ?


J’ai roulé encore quelques instants sur le chemin forestier, puis j’ai stoppé la Fiat 500. En tournant la clé de contact, j’ai eu l’impression de faire disjoncter l’univers autour de moi, de couper d’un seul geste toute forme de vie civilisée. Les phares, les voyants lumineux du tableau de bord, mais également les étoiles et la lune, invisibles derrière la voûte d’arbres. Nuit noire.

Je suis resté ainsi longtemps, dans l’obscurité totale.

Un peu après, j’ai ouvert la portière, je me suis penché et j’ai vomi dans le lit d’herbes et sur le pneu de la voiture de Mona. Puis j’ai à nouveau collé ma nuque et mon dos contre le siège conducteur. Pendant de longues minutes, je n’ai pas bougé. Des larmes coulaient le long de mes joues sans que je fasse le moindre geste pour les essuyer. Elles descendaient jusqu’à mes lèvres pour se mêler aux relents aigres dans ma gorge. Un moment, j’ai imaginé que les visions produites par mon cerveau délirant pourraient s’évacuer ainsi, rejetées par ma bile, sécrétées par mes glandes lacrymales. Par mon sang aussi, pour peu que je me coupe une veine.

 

L’odeur et le goût devenaient insupportables. Ma main s’est tendue pour allumer le plafonnier.

Douze lettres apparurent, comme gravées sur le pare-brise sale.

 

M.O.R.G.A.N.E A.V.R.I.L

 

Je revoyais la silhouette de Mona les traçant de son doigt, son sourire fatigué, ses derniers mots en déposant mon étoile sur le capot.

Bonne chance.

Qu’est-ce que la chance en a à foutre de nous, Mona ?

Un mince brouillard se levait dans le sous-bois, comme si la fumée sortait du sol. Le thermomètre de la Fiat indiquait moins deux degrés.

Bientôt les douze lettres disparurent à leur tour dans un nuage ouaté.

Une illusion.

Je devais me rendre à l’évidence. Magali Verron n’avait jamais existé. Ni rien de ce qui pouvait avoir un rapport avec sa mort.

Ni témoin, ni écharpe, ni viol, ni meurtre par étranglement.

Une anagramme. Un fantôme. Un fantasme.

Je sautais d’une pensée à l’autre comme sur des pierres au-dessus d’une cascade.

Si rien n’était vrai, pourquoi Piroz m’avait-il traqué depuis trois jours ? Jusqu’à ne pas hésiter à me descendre ?

Une autre pierre. Celle-ci bougeait. Un équilibre instable

Si rien n’était vrai du suicide de Magali Verron, quand avais-je vu Piroz pour la première fois ? Pas sur la plage d’Yport, le matin, avec son adjoint. L’avais-je rencontré pour la première fois à la gendarmerie de Fécamp, le jour où j’avais croisé Mona ? Les flics m’avaient donc convoqué pour une tout autre raison. Une autre affaire. J’avais alors inventé cette fable.

 

Encore un saut. Une autre pierre. L’autre rive était à perte de vue.

Quelque chose ne collait pas ! La gendarmerie ne tire pas sur un suspect ! Pas sans sommations. Pas à bout portant. Pas pour tuer. J’avais levé le King Cobra au ciel. A aucun moment je n’avais menacé Piroz. Il avait pourtant fait feu pour m’empêcher de fuir. Il avait préféré m’abattre plutôt que de me laisser courir dans la nature. Pourquoi ?

Parce qu’il était persuadé que j’étais le violeur de Morgane Avril et de Myrtille Camus, un double meurtrier, celui que la police recherchait depuis dix ans ? Parce que si j’avais tout oublié, eux avaient accumulé des preuves suffisantes pour n’avoir aucun doute ?

Mes doigts touchèrent le pare-brise gelé. Les douze lettres invisibles me narguaient, impossibles à effacer.

A l’Institut Saint-Antoine j’avais entendu des dizaines de fois des psys parler de cela. Des gosses qui niaient les atrocités dont ils avaient été les victimes. Non, leurs parents n’étaient pas des violeurs. Non, ils n’avaient pas subi d’attouchements. Oui, ils voulaient retourner habiter chez eux. Ces gosses se fabriquaient une autre vie, plus supportable. Dans leur tête au moins.

Le brouillard enveloppait maintenant la Fiat, donnant l’impression qu’elle volait en silence dans les nuages.

Avais-je vieilli ainsi ? En tissant progressivement un voile autour de moi ? Sauf que je n’étais pas un gosse violé. Pas une victime traumatisée.

J’étais un monstre.

J’avais tué ces filles dix ans plus tôt.

J’étais responsable, et moi seul, de la mort de Mona.

 

Je suis sorti dans la forêt. Le froid m’a saisi comme un étau bloquant ma poitrine. Je m’en moquais. Des flaques d’eau gelées craquaient sous mes pas. J’ai marché, quelques mètres, titubant. La première plaque de verglas plus épaisse me fit perdre l’équilibre. Mes mains s’agrippèrent au tronc d’arbre le plus proche, un orme dont l’écorce me déchira les paumes au sang.

Alors, sans même que ma raison le décide, j’ai hurlé dans le silence.

Non !!!

Quelques feuilles vibrèrent dix mètres devant moi. Un lapin, un oiseau, un animal quelconque réveillé en sursaut. Les animaux de la forêt font-ils des cauchemars ? Ont-ils seulement peur de la nuit ?

J’ai soudain eu envie de faire fuir la forêt entière. J’ai explosé une seconde fois.

Non !!!

J’ai tenu mon cri pendant une éternité, sans respirer, jusqu’à ce que mes tympans explosent. Un ultime barrage de mon cerveau refusait de céder.

Non, ai-je enfin répété.

Presque un murmure cette fois.

Non.

Je ne me souvenais pas de l’assassinat de Morgane Avril et de Myrtille Camus. Je ne m’en souvenais pas pour une raison simple.

J’étais innocent !

Magali Verron s’était jetée devant moi dans le vide trois jours plus tôt. J’avais surveillé son cadavre sur la plage en compagnie de Christian Le Medef et de Denise Joubain. Il existait une clé pour tout expliquer, toute proche, à portée de main. Un détail qu’il me fallait décoder, ce dilemme du prisonnier par exemple, ou ce dernier poème de Myrtille Camus envoyé à son fiancé, cette signature, M2O.

 

J’ai essuyé sur mon jean les gouttes de sang qui perlaient à la surface de mes paumes. Le mélange de bile et de larmes dans ma bouche m’écœurait. Je ne devais pas sombrer, crever là dans le froid, attendre que les flics viennent ramasser un type rongé par le remords. Une bête au bout du rouleau qu’on achèverait sans davantage s’interroger. Je me suis souvenu de la dernière attention de Mona, chez Martin Denain, à Vaucottes. Du café et des gâteaux.

Je me suis avancé jusqu’au coffre de la Fiat tout en faisant à nouveau défiler le fil des trois derniers jours dans ma tête.

Tous ces événements ne pouvaient pas se succéder par hasard, ils possédaient forcément une cohérence, ils suivaient une logique…

L’humidité qui se déposait sur la voiture se transformait déjà en une fine couche de glace.

… mais une logique impossible à déterminer dans le feu de l’action, en enchaînant les étapes comme un lecteur enchaîne les chapitres d’un livre policier. Je devais prendre de la hauteur, faire le point, seul. M’arrêter, dormir.

Ou boire un litre de café.

J’ai ouvert le coffre.

Le froid m’envahit, me figeant devant la Fiat, laissant le givre m’engourdir. Une statue de verre.

 

A côté de la thermos et du paquet de gâteaux, il y avait une enveloppe marron.

A mon nom.

Qui d’autre qu’un fantôme aurait pu la poser là ?

Qui d’autre à part moi ?

 

J’ai pris le temps de dévorer les gâteaux, des spéculoos Lotus puisés dans le stock de Martin Denain, de boire deux gobelets de café bouillant, fort, sans sucre.

Puis j’ai ouvert l’enveloppe.