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Personne d’autre n’est au courant ?


« On avait de la flotte jusqu’aux genoux, et le vieux con a dit d’avancer. »

Sans que je sache pourquoi, cette vieille chanson de Graeme Allwright qu’on chantait en camp quand on était gamins flottait dans mon crâne.

Obsédante.

Une façon comme une autre de permettre à mon esprit de s’évader. L’eau, en réalité, me dévorait déjà jusqu’à mi-cuisse. Je n’avais pas froid, pas encore, protégé par le néoprène. Le plus douloureux était la traction de l’anneau sur mes bras.

Depuis quelques minutes, j’avais expérimenté diverses positions, utilisant une main, puis l’autre, puis les deux pour éviter que tout mon poids porte sur la même épaule. Je savais que dès que l’eau monterait, dès que mon corps flotterait, je souffrirais moins.

Avant de ne plus souffrir du tout.

Gilbert Avril avait dû aider Carmen et Saint-Michel à me descendre du bateau, à arrimer mes menottes à l’anneau de cuivre fixé au mur de l’enceinte. Il avait rechigné, emprunté à Océane une cigarette qu’il avait balancée presque aussitôt, avait marmonné « Quelle connerie » entre ses dents, plusieurs fois, avant de retourner sur le pont du Paramé dès que j’ai été enchaîné à mon poteau de torture.

Je ne me suis pas débattu. J’avais hésité un instant à ne pas leur faciliter la tâche, à hurler, à me tordre sur le pont comme un ver coupé en deux, à ajouter l’humiliation à tout ce que j’avais déjà enduré.

En pure perte…

Ils étaient six. Frédéric Saint-Michel et Océane Avril portaient chacun dans leur poche un revolver qu’ils m’avaient ostensiblement laissé apercevoir. J’étais seul. Entravé. Même sans me menacer de leur arme, il leur aurait suffi de me balancer dans l’eau froide, menotté, pour que je les supplie de m’accrocher à la moindre prise hors de l’eau.

 

Comme prévu, avec une précision d’horloge suisse, l’eau montait d’un centimètre par minute. La mer était plutôt calme, ce qui n’empêchait pas la houle de se briser avec violence contre les remparts du fort de Saint-Marcouf. L’eau de mer, projetée sur mon visage, me salait les yeux et la bouche sans que j’aie la moindre possibilité de les essuyer pour atténuer l’irritation. Mon corps se soulevait à chaque vague plus forte, pour être ensuite plaqué contre le mur d’algues molles. Je n’étais plus qu’un homme-tronc pendu dans la tempête, ballotté jusqu’à l’épuisement.

Denise se tenait avec Arnold sur le pont du Paramé, toujours appuyée au bastingage. Mes quatre autres tortionnaires s’étaient hissés sur la citadelle, assis ou debout sur le rempart fraîchement rénové, cinq mètres sur ma gauche. De ma position, je n’apercevais que ce mur de brique, le haut de la partie centrale de la citadelle et la vigie qui se détachait dans le ciel de coton.

Mon ultime espoir…

L’idée m’était venue alors qu’on me liait à l’anneau de cuivre. Piroz n’avait peut-être pas cherché à rejoindre la côte, mais se cachait sur l’île du Large. Il attendait son heure pour surgir, peut-être même accompagné d’un escadron de flics planqués dans l’arène.

 

Des quatre fous de Fil Rouge, Mona – j’avais renoncé à penser à elle en la prénommant Alina – était la plus éloignée de moi, assise tout au bout du rempart.

Délibérément ?

Ses jambes cognaient sur le mur, nerveusement, comme si le temps lui paraissait interminable. Ses cheveux fous jouaient les essuie-glaces devant ses yeux noyés. Saint-Michel s’était accroupi à côté d’elle mais se levait toutes les trente secondes, nerveux lui aussi. Carmen, droite et stoïque, dominait les autres de sa masse. Pas une fois elle ne s’était assise. Elle ne détournait le regard que pour le poser sur le cadran de sa montre.

— Moins d’une heure, Salaoui. Si tu veux que le jury ait le temps de délibérer avant que tu boives définitivement la tasse, je te conseille de parler.

L’écume m’explosait à la figure.

Seule Océane paraissait calme. Elle s’était recroquevillée en tailleur, son K-Way tombant sur son jean. Elle fumait toujours et me fixait sans animosité ni pitié. Juste une curiosité d’enfant qui observe dans un jardin un insecte en dévorer un autre et qui ne tente rien pour le sauver, qui comprend simplement à cette occasion que le monde est cruel.

Incroyablement belle.

— Parler de quoi ? ai-je hurlé entre deux vagues.

Personne ne me répondit. J’étais censé avouer sans qu’on me souffle les réponses.

Bordel, que foutait ce connard de Piroz !

 

 

L’eau était montée d’une trentaine de centimètres supplémentaires, elle m’enserrait la poitrine comme un étau.

Tout est prévu, tout est en place, martelait la voix du capitaine de gendarmerie dans mon crâne.

Toujours aucune trace de lui.

— Il te reste moins d’une demi-heure, annonça Carmen.

Le temps passait trop vite. Une clepsydre trafiquée. Fort Boyard, version snuff movie.

J’ai craché un mélange d’eau et de bave.

— OK, je vais tout vous dire !

Il me restait trop peu de temps. Tant pis pour les recommandations de Piroz, avais-je pensé, je ne pouvais pas attendre davantage. Ce gros flic alcoolo n’avait qu’à être plus clair, m’indiquer avec précision quand débarquerait la cavalerie.

J’ai crié pour couvrir la houle.

— Vous vous plantez dès le début. Je ne suis pas l’assassin de Morgane et Myrtille ! Piroz le sait lui aussi, il m’a tout dit cette nuit.

Puis j’ai donné tous les détails, en terminant par la feuille de test ADN qui se trouvait sans doute dans la cabine de Piroz, ou n’importe où, mais qu’ils se dépêchent, putain, qu’ils la trouvent !

— Allez voir, fit Carmen à Océane et Saint-Michel.

Ils se levèrent sans broncher.

J’ai continué d’argumenter pendant ce temps. Yport où je n’avais jamais mis les pieds, malgré les apparences, malgré cette réservation bidon dans ce gîte. Ce coin de Normandie dont je n’avais vu que l’église de béton de Grandcamp-Maisy, le temps d’un après-midi, mais ni les Grandes Carrières, ni le chenal d’Isigny-sur-Mer.

Mona ne tourna même pas la tête. Elle connaissait déjà cette version. Une vague plus haute que les autres me fouetta le visage, ravalant mes derniers arguments en une atroce gorgée d’eau salée que j’ai recrachée mêlée de bile.

J’étais en train de crever.

Je n’ai rien ajouté. J’avais décidé de ne rien dire pour l’instant à propos du double jeu de Piroz, son véritable objectif, m’utiliser comme appât pour démasquer le coupable.

Quelqu’un sur ce bateau ?

 

« Y en avait jusqu’à la ceinture », fredonnait Graeme Allwright.

Océane et Frédéric Saint-Michel réapparurent de la cale dix minutes plus tard, mains vides, secouant la tête.

Rien. Ils avaient fouillé partout.

Aucune trace d’analyse ADN. Piroz avait disparu et n’avait même pas pensé à protéger la seule preuve m’innocentant. Ce flic n’était qu’un sale con incompétent !

Mes yeux se consumaient, piqués par des milliers de cristaux abrasifs.

— Attendez, bordel ! ai-je hurlé, la gorge débordant de bave et d’écume. Piroz m’a montré cette feuille cette nuit. C’est le Service régional d’identité judiciaire de Rouen qui a effectué ces analyses. Téléphonez-leur, bordel. Ils confirmeront.

Océane alluma une nouvelle cigarette et se rassit. Indifférente. Saint-Michel amorça quelques pas vers la citadelle.

— Ne cherchez pas à gagner du temps, Salaoui, se contenta de répondre Carmen. Il vous en reste peu.

 

Vingt minutes peut-être…

Maximum.

L’eau me recouvrait jusqu’aux omoplates. Ma position devenait plus supportable, je parvenais tant bien que mal à tendre mon corps et à le maintenir à la surface dans un équilibre précaire. Je pouvais même, aidé de ma jambe amputée, anticiper les vagues les plus agressives. La torture imaginée par Carmen et ses amis était d’une redoutable efficacité. Chaque once de confort gagnée, seconde après seconde, me rapprochait de la mort.

L’horizon demeurait désespérément vide.

Quelques nuages crevèrent. Une fine bruine se mit à tomber sur Saint-Marcouf. Providentielle !

Bouche grande ouverte, yeux écarquillés, j’ai lapé l’eau douce qui ruisselait sur mon visage. Sur le pont du Paramé, Denise et oncle Gilbert rentrèrent à l’abri dans la cabine de pilotage puis disparurent avec Arnold dans la cage de verre embuée.

 

Carmen se contenta de relever la capuche de son ciré violet sur sa tête. Saint-Michel ouvrit un parapluie noir qui semblait ne pas devoir résister bien longtemps au vent et se rapprocha de Mona pour lui proposer un abri. Elle n’amorça pas le moindre geste, ni de merci, ni d’agacement.

Seule Océane bravait l’averse.

Les gouttes balayaient son visage, faisant couler son rimmel et le maquillage mauve sur ses paupières jusqu’à ses joues et sa bouche. La rendant plus splendide encore, une icône orientale oubliée sous la pluie, dont les couleurs d’or et de pourpre se délaveraient pour composer un prodige peint par les dieux.

Je ne détachais quasiment plus mon regard d’elle. J’étais stupidement en train de tomber amoureux. Alors même que j’allais crever noyé dans quelques minutes, j’éprouvais un irrépressible désir pour cette fille, cette fille qui sans doute désirait plus que tout ma mort. Il y avait sûrement là un transfert que les psys de mon institut se seraient fait une joie d’analyser, une fuite abyssale, une partie de mon cerveau qui déraillait.

J’ai tiré sur l’anneau pour hisser mon corps hors de l’eau, quelques instants, puis j’ai hurlé pour couvrir le bruit des vagues, des goélands et de la pluie.

— Piroz avait une autre théorie ! Il voulait piéger le véritable coupable.

Mon tronc est retombé dans l’eau glacée.

— Pas moi, me suis-je époumoné. Pas moi !

Une ultime respiration. Puis j’ai expulsé tout l’air qui me restait.

— L’un d’entre vous !

Aucune réaction. Arnold, que Denise avait laissé sortir de la cabine, jappa en courant après un cormoran posé sur le pont.

— Foutaises, Salaoui, commenta Carmen. Il vous reste un quart d’heure pour avouer.

 

« J’en avais jusqu’à la poitrine », se marrait Graeme.

« Tout est prévu, tout est en place », lui répondait Piroz.

Salauds !

Quel plan avait pu prévoir Piroz sur ce caillou désert ? Pourquoi ici, à Saint-Marcouf ? Parce que Myrtille Camus y avait séjourné une journée lors d’une sortie voile, quelques jours avant sa mort ? Quel rapport entre ce plan et les doutes émis par Alina, sa meilleure amie ? Myrtille habillée sexy pour son jour de congé, Myrtille qui avait rendez-vous avec son violeur, Myrtille qui confiait ses secrets à un carnet Moleskine bleu ciel que personne n’avait jamais revu.

Myrtille et cette signature d’un poème qui troublait Alina. M2O.

Elle savait donc, elle aussi, que je n’étais pas le tueur.

Alina, la Mona chargée de me séduire, était ma seule alliée, c’est ce qu’avait affirmé Piroz.

Alina, une inconnue. Mona, la traîtresse.

Mes yeux quittèrent à regret Océane pour fixer celle que, décidément, je ne parvenais pas à appeler autrement que Mona, prostrée sous le parapluie de Saint-Michel.

Je l’ai suppliée du regard.

Dis-leur tout, Mona. Dis-leur tout. Vite.

Elle m’écouta sans que j’aie à ouvrir la bouche, me comprit sans un mot. Doucement, elle se hissa sur ses pieds. Elle écarta le parapluie de Saint-Michel d’un bras déterminé.

— Ça suffit, fit-elle d’une voix basse que je peinais à entendre.

Elle s’adressa à Carmen.

— Vous voyez bien qu’il ne dira rien. Coupable ou innocent, c’est plus à nous de décider. Sortons-le de là et livrons-le à la police.

— Ils le relâcheront, trancha Carmen. Sans aveux, ils le relâcheront.

Mona ne céda pas.

— On avait décidé de constituer un jury. C’est ce jury qui doit décider. On prend les décisions ensemble, c’est ce qu’on a toujours fait.

L’eau cascadait par-dessus mes épaules.

Accélérez, bordel…

— OK, concéda Carmen, que ceux qui sont pour sortir ce fumier de l’eau lèvent la main.

Gilbert et Denise, dans la cabine, n’avaient pas entendu la question, ou firent semblant. Océane se contenta d’allumer une nouvelle cigarette sans esquisser le moindre autre geste.

Mona interrogea longuement du regard chaque membre de Fil Rouge, puis leva la main.

— Nom de Dieu, fit-elle. Il y a un doute. Nous savons tous qu’il y a un doute. On ne peut pas laisser crever ce garçon simplement parce qu’on n’a personne d’autre sur qui se venger…

Elle se tourna vers Saint-Michel. Une éternité.

Trois centimètres d’eau supplémentaires, une lame glacée étranglait ma pomme d’Adam.

Saint-Michel ne leva jamais la main.

— Nous sommes d’accord, trancha Carmen. Une voix pour sauver Salaoui, cinq voix contre. Désolée, Alina…

 

C’était fini, j’étais condamné.

« On avait de la flotte jusqu’au cou », ricanait Graeme Allwright.

 

Une vague sur deux s’écrasait sur ma bouche. J’en avalais deux sur trois. Je toussais. Suffoquais.

Tout est prévu, avait dit Piroz. Tout est en place.

Connard !

Un test ADN me disculpait, un flic croyait en mon innocence, sauf que les membres de l’association Fil Rouge s’en foutaient. Il leur fallait exécuter quelqu’un parce que l’un des leurs avait été exécuté.

Une vie contre une autre.

Le cycle de la mort.

 

Mon cou disparaissait dans l’écume.

Soudain, dans un semi-brouillard, j’entendis Arnold aboyer sur le pont du Paramé. Plus fort, plus longtemps qu’il ne le faisait après les goélands.

Tous se retournèrent. Mes yeux s’écarquillèrent.

Porté par les courants jusqu’à l’île du Large, un corps flottait contre la coque du Paramé.

Piroz.

Il n’était pas tombé par hasard par-dessus bord après un verre de trop, il était encore moins parti chercher des secours. Il flottait sur le dos tel un radeau écarlate, un mât ridicule planté dans le cœur.

Le manche d’un couteau.

Assassiné.

Tout est prévu, tout est en place, avait-il affirmé.

Mon cul !

Nous avions parlé trop fort hier soir dans ma cabine. Piroz n’avait pas été assez prudent. Le véritable coupable nous avait épiés, l’avait fait taire.

Qui ?

Peu importait désormais. Seule importait cette certitude.

Personne d’autre n’était au courant.

La seule personne au monde à détenir la preuve de mon innocence avait été réduite à jamais au silence. J’étais définitivement condamné à mort.

 

 

Tous les membres de Fil Rouge, incrédules, suivaient du regard le corps sans vie de Piroz qui dérivait dans le port de poche, bouffi d’eau, plus corpulent encore que d’ordinaire.

Tous sauf Océane Avril.

Océane, seule, semblait obsédée par un autre point, à quelques mètres d’elle, sur le mur de brique, presque sous le pied de Mona.

 

Par réflexe, j’ai tourné la tête et j’ai cherché à comprendre ce qu’elle voyait.

Tout d’abord, mes yeux, entre deux vagues, ne sont pas parvenus à déchiffrer. Puis, soudain, l’évidence m’est apparue.

Il suffisait de regarder au bon endroit.

Océane avait l’air aussi sidérée que moi.

Sur les briques ocre étaient gravés deux lettres et un chiffre, presque effacés, des initiales comme en tracent les amoureux pour marquer leur amour d’un sceau d’éternité.

M2O