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Pourquoi moi ?


Mona ouvrit la fenêtre. Le bruit des galets roulés par les vagues envahit la chambre, lui donnant des allures de cabine de bateau en pleine mer. Mona se tenait debout entre les deux rideaux, nue, offrant sa peau aux éclats d’écume qui cognaient la digue avant que le vent ne les soulève.

J’étais allongé sur le lit. J’admirais Mona, côté pile. Vue sur sa chute de reins qui se creusait jusqu’à ses fesses rondes, puis sur ses deux jambes de sirène ayant renoncé à l’océan. La lune peignait la nuit en clair-obscur. Les lueurs de la plage déserte dansaient sur Mona. Le rouge néon du casino, le jaune sable des halogènes.

Ambiance sous-bois, résine et pinède.

Elle se retourna. Côté face. Deux noisettes brunes hérissaient les dunes claires de ses seins. Quelques racines rousses poussaient sur son pubis épilé.

Splendide.

 

Dans le lit, lorsqu’elle avait dénoué l’élastique qui retenait sa queue de cheval, les cheveux de Mona étaient tombés en cascade sur ses épaules, donnant un volume inédit à son visage de souris. Une gravité, presque, qu’elle avait fait exploser dans un éclat de rire.

Mona faisait l’amour en riant.

Avec une énergie naturelle, une invention permanente. Comme un jeu. Tous ceux de son enfance. Cache-cache. Touche-touche. Ferme les yeux, donne-moi ta main, ouvre les lèvres.

Une pile d’autodérision ! Jamais je n’avais connu cela.

Ni l’un ni l’autre n’avions de préservatif, elle s’en foutait. Elle avait doucement appuyé sur le bas de mon dos pour que je reste en elle.

Elle m’avait tutoyé juste avant de jouir.

 

J’ai regardé le réveil. 3 h 10 du matin.

Mona poussa un peu la fenêtre et s’avança vers moi, sans pudeur. Je l’imaginais attrapant l’un des coquillages collés au cadre du mur, s’en couvrant le sexe, façon Vénus de Botticelli.

— J’ai aussi un pied-à-terre à Vaucottes, fit-elle. Tu connais ?

Je connaissais. Je passais par la valleuse de Vaucottes chaque matin quand je courais. C’était l’un des plus beaux trous de verdure de toute la côte. Quelques villas baroques du XIXe avaient confisqué pour elles seules ce vallon boisé et sa plage de poche.

— Mon patron de thèse a une maison de famille là-bas, précisa Mona. Il m’a filé les clés mais je n’y ai pas encore mis les pieds. D’après les photos, c’est une vieille bicoque, chic et sinistre, genre Psychose. Merci bien…

— Tu as couché avec lui ?

Elle sembla presque étonnée de la question.

— Tu rigoles ! Je suis aussi chiante au boulot que marrante pour le sexe. Alors si je me mets à mélanger les deux. Waouh…

Mona sauta sur les draps. Alors que je m’asseyais sur le bord du lit, ses doigts glissèrent sur mon dos.

— Déjà fatigué ? Tu cours très tôt ? Maman m’avait pourtant prévenue : « Ma fille, ne couche jamais avec un sportif de haut niveau ! »

J’ai embrassé ses lèvres et passé une main sur son sein droit.

— Juste quelques minutes. Accordé ?

Je n’ai pas attendu sa réponse, j’ai enfilé un caleçon et j’ai ouvert mon ordinateur portable posé sur le bureau face au lit. Comme je m’y attendais, les sarcasmes de Mona plurent.

— Je suis tombée sur un geek ! Tu fais quoi ? Tu twittes pour prévenir que tu as perdu ton pucelage avec la fille la plus canon de la côte ?

J’ai esquissé un sourire.

— Non, c’est ce que nous a raconté André tout à l’heure. Cette affaire de double viol…

— Cette histoire vieille de dix ans, ou la tienne, celle de ce matin ?

— Celle vieille de dix ans.

— Ça ne peut pas attendre ?

Non… J’ai besoin de savoir.

— Laisse-moi deux secondes, Mona. Ensuite, je vais te raconter le truc le plus fou que tu aies jamais entendu.

J’avais décidé de tout dire à Mona, y compris le voyage de l’écharpe Burberry du fil barbelé jusqu’au cou d’une jeune et belle suicidée.

Mon vieil ordinateur portable mit un temps fou à démarrer.

— Tu peux me rendre un service, Mona ? Dans la poche de ma veste, dans mon portefeuille, il y a le mot de passe de la Sirène pour la connexion Wi-Fi.

Le drap glissa lentement sur les courbes de Mona pendant qu’elle se tortillait sur le lit pour attraper mes affaires. Elle me cria la série de chiffres et de lettres.

J’ai tapé quelques premiers mots au hasard.

Tueur en série

Basse-Normandie

2004

Echarpe Burberry

Google me proposa une bonne centaine de réponses, presque toutes semblables. Certains mots revenaient en boucle dans les titres soulignés ou les lignes de résumé des articles.

Myrtille Camus.

Jeudi 26 août 2004

Base de loisirs d’Isigny-sur-Mer

Violée

Assassinée

Un des noms s’accrocha à mon cerveau.

Isigny-sur-Mer

Sans que je sache pourquoi, j’étais même incapable de situer ce village sur la côte normande. J’ai essayé de me concentrer, mais au même instant, la voix de Mona se planta dans mon dos.

— Petit cachottier. T’es un flic !

Un flic ?

Mona délirait ! Je me suis retourné vers elle, effaré.

— Pourquoi tu dis ça ?

Elle agita sous mon nez une petite étoile de shérif dorée et cabossée.

Mon étoile !

Mona ne s’était pas contentée de chercher mon portefeuille, elle avait fouillé toutes les poches de ma veste.

— Souvenir d’enfance ? fit Mona

— Exact. Remets-la à sa place, s’il te plaît.

J’ai repensé à ce matin d’automne où l’éduc de rue m’avait ramené direct chez ma mère parce qu’il m’avait pris à faire le guet pour Hakim et ses potes. J’avais sept ans. Au lieu de m’engueuler, ma mère m’avait traîné jusqu’au magasin de jouets, dans le centre commercial, de l’autre côté de la rocade. A l’époque, je passais mon temps à regarder des cassettes de vieux westerns que l’oncle Kamel collectionnait. Ma mère m’avait acheté cette étoile en fer doré qui ne devait pas valoir cinq francs, l’avait accrochée à mon blouson sans rien dire puis m’avait ramené à la maison et m’avait collé devant un film de cow-boys. N’importe lequel, elle s’en foutait. Elle voulait juste me faire comprendre de quel côté de la loi je devais me situer. Pour toujours.

— C’est toi qui as écrit ces mots ?

Cette tête de mule de Mona n’avait pas rangé mon étoile. Au contraire, elle l’examinait sous toutes les coutures.

— Des verbes, on dirait, continua-t-elle. Cinq verbes. Un sur chaque branche.

Elle déchiffra lentement les mots, à moitié effacés, écrits au feutre sur l’étoile.

Devenir

Faire

Avoir

Etre

Payer

J’ai soupiré.

— Ce sont comme des principes, Mona. Des directions, si tu préfères. C’est une sorte de boussole.

— Détaille !

Les yeux de Mona pétillaient. Il était trop tard pour lui arracher cette étoile des mains. Le drap avait définitivement glissé sur son adorable cul mais je me sentais plus nu qu’elle encore. J’ai feint l’indifférence et me suis replongé dans les réponses de Google.

Courrier du Bessin

Lieu-dit les Grandes Carrières, sortie d’Isigny-sur-Mer. Fin d’après-midi. Un cadavre retrouvé près d’anciens fours à chaux.

— Sans rire, insista Mona. C’est quoi ces cinq verbes ?

— Ma boussole. Je te l’ai dit…

J’ai à nouveau joué le détachement en me penchant vers l’écran d’ordinateur, sans la voir continuer de fouiner dans mon portefeuille. Quelques secondes plus tard, elle exhiba, triomphante, un morceau de papier plié en quatre.

— J’ai trouvé ! hurla-t-elle.

Personne n’avait jamais fouillé ainsi dans mes affaires, personne n’avait jamais rien su des cinq lignes dissimulées dans ce mot, et pourtant, je n’ai pas esquissé un geste pour l’empêcher de les lire.

Elle les déchiffra à voix haute. J’avais l’impression d’entendre son cœur battre sous son sein.

  • 1. Devenir… le premier sportif handicapé à participer à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc

  • 2. Faire… l’amour à une femme plus belle que moi

  • 3. Avoir… un enfant

  • 4. Etre… pleuré par une femme quand je serai mort

  • 5. Payer… ma dette avant de mourir

 

Elle se tut et me regarda longuement.

— Je ne comprends pas tout, Jamal… Tu m’expliques ?

J’ai cliqué sur un autre article.

Ouest-France. Edition de Bayeux

La traque contre le violeur s’intensifie. Le commandant Léo Bastinet du SRPJ de Caen saisi de l’affaire Avril-Camus. Arrivée imminente en Basse-Normandie d’une psychocriminologue spécialement diligentée par le ministère de l’Intérieur.

— Tu m’expliques ? répéta Mona.

A regret, j’ai levé les yeux de l’écran.

— Tu es une petite maligne, Mona ! Je suis sûr que tu as déjà compris. Ce sont un peu comme les principes qui commanderaient ma vie. Mes ambitions, si tu veux. Mes caps pour dépasser mon handicap. Ne pas mourir, si possible, avant d’avoir pu cocher ces cinq cases. Peu importe l’âge où on dispersera mes cendres, du moment que j’ai atteint ces cinq objectifs…

— T’es un grand malade !

— C’est ce qui t’a attirée en moi, non ?

Je pensais être tranquille. J’ai ouvert un fichier PDF.

France-Soir

Le tueur en série qui terrifie la Normandie. Portrait flou d’un type d’une vingtaine d’années portant une casquette Adidas blanche et bleue.

— Cap no 1, commenta Mona. La balade sur le Mont-Blanc ! Ça, j’ai compris. Tu t’entraînes pour ce truc chaque matin. Ça se déroule à la fin de l’été, non ? Tu as le temps. Objectif 1 atteint, donc !

J’ai souri malgré moi. Avait-elle une once de conscience de la difficulté du parcours et de l’ampleur de l’exploit que je m’étais mis en tête de réaliser ? Le plus grand trail du monde ! Mon rêve de gamin. Sans parler des courses qualificatives dans les mois qui précédaient…

— OK, poursuivit sa voix ironique. Je coche aussi le cap no 2, Faire l’amour à une femme plus belle que moi, ça c’est plié depuis hier soir !

Mona fit valser d’un revers de pied le drap et étira son corps nu sur le lit, comme pour me demander d’approuver ce qu’elle avançait.

Qu’objecter ? Lui avouer que oui, Mona était, et de loin, la plus belle fille avec qui j’avais couché.

Mona n’attendit pas de réponse et poursuivit.

— Caps 3 et 4. Un gosse. Une veuve éplorée. OK, Jamal, mais il y a une question importante sous-entendue là-dessous. Dois-tu franchir tous ces caps avec la même femme ? Celle du no 2 ?

J’ai continué de fixer l’écran sans ouvrir de nouveaux fichiers.

— Alors ? insista Mona. Amante, mère et veuve. Une, deux ou trois femmes ?

— Peu importe.

— Menteur !

— Non… La femme qui pleure en dispersant mes cendres peut aussi être ma fille quand je serai très vieux.

— Bien vu ! On finit par le cap no 5. C’est quoi, ton histoire, payer ma dette avant de mourir ? Tu as tué quelqu’un ?

Je me suis assis sur le lit et j’ai posé ma main sur sa hanche.

— Je parle de la dette que l’on a tous. La vie. Je veux simplement dire que je veux être utile avant de mourir. Sauver une vie pour rembourser la mienne.

— C’est mal parti ! Tu n’as même pas pu empêcher la petite Magali de sauter de la falaise…

Ma main glissa sur ses courbes. Mona était une briseuse absolue de tabous. Je n’avais jamais parlé à personne des cinq directions de ma boussole, pas même à Ibou ou à Ophélie. J’ai cru utile de préciser :

— Arrêter un assassin aussi. L’empêcher de recommencer.

— Le violeur à l’écharpe Burberry ?

— Par exemple…

Mona saisit doucement ma main, posa la sienne devant mes yeux et me guida vers l’une de ses cachettes intimes.

— Oublie-le…

 

 

Les diodes vertes du réveil affichaient 4 h 03. Nous avions à nouveau fait l’amour, puis j’étais resté lové entre ses jambes et j’avais tout raconté à Mona, sans rien lui cacher du mystère de l’écharpe rouge autour du cou de Magali Verron. J’ai terminé par une question.

— Je dois retourner voir les flics tout à l’heure. Tu me conseilles de tout leur dire ?

— Je ne sais pas. Au fond il n’y a rien d’étonnant à ce que tu aies trouvé cette écharpe Burberry accrochée à la clôture. Le type qui a violé Magali Verron a dû paniquer en t’entendant arriver, il l’a laissée sur place. Mais ensuite…

Mona plissa son front pour réfléchir. Son petit nez de tortue se retroussa dans le même mouvement. Elle se redressa soudain.

— Je sais ! Le violeur portait un masque. Ou une cagoule. Ou bien Magali n’a pas eu le temps de détailler son visage. En te voyant, quelques minutes plus tard, l’écharpe à la main, elle a cru que son agresseur revenait. Elle t’a pris pour lui !

J’ai repassé la scène dans ma tête. Je me souvenais des mots que Magali avait prononcés avant de sauter.

N’approchez pas.

Si vous faites le moindre pas, je saute…

Continuez votre route. Partez ! Partez vite.

Avais-je été à ce point idiot ? L’avais-je effrayée comme un chasseur qui coince un lapin ? Paralysée de terreur. Prête à tout plutôt que de retomber entre les mains de son bourreau ? Prête à se donner la mort.

L’hypothèse de Mona me glaça.

Si je ne m’étais pas approché avec cette écharpe à la main, Magali n’aurait pas sauté.

 

Mona ne semblait pas remarquer mes frissons. Elle poursuivit son raisonnement implacable.

— Jamal, cela pourrait même expliquer le plus incroyable. Elle a enroulé cette foutue écharpe autour de son cou en tombant…

Elle marqua une brève pause.

— Pour t’accuser !

Pour m’accuser ?

Ma peau nue n’était plus qu’une viande gelée. Comment Mona pouvait-elle encore en supporter le contact ? Je me suis éloigné. Cette fois, Mona perçut mon trouble et me retint par l’épaule.

Sur la table de chevet, l’étoile de shérif renvoyait la lumière de la lampe marine. Sa caresse se fit douce.

— Ne t’en fais pas, Jamal. Tu n’es responsable de rien. Tu ne pouvais pas savoir.

Je me suis levé. Les doigts de Mona s’accrochèrent au vide.

— Tu n’as rien fait de mal, Jamal ! Tu es innocent. Tu n’as rien à craindre des flics. Ton sperme n’est pas celui du violeur de Magali Verron, pas plus que celui du violeur de ces deux filles, il y a dix ans.

J’ai fixé les falaises noires par la fenêtre. Mona répétait dans mon dos :

— Tu n’as rien à craindre des flics, Jamal.

Elle se trompait pourtant.

Elle se trompait terriblement.

Je n’allais pas tarder à me rendre compte à quel point.