Fécamp, le 13 août 2014,
De Monsieur le lieutenant Bertrand Donnadieu, Gendarmerie Nationale, Brigade Territoriale de Proximité d’Etretat, Seine-Maritime.
A destination de M. Gérard Calmette, directeur de l’Unité Gendarmerie d’Identification des Victimes de Catastrophes (UGIVC), Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale (IRCGN), Rosny-sous-Bois
Monsieur le directeur,
En réponse à votre courrier du 10 août 2014 relatif à l’identification des trois squelettes, Albert, Bernard et Clovis, retrouvés sur la plage d’Yport le 12 juillet 2014, et à votre inquiétude concernant « une pièce manquante du puzzle », je tiens tout d’abord à vous rassurer. Le tibia du dénommé Clovis n’a pas été égaré, ni par vos services, ni par les miens, ni même emporté par la mer après l’éboulement de la falaise.
A la lecture de votre courrier, nous n’avons pas manqué de faire le rapprochement avec l’un des principaux protagonistes de l’affaire Avril-Camus, Jamal Salaoui, un jeune qui fut un temps soupçonné d’avoir pu être le violeur et le meurtrier des deux jeunes filles. Vous comprendrez aisément les raisons de notre déduction. Jamal Salaoui souffrait d’un handicap et une prothèse remplaçait la partie inférieure de sa jambe gauche. Mais surtout, ce jeune homme a disparu, il y a six mois, quelques jours après que l’affaire Avril-Camus a été résolue. Sans raison apparente. Sans le moindre début d’explication.
Indéniablement, votre découverte relance l’affaire. D’évidence, et pour une raison inconnue, Jamal Salaoui a été assassiné.
Pour être tout à fait franc, monsieur le directeur, sans aucun autre indice que ce squelette nu, nous n’étions guère confiants sur l’issue de cette enquête, même si elle jetait le trouble sur les conclusions de l’affaire Avril-Camus. Le double violeur Frédéric Saint-Michel, abattu sur l’île Saint-Marcouf trois jours avant la disparition de Jamal Salaoui, peut difficilement être accusé de cet empoisonnement ! De près ou de loin, aucun autre acteur de ce drame ne nous semblait susceptible d’éveiller nos soupçons. Quel qu’il soit, l’individu qui a empoisonné les trois hommes dont nous avons retrouvé les squelettes a agi de façon particulièrement méticuleuse, méthodique et prudente.
Suite à votre courrier, nous avons relancé les recherches sur la disparition de Jamal Salaoui, conduites à l’époque conjointement par la gendarmerie de Fécamp et le SRPJ de Rouen. Nous avons interrogé à La Courneuve tous les proches de Salaoui, des parents, des cousins et des amis, ainsi que les autres protagonistes de l’affaire Avril-Camus, les membres de l’ex-association Fil Rouge, et enfin ses collègues de l’Institut thérapeutique Saint-Antoine. Personne ne savait rien. Jamal Salaoui était plutôt un garçon secret, introverti, ayant patiemment construit un imaginaire personnel, une sorte de bulle où il ne laissait pas entrer grand monde. Son supérieur hiérarchique, Jérôme Pinelli, nous l’a même présenté comme potentiellement dépressif. De là à s’empoisonner à la muscarine et se jeter dans un gouffre de la falaise pour y tenir compagnie à deux cadavres morts dans les mêmes circonstances des années auparavant, il y avait un pas que mes services n’ont pas franchi.
Nous nous apprêtions à quitter l’Institut Saint-Antoine et à classer l’affaire lorsqu’un dernier témoin s’est présenté spontanément. Une jeune fille de l’ITEP. Elle voulait à tout prix « parler aux keufs », comme elle le hurlait dans les couloirs, mais ses éducateurs, habitués à ses esclandres, l’avaient isolée dans sa chambre pour la durée de notre visite.
Elle a fini par nous interpeller, de sa fenêtre, au troisième étage, alors que nous montions dans nos voitures. C’était une gamine de quinze ans, internée dans l’Institut thérapeutique du lundi au vendredi et sous traitement anxiolytique vingt-quatre heures sur vingt-quatre. D’après les cadres de l’Institut, la gamine était instable psychologiquement et souffrait de graves troubles sexuels liés à son enfance. Un cas classique dans ce type d’établissement, ont-ils précisé. Elle s’était amourachée de Jamal Salaoui et il avait fallu recadrer plusieurs fois le jeune homme pour qu’il conserve la bonne distance avec elle et laisse travailler les professionnels. Pour le moins, le témoignage d’Ophélie Parodi, puisque tel était le nom de l’adolescente, se présentait comme peu fiable.
Un éducateur tenta de tirer la gamine en arrière pour l’éloigner de la fenêtre. Elle s’accrocha au rebord, puis au rideau, puis au pull de l’éducateur qu’elle bourra de coups de pied. Hystérique.
J’ai sonné la fin de la récréation en annonçant que j’allais écouter ce que la gamine avait à dire. Pour être franc, la petite Ophélie n’avait rien à nous dire…
Elle avait quelque chose à nous montrer !
Quand elle s’est retrouvée face à moi et deux de mes adjoints, presque calmée, respirant trop vite comme une biche qui a échappé à la meute, elle a simplement glissé son téléphone portable dans ma main.
L’écran était ouvert sur un texto.
J’ai lu le nom du contact.
Le prénom Jamal était encadré de deux smileys souriants.
Intrigué, j’ai regardé l’heure et le jour de l’envoi.
25 février 2014. 21 h 18.
Le jour correspondait à celui où Salaoui avait disparu. Personne ne l’avait revu depuis, si ce n’est six mois plus tard sous la forme d’un cadavre presque entièrement décomposé. La gamine ne délirait pas, elle était la dernière à être entrée en contact avec Salaoui.
J’ai baissé les yeux pour découvrir le contenu du message. Le texte était court et pour le moins ésotérique.
20 sur 20 ?
Il aurait même été parfaitement indéchiffrable s’il n’avait été accompagné d’une image. Une photo volée, centrée sur le dos et le quart du visage d’une jeune femme vêtue d’une robe tulipe bleue, un torchon à la main, occupée dans une pièce qu’on devinait être une cuisine.
Une très jolie femme.
Impossible de ne pas la reconnaître, même à partir d’un cliché flou, même si, monsieur le directeur, l’identité de cette femme me laissa sans voix.
Océane Avril.
La sœur de la première victime. Je l’avais interrogée plusieurs fois à propos de la disparition de Salaoui, sans à aucun moment émettre le moindre soupçon envers cette femme splendide, intelligente et digne malgré les épreuves qu’elle avait traversées.
Vous savez tout désormais, monsieur le directeur.
J’ai immédiatement passé un coup de téléphone à la gendarmerie de Neufchâtel-en-Bray. La BTA a interpellé Océane Avril à son cabinet d’obstétricienne dans les minutes qui ont suivi. Elle est actuellement incarcérée au centre de détention des Vignettes, à Val-de-Reuil. Les premiers rapports des psychiatres sont accablants.
Depuis, suite à de nouvelles investigations approfondies, les informaticiens de l’INPS sont parvenus à exhumer de l’ordinateur portable de Jamal Salaoui une trace informatique du récit qu’il a écrit avant sa mort, pendant les quelques jours qui ont suivi la résolution supposée de l’affaire Avril-Camus. Je l’ai lu, c’est édifiant. Entrecoupez ce manuscrit de nos correspondances, monsieur le directeur, et vous tenez là une histoire que n’importe quel éditeur s’empresserait de publier. Le petit Salaoui l’aurait bien mérité, au fond.
Je ne résiste pas à vous préciser un dernier élément, monsieur le directeur, même s’il n’apporte rien de plus à l’affaire. La jeune Ophélie Parodi avait répondu presque immédiatement au texto envoyé par Jamal Salaoui. D’après nos simulations, Salaoui avait alors déjà ingéré la muscarine, et sa mort dans les minutes qui allaient suivre était inéluctable.
Le message était bref. Il était la réplique exacte d’un message envoyé par Jamal Salaoui à Ophélie quelques jours auparavant. Pour vous livrer une opinion personnelle, quoi qu’en disent les psys de l’Institut Saint-Antoine, cette gamine caractérielle est loin d’être stupide. Sa réponse à la photo d’Océane Avril et à la question posée, « 20 sur 20 ? », tenait en deux lignes.
Trop belle. Méfie-toi des apparences.
Je préférais la rousse.
Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Bertrand Donnadieu,
Brigade Territoriale de Proximité d’Etretat.