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Coopération-réciprocité-pardon ?


Journal d’Alina Masson – Décembre 2004

D’aussi loin que je me souvienne, Myrtille a toujours été là.

J’habitais rue du Puchot, un appartement au sixième étage, avec vue sur la Seine, le pont Guynemer et le chemin de halage en face où l’on n’allait jamais jouer.

Myrtille habitait passage Tabouelle, une petite maison de ville avec un petit jardin. La rue juste en face.

Je l’ai toujours appelée Mimy.

Moi, c’était Lina.

Mimy-Lina

Les deux inséparables.

 

On avait calculé qu’on s’était croisées pour la première fois à l’hôpital des Feugrais, en 1983. J’étais sortie de la maternité le 17 décembre et Mimy y était née le 15. Mais sa maman, Louise, aimait nous raconter que nous étions vraiment devenues copines à treize mois, au parc de jeux du Puchot, à descendre toutes les deux le toboggan en file indienne. J’ai souvent regardé ces vieilles photos de nous deux, avec nos moufles, nos écharpes et nos bonnets, depuis que Mimy n’est plus là.

On s’était retrouvées dans la même classe de maternelle. Normal ! J’allais souvent jouer chez Mimy, avec elle et son petit chien farceur, Buffo. Je n’ai su que bien plus tard que Charles l’avait appelé ainsi à cause d’un clown célèbre. On le torturait, on le promenait en poussette, on lui enfilait des bavoirs, on lui donnait des petits pots à manger.

Jamais Mimy ne venait chez moi. J’avais un peu honte. Et puis je n’avais pas de chien.

 

On était comme deux jumelles, c’est ce que l’on disait de nous à la primaire Alphonse-Daudet. Même si on ne se ressemblait pas, physiquement.

Louise et Charles travaillaient beaucoup. Surtout le mercredi, le samedi et les vacances. Louise avait son école de danse, Charles recevait des groupes au musée. Des fois on traînait dans les rues d’Elbeuf, le plus souvent on allait chez la grand-mère de Mimy, Jeanine.

Elle habitait route des Roches à Orival, dans une maison creusée dans la falaise de la Seine avec des grottes dans le jardin où l’on n’avait pas le droit d’aller à cause des éboulements. Jeanine nous faisait rire et on ne lui obéissait pas trop. On l’avait surnommée grand-mère Ninja. Jeanine, mais en verlan, c’est Mimy qui avait trouvé. Mimy aimait beaucoup jouer avec les mots.

Parfois, on emmenait Buffo chez elle. On le tenait en laisse le long du boulevard de la Plage. Le boulevard s’appelle toujours comme ça, je crois. Mais il n’y a pas plus de plage aujourd’hui qu’hier sur le bord de la Seine.

A huit ans, on a fait notre première colo ensemble, au Bois-Plage-en-Ré, dans les pins. Frédéric était déjà animateur et Mimy le trouvait trop beau avec ses cheveux longs, sa guitare et ses bras musclés qui la faisaient voler au-dessus de sa tête. C’étaient Louise et Charles qui dirigeaient le centre. Les autres gamins, qui venaient de tous les quartiers d’Elbeuf, faisaient la misère à Mimy. C’était la chouchoute, la fille des dirlos, peut-être la seule dont les deux parents avaient un travail.

Avec Mimy, on se serrait les coudes.

Mimy-Lina, pour toujours.

A la colo des Bois, comme on l’appelait, Mimy pleurait souvent et ne voulait rien dire à ses parents. On dormait tous ensemble dans un grand dortoir. La nuit, Mimy faisait parfois pipi au lit. Elle disait pour rire que c’est pour cela que la colo s’appelait le Drap d’Or, à cause des draps pisseux. Moi je l’aidais. On s’arrangeait pour être toutes les deux seules dans le dortoir et on échangeait les matelas. Je lui prêtais le mien, et quand un de nos deux matelas sentait trop l’urine, on l’échangeait avec celui de l’animateur de garde dans le couloir.

Personne n’a jamais rien su.

Notre secret.

Elle m’aurait tuée si je l’avais raconté. Je n’ai jamais rien dit. C’est elle qui est morte.

 

Après le collège, on se retrouvait aux ateliers de la MJC. Pour retrouver Fred aussi, bien entendu. Mimy faisait de la danse et du théâtre. Moi juste du cirque. J’étais assez bonne pour tous les trucs d’équilibre, la boule, le tonneau, le rolla-bolla, mais Mimy, elle, c’était autre chose, l’harmonie parfaite, la grâce. De temps en temps, Louise ouvrait le cirque-théâtre rien que pour nous et on marchait sur la scène ronde en rêvant. Une fois, on avait décroché du vestiaire une vieille affiche, un trapéziste en justaucorps qui passait à travers un cerceau en flammes. Il s’appelait Rustam Trifon, il venait du cirque de Moldavie. Il était beau comme un dieu, blond avec des yeux d’acier. On se prêtait le poster, une semaine sur deux. Ça nous faisait délirer d’avoir Rustam Trifon comme idole. C’était quand même autre chose que Filip Nikolic des 2Be3. On chantait à fond What’s up des 4 Non Blondes en rêvant de partir sur les chemins de Transnistrie… C’est là qu’habitait Rustam.

 

On a fait notre première colo au Bois-Plage-en-Ré comme animatrices en 2001. Frédéric était directeur et Mimy le trouvait toujours aussi beau avec ses cheveux coupés très court et son ukulélé. C’étaient toujours les mêmes gamins des quartiers d’Elbeuf, ou leurs cousins, leurs petits frères, leurs enfants peut-être déjà. Avec Mimy, on se tapait des fous rires lorsqu’on les levait la nuit pour qu’ils aillent faire pipi tout en vérifiant si leur matelas ou leur pyjama étaient secs.

Avec la paye, on s’est offert les Vieilles Charrues l’année suivante et on y a carrément vu les Blues Brothers. Presque à les toucher. On draguait les bénévoles bretons. A croquer ! Mimy était sortie un soir avec celui qui selon elle devait être le plus gentil de tous, celui qui s’occupait de nettoyer les chiottes.

Mimy était comme ça.

Quand on est revenues, après quinze jours dans le Finistère, Buffo était mort. Le jour de la Sainte-Anne. Il s’était juste endormi entre les rosiers, un après-midi où il faisait très chaud. Charles l’a enterré là, il a creusé un trou sous lui sans même déplacer son corps. Depuis, chaque fois que je suis repassée chez Charles et Louise, impasse Tabouelle, jamais je n’ai pu regarder ces fleurs sans repenser à Buffo.

Je crois qu’il aurait aimé se réincarner en rose.

En 2003, pour la première fois, la colo a quitté l’île de Ré pour la Normandie, la faute aux subventions qui diminuaient. Elle s’est mise à accueillir plus d’ados aussi. Un soir de septembre, Mimy a trouvé un petit chiot perdu derrière le McDo de Caudebec-lès-Elbeuf. Elle l’a appelé Ronald, c’était un peu idiot comme nom mais c’était le premier nom de clown qui lui était venu. Elle l’a ramené dans ses bras à Charles et Louise. C’était aussi une façon de faire comprendre à ses parents qu’elle serait moins là désormais. Elle était sortie avec Frédéric pendant la colo. Il y avait là une sorte d’évidence, même s’il avait dix-neuf ans de plus qu’elle.

On s’y attendait tous, à vrai dire. On trouvait même qu’ils avaient un peu lambiné à se trouver. Au printemps suivant, Mimy m’a demandé si je voulais être témoin à son mariage. Elle voulait aller vite. Mariage programmé le 2 octobre à Orival, dans l’église du bord de Seine encastrée dans la falaise, aussi solide que son amour, disait-elle. Mimy était plus romantique que moi, plus catholique aussi, plus robe blanche, plus poèmes, plus prince charmant.

J’ai dit oui. J’ai dit aussi que j’allais lui en faire baver avant. Que j’allais imaginer les plans les plus méga-dingues pour son enterrement de vie de jeune fille. En vrai, j’avais monté un plan pour que l’on parte toutes les deux après le camp d’Isigny, une semaine, à l’autre bout de l’Europe, sac à dos et auto-stop, peut-être jusqu’en Transnistrie…

 

Mimy m’a quittée le 26 août 2004.

Sans même me dire au revoir.

C’était son jour de congé, elle n’a pas été plus loin que le chemin des Grandes Carrières à huit cents mètres de la base d’Isigny.

J’ai été une des premières, encadrée par deux gendarmes, à découvrir son cou bleu, son corps dénudé sous sa robe déchirée, ses yeux grands ouverts vers le ciel.

C’est moi qui ai prévenu Charles et Louise. C’est eux qui ont prévenu Frédéric.

J’ai repensé à chaque minute de ma vie avant de les appeler, à toute vitesse, le parc de jeux du Puchot, Buffo, le cirque, Rustam Trifon, les grottes de mamy Ninja…

Je n’arrivais pas à imaginer qu’il me faudrait supporter une vie entière sans Mimy.

 

Avec Charles, Louise et Frédéric, nous voulions connaître la vérité.

Pourtant, cela ne colla jamais vraiment, avec Carmen Avril et cette association contre l’oubli, Fil Rouge. Ce fut quand même l’occasion de discuter longuement, souvent, avec Océane, la sœur de Morgane. Nous avions presque le même âge, nous avions toutes les deux perdu l’être le plus cher au monde.

Assassiné par le même individu.

Jumelles de douleur.

Pourtant, nous ne nous comprenions pas. Pas vraiment. Comme sa mère, Océane carburait à la haine. Océane rêvait de retrouver l’assassin de sa sœur pour le tuer de ses propres mains. Moi, je crois que j’aurais été capable d’aller le visiter chaque jour en prison pour lui raconter chaque détail de la vie de Mimy, pour lui faire comprendre qui elle était, pour lui faire regretter son geste, pour qu’il l’aime, pour qu’il implore son pardon.

 

Charles et Louise comprirent qu’on ne découvrirait jamais la vérité sur la mort de leur fille unique lorsque le suspect no 1, Olivier Roy, fut identifié.

Puis innocenté.

Le commandant Léo Bastinet s’en était à peine caché. Affaire classée… Sauf imprévu. Ils quittèrent l’association Fil Rouge en 2005. C’était leur choix, personnel. Ils insistèrent beaucoup pour que Frédéric et moi continuions de nous y investir.

N’oublier jamais.

Nous n’avions pas compris pourquoi alors.

Louise patienta jusqu’en décembre 2007, jusqu’à l’inauguration du cirque-théâtre d’Elbeuf après presque dix ans de travaux de rénovation. Charles et Louise invitèrent pour l’occasion quelques grands artistes internationaux.

Rustam Trifon était présent. Il avait cinquante-trois ans. Son affiche était encore punaisée au-dessus du lit de Mimy. Il accepta de se rendre impasse Tabouelle, il monta jusqu’à sa chambre, grimpant l’escalier avec la grâce d’un ange. Puis je lui ai demandé de cueillir une rose dans le jardin et il est allé la poser sur la tombe de Mimy, au cimetière Saint-Etienne. Il avait l’air ému.

C’était un moment beau et triste.

Le soir, nous sommes restés tous les trois dans l’arène, Charles, Louise et moi. J’ai juste dit, en regardant l’immense rideau de velours pourpre sous les rangées de spots :

— Mimy aurait adoré.

Charles et Louise n’ont rien répondu. Peut-être pensaient-ils que Mimy voyait tout de là-haut. Entendait. Captait les mêmes émotions. Peut-être pas. Depuis la mort de Mimy, ils s’étaient un peu perdus de vue avec Dieu.

On s’est quittés ainsi.

J’ai regretté, sur le moment, de ne pas leur avoir parlé de mes doutes.

 

Le lendemain, Charles et Louise sont partis sur l’île de Ré. Les locaux de la colo du Bois-Plage-en-Ré avaient été vendus depuis près de dix ans pour en faire un camping. Un de plus. Un truc de luxe avec piscine et courts de tennis où aucun gamin d’Elbeuf n’irait jamais mettre les pieds. Vers 18 h 50, juste avant la fermeture, ils sont montés jusqu’en haut du phare des Baleines. Cinquante-sept mètres. Deux cent cinquante-sept marches. Un vent froid soufflait de l’Atlantique, ils étaient seuls.

Main dans la main, ils ont escaladé la balustrade de béton et ils se sont jetés dans le vide.

 

Depuis, j’ai souvent rendu visite à grand-mère Ninja, route des Roches. Elle était la seule survivante de ma vraie famille. Nous avons beaucoup discuté. Au bout du compte, j’ai fini par lui avouer ce que j’avais sur le cœur. Elle m’a rassurée. J’avais bien fait de ne rien dire à Charles et Louise. Mieux valait qu’ils soient partis ainsi, persuadés que Mimy avait été assassinée par hasard. Sans personne d’autre à accuser que la fatalité. Mais elle m’a aussi fait comprendre que ce doute allait me ronger, moi aussi. Qu’il fallait que je m’en débarrasse.

— Comment, Jeanine ? Comment ?

— En racontant tout aux policiers, ma jolie. Même si cela doit rouvrir les pires cicatrices.

J’ai alors repensé à ce poème de Mimy.

Les derniers vers.

Je construirai autour de nous une bastille

Et je la défendrai

M2O

Mimy n’aurait jamais pu écrire cela.

Mimy me manquait tant.