Un joli casting, non ?
Il vida son second verre de calva. Sans réfléchir, j’ai attrapé le mien et j’ai fait de même. Le tord-boyaux m’incendia le palais. J’ai essuyé les gouttes glacées qui coulaient le long de mes tempes et j’ai tenté de faire le point à voix haute.
— Donc, Piroz, si je résume, vous me gardiez sous contrôle. Mona me surveillait et distribuait les enveloppes marron qui me révélaient, à dose homéopathique, les tenants et aboutissants de l’affaire Avril-Camus. Frédéric Saint-Michel et mamie Ninja jouaient à cache-cache pour me faire douter de tout. Vous créez ce personnage de Magali Verron, vous lui inventez une identité sur Internet pour que la ressemblance avec Morgane Avril soit troublante, pour que je puisse même en venir à penser avoir mélangé les deux femmes. Mais…
Ma main se crispa soudain sur le verre vide. L’image de la fille au visage tuméfié, l’écharpe rouge autour du cou, sur la plage d’Yport, m’explosa à la figure.
— Mais, bordel, Piroz. Qui s’est jetée dans le vide il y a trois jours ? Qui est morte ce matin-là ?
— Personne, Salaoui.
— Putain, vous n’allez pas recommencer à me prendre pour un con. J’étais là ! Elle est tombée du haut de la falaise devant mes yeux.
Piroz reposa doucement son verre.
— Tu as vu Vertigo, Salaoui, le film d’Hitchcock ?
J’ai secoué la tête sans vraiment répondre
— Vertigo, c’est l’histoire d’un détective privé qui se fait engager pour surveiller la femme d’un de ses amis. Elle a des tendances suicidaires et, au bout du compte, elle se tue devant lui en se jetant dans le vide du haut d’une tour. Du moins il le croit. En fait, c’était une arnaque, un coup monté par le mari, elle a balancé un mannequin à sa place. Ce détective n’avait été choisi que pour une seule raison : il souffrait de vertige et donc ne pouvait pas assister en direct au plongeon de la belle…
— Quel rapport avec moi ?
— Ta jambe de bois, ducon ! A cause d’elle, tu ne pouvais pas t’approcher assez près de la falaise pour voir le corps de Magali Verron s’écraser sur les galets. Surtout un matin, sur un tapis d’herbe gelée. Au fond, toute l’idée tordue de Carmen est née de là, une association d’idées, la falaise d’Yport et ta patte folle…
— Je l’ai vue se jeter dans le vide. Puis, juste après, son corps en sang sur les galets…
— Juste après… Sois plus précis, Salaoui. Quarante-sept secondes exactement ! Le temps de courir vers la plage par la rue Jean-Hélie, de descendre l’escalier du casino, d’arriver sur la digue. On a refait les calculs des dizaines de fois, impossible pour toi de mettre moins de temps. Une fois en bas, deux témoins dont tu ne pouvais pas douter de la sincérité te confirmaient avoir vu le corps de Magali s’écraser sur la plage.
J’ai regardé Piroz, toujours sans comprendre. Il suait lui aussi. Il n’avait pas l’air très à l’aise. J’avais l’impression qu’il hésitait à se servir un troisième verre.
— Si je ne suis pas complètement débile, je suppose que c’est Océane Avril qui a joué le rôle de Magali Verron. Mais un détail m’échappe alors, Piroz, juste un détail de rien du tout. Si tout est bidon, comment a fait Océane pour se poser en douceur sur la plage ? Elle s’est laissé pousser des ailes ?
— Océane est un sacré brin de fille ! Belle à se damner. Sportive. Déterminée, surtout. Déterminée à venger sa sœur jumelle. Dès que le plan a été échafaudé, il y a près d’un an maintenant, elle a commencé l’entraînement.
Une étrange chaleur a envahi mon ventre à l’énoncé des qualités d’Océane. La fille de mes rêves, ai-je un instant repensé. Un ange capable de voler.
Je me suis forcé à agresser Piroz.
— L’entraînement de quoi, putain ?
— De base jump. La fédération compte quelques centaines d’adhérents en France et quelques milliers dans le monde. Pour te résumer, le base jump consiste à effectuer des sauts très courts à partir d’un point fixe. Le rebord d’un précipice. Une tour d’immeuble. Le clocher d’une église. Une falaise. On joue pas à ça dans ta banlieue ?
Je n’ai rien répondu, j’attendais, incrédule.
— Si tu veux tout savoir, Salaoui, les sauts en base jump se pratiquent à partir d’une hauteur d’un minimum de cinquante mètres. Les falaises à Yport s’élèvent à près de cent vingt mètres au-dessus de la plage, donc tu vois, même sans être une professionnelle, Océane ne risquait pas grand-chose.
— Je l’ai vue se jeter dans le vide devant moi, ai-je encore répété. L’écharpe rouge à la main. Sa robe déchirée…
— C’est l’avantage du base jump. La discipline se pratique avec un extracteur, une sorte de petit parachute rond replié dans une pochette fermée par un velcro. Dans leur jargon, ils appellent aussi cela la tail pocket, un sac qui épouse la forme du dos, épais de moins de dix centimètres. Très impressionnant, presque invisible sous une veste ou un manteau.
— Ou une robe déchirée ? ai-je ajouté d’une voix blanche.
— Gagné, mon garçon ! Ce que tu as pris pour une robe déchirée dans la précipitation par un agresseur nous a demandé de longues heures de confection. Il fallait que la robe sexy dissimule juste ce qu’il faut les harnais qui entouraient sa taille et passaient entre ses cuisses et ses épaules, et bien entendu la tail pocket dans son dos, libérée dès qu’Océane sauterait et tirerait sur sa robe en lambeaux. Océane est une excellente comédienne… et elle possédait beaucoup d’arguments pour détourner ton attention, non ?
Je n’ai rien répondu au flic. Incapable de le croire. Incapable d’admettre une vérité aussi effarante.
Depuis cet entretien, depuis la fin de toute cette histoire, j’ai vérifié. J’ai visionné sur You Tube des centaines de vidéos de base jump. Je suis resté une nuit entière, fasciné, à suivre ces fous furieux s’amuser aux quatre coins du monde à se jeter dans le vide à partir des endroits les plus improbables, cathédrales, ponts, antennes-relais. J’ai aussi surfé sur les sites de matériel spécialisé. Piroz n’inventait rien. Une tail pocket peut s’acheter en ligne sur Internet et prend moins de place qu’un sac à main porté sur le dos.
— Une chute dure moins de quatre secondes, continua Piroz. Tu as dû remarquer que la base de la falaise est percée de dizaines de cavités dans le calcaire, des grottes, plus ou moins larges, suffisantes pour que quelqu’un s’y dissimule. Même la grosse Carmen ! Quarante-sept secondes, c’était plus que suffisant pour qu’elle maquille le visage d’Océane, rouge sang, puis qu’elle se cache, avec la tail pocket, dans la cavité de la falaise la plus proche.
J’ai repensé à ma course éperdue jusqu’à la plage. Mon arrivée près du corps, juste avant Christian Le Medef et Denise Joubain. Ce cadavre allongé.
— Océane jouait la morte ? Bordel, comment a-t-elle pu tenir tout ce temps ? On vous a attendu plus de dix minutes avant que vous ne vous pointiez avec le fourgon de la gendarmerie.
Piroz ne résista pas. Il se servit un troisième verre.
— Souviens-toi, Salaoui. Il faisait un froid de canard ce matin-là. Pourtant, quel a été le premier geste de Jeanine, enfin, Denise-la-zinzin pour toi ?
La réaction de Denise me revint. Evidente. Comment avais-je pu être idiot à ce point ?
Piroz triompha.
— Elle t’a demandé ta veste pour couvrir le visage et le tronc d’Océane ! Et surtout lui permettre de respirer tranquille pendant que tu te les caillais !
Piroz trempa ses lèvres dans le verre de goutte, comme pour faire durer le plaisir.
— Il y a juste un détail que l’on n’avait pas prévu, c’est que tu aies l’idée de lancer à Océane cette écharpe rouge qu’on avait soigneusement accrochée sur ton chemin. On a improvisé. Océane a sauté avec. Carmen a eu l’idée de l’entourer autour du cou de sa fille, histoire de pimenter un peu plus la mise en scène. Ça a dû te faire gamberger, non ?
— Bande d’enculés !
Piroz éclata de rire.
— Content que tu le prennes bien !
Pendant qu’il sirotait son alcool, sans oser le vider d’un trait, j’ai fixé mon regard sur le rouleau de papier.
Mon empreinte génétique comparée à celle du double tueur.
La preuve de mon innocence, que tout ce délire ne rimait à rien. Sauf si Piroz avait truqué cet examen, comme le reste.
— Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour rien, ai-je fanfaronné. Avec tout le respect que je dois à la douleur de ces faux culs de l’association Fil Rouge, avec une mention spéciale pour cette salope de Mona, ou Alina, comme vous voudrez, vous avez misé sur le mauvais cheval. Je ne suis pas le tueur. Dommage… Vous ferez passer le message ?
J’ai tendu la main, comme pour signifier à Piroz que j’attendais la clé ouvrant la menotte qui liait mon poignet droit au mur.
— Je crois que tu n’as pas bien compris, Salaoui. Que tu sois ou non le violeur, ils s’en foutent. Ils veulent juste un coupable !
Un frisson parcourut mon corps nu du haut du dos jusqu’à mon genou coupé.
— Putain. C’est quoi, leur prochain délire ?
— T’obliger à avouer, d’abord. Puis ils vont t’exécuter. Dix ans qu’ils ruminent ce moment-là. Dix ans que Carmen rêve de couper les couilles de celui qui lui a pris sa fille chérie. Dix ans qu’elle aiguise la douleur d’Océane comme un poignard. Dix ans que Frédéric Saint-Michel se retient, comme une cocotte-minute qui va exploser. Dix ans qu’il rêve de faire valser tous ses principes de bon chrétien pour étrangler de ses propres mains l’assassin de sa fiancée.
— Bordel, Piroz. Je suis innocent !
Piroz avança doucement son verre vers le mien. Ce con voulait trinquer ! Je n’ai pas réagi. Sans se vexer, il vida le godet en renversant sa nuque d’un mouvement sec.
— Je sais, lâcha-t-il enfin.
Une décharge électrisa chaque infime portion de ma peau.
Il sait ?
Il sait quoi ?
Que je ne suis pas coupable ?
Le capitaine de gendarmerie dénoua lentement le bolduc autour de la feuille roulée, puis me le tendit.
— Cadeau, Salaoui. Ça ne m’aurait pas déplu que tu sois le violeur. Un Arabe débile avec une seule jambe, cela aurait simplifié les choses. Mais je dois bien reconnaître l’évidence, ton ADN ne correspond pas à celui du tueur à l’écharpe rouge. Tu n’es pas l’assassin, mon grand.
Fébrile, j’ai consulté sur la feuille une suite interminable de triplets de lettres, similaires à celles que j’avais lues dans le dossier de Morgane Avril et de Magali Verron. Piroz n’avait aucune raison de me mentir, cette fois. J’ai soufflé. Mon regard se perdit au-delà du hublot, vers la nuit pâle sur la mer.
— Vous le savez depuis quand ?
— Cet après-midi. Aux alentours de 17 heures…
J’ai explosé.
— Pourquoi tout ce cirque alors, si vous aviez la preuve que j’étais innocent ? Cette fusillade bidon près de l’ancienne gare des Ifs ? Cette mise en scène grand-guignol aux Grandes Carrières d’Isigny ? Pourquoi cette croisière vers Saint-Marcouf, bordel ?
Piroz me reprit la feuille d’analyse ADN et la roula à nouveau.
— Doucement, Salaoui. Savoure. Les forces de l’ordre sont de ton côté. Elles te savent innocent. Elles te protègent. Tu n’as plus rien à craindre.
J’ai tiré sur mon poignet menotté.
— Libérez-moi, putain…
— Du calme, je te dis. Pour être sincère, ce résultat ne m’a pas surpris. Jamais je ne dirais cela devant Carmen Avril, elle serait capable de m’arracher les yeux, mais je n’ai jamais cru en son hypothèse du double inconnu, du moins je n’ai jamais cru que ta présence à la fois à Yport et à Isigny te désignait de façon certaine comme coupable. Depuis le temps que je travaille sur l’affaire, j’ai eu le temps d’échafauder une autre hypothèse. Une hypothèse plus personnelle, si tu veux… Plus complexe aussi.
— Allez-y, déballez, on a toute la nuit.
— Et toute la marée montante demain matin, tu verras. Pour faire court, disons que quand Carmen Avril a essayé de me vendre son idée délirante, te coincer en faisant jouer un rôle à tous les membres de l’association Fil Rouge, j’ai sauté sur l’occasion.
— Ne tournez pas autour du pot, Piroz.
Le capitaine toussa. Il ne semblait pas très à l’aise.
— Tu n’as pas encore compris ? Je vais clarifier, alors. Je t’ai utilisé comme appât ! J’ai marché dans leur combine pour détourner leur attention. Parce que…
Piroz toussa à nouveau. J’ai repensé au contenu des enveloppes marron, aux dernières avancées de l’enquête, aux doutes de Mona-Alina. Myrtille Camus connaissait son violeur. Elle et Morgane Avril avaient été victimes d’un dragueur. Elles avaient rendez-vous avec lui…
J’ai élevé la voix.
— Parce que vous avez découvert l’identité du véritable coupable ?
Piroz me fit signe de baisser d’un ton. J’ai continué, tout en parlant à peine moins fort.
— Je le connais ? La police a vérifié toutes les empreintes génétiques des proches de Morgane Avril et de Myrtille Camus. Il est impossible que le double violeur soit l’un d’eux !
J’ai marqué une pause, puis j’ai avancé une autre question.
— Et que vient foutre cette histoire de dilemme du prisonnier dans tout ce cirque ?
Piroz me répondit par un sourire énigmatique.
— Tu sauras ça dans quelques heures, Salaoui. Tout est prévu. Tout est en place. Fais-moi confiance. Je ne te demande qu’un service : joue leur jeu ! Ils t’ont suffisamment fait tourner en bourrique ces derniers jours pour que tu puisses leur jouer la comédie quelques heures, non ? Demain matin, ne leur parle pas de notre petite conversation. Personne d’autre n’est au courant. Ton innocence doit rester un secret encore quelques heures. C’est le seul moyen pour amener le coupable à se trahir.
— Vous me faites chier avec vos stratégies à la con.
Il ouvrit à nouveau la bouteille de calva et se servit un quatrième verre.
— A ta santé, Salaoui. Dans quelques heures, tout sera terminé. Tu seras blanc comme neige. Tu pourras t’envoyer en l’air autant que tu le voudras avec la petite Alina.
Il prit un verre sur le chevet, me le tendit, mais je n’ai pas esquissé le moindre geste. Piroz haussa les épaules.
— Tu lui as tapé dans l’œil, mon grand. Plus elle te fréquentait et moins elle semblait croire en ta culpabilité. Retiens bien ce conseil, Salaoui. Avec moi, elle est ta seule alliée sur ce bateau.
Mona ?
Ma seule alliée ?
A cet instant j’éprouvais pour cette souris sournoise le mépris le plus profond.
Illusion. Trahison. Déception.
Dire qu’Ophélie lui avait donné la note de 21 sur 20 avec cette mention :
Ne la lâche pas, c’est la femme de ta vie.
La femme de ma vie ?
Ma seule alliée ?
Je ne savais pas encore à quel point Ophélie, tout comme Piroz, se trompait.
Lorsque Piroz sortit de la cabine du bateau, reprenant sa feuille, sa bouteille et ses deux verres, titubant un peu, j’ai senti une intense chaleur monter, m’envelopper, m’asphyxier, comme si les lattes de bois de la cabine étaient en réalité celles d’un sauna. Bizarrement, j’ai repensé au jour où j’avais fumé mon premier joint, tout seul, un samedi soir, sur le toit du préau de l’école Louise-Michel. Ce jour-là, j’avais coupé d’un coup toutes les amarres, tous les sacs de lest qui me ratatinaient au sol.
Largués !
Je me sentais léger. J’étais innocent. Les flics en avaient la preuve.
Il ne me restait plus qu’à dire adieu à cette troupe de connards qui avaient failli me rendre dingue.
A l’exception d’Océane peut-être…