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Il va recommencer ?


— Christian ? Christian Le Medef ?

J’ai marché aussi vite que j’ai pu sur les rochers libérés par la mer. Un paysage de désert après une pluie miraculeuse. Des milliers de pics, de vallées et de cavités miniatures creusées par le vent et les millénaires. Coupants. Luisants. Mon pied gauche s’accrocha à une crête, dérapa sur un sillon. Je pestais intérieurement. Si je n’étais pas capable de garder l’équilibre sur un platier glissant avec ma patte folle, ce n’était même pas la peine de m’aligner sur les pentes enneigées du Mont-Blanc.

J’ai appelé encore.

— Le Medef !

Atarax se retourna cette fois et me fixa de son regard fatigué.

— Ah… C’est vous.

Apparemment, il ne se souvenait plus de mon nom. Je me suis approché, lui ai serré la main.

— Jamal. Jamal Salaoui.

Il détailla mon WindWall. Celui que je portais la veille et tous les autres matins.

— Vous courez tous les jours, alors ?

— Ouais…

Je n’avais pas envie d’entrer dans le détail de mon entraînement. J’ai cherché une amorce pour aborder le suicide de Magali Verron.

— Tout à l’heure, je vais à nouveau voir les flics à la gendarmerie de Fécamp. Je suis convoqué à 14 heures. Et vous ?

Le Medef eut l’air étonné.

— Moi, non. J’ai signé ma déposition hier. Comme simple témoin. Le capitaine Piroz a dit qu’il me recontacterait si besoin… Je ne vais pas me plaindre, remarquez.

Il sembla prendre le temps de réfléchir à mon régime d’exception. Au pied de la falaise, le platier rocheux s’étendait à l’infini. Un désert seulement peuplé des ombres noires et courbées des Yportais qui ramassaient des coquillages. Plusieurs dizaines, par groupes épars de deux ou trois personnes.

— C’est interdit, glissa Le Medef.

— Quoi ?

— Ramasser des coquillages. C’est interdit ! Il y a un panneau, affiché au poste de secours, et pourtant tout le monde le fait… Les flics ne disent rien. Ça me dépasse…

Il haussa la voix, peut-être dans l’espoir d’être entendu par l’un des groupes de pêcheurs.

— Soit il y a un danger et on fait respecter la loi, soit il n’y en a pas et on laisse ces braves gens ramasser leurs moules… Mais interdire en tolérant, il n’y a rien de plus hypocrite, vous ne trouvez pas ?

—  J’en sais rien… J’ai jamais ramassé de coquillages.

— Vous ne trouvez pas les flics hypocrites ?

— Criminels même !

J’ai grimacé, comme pour signifier mon dégoût rien qu’à l’idée que l’on puisse manger un crustacé gluant décollé d’un rocher chauffé par le soleil la moitié de la journée. Cela dérida un peu Le Medef. Je me rendais compte que dans ma tête, je l’appelais désormais Le Medef, je trouvais au final son vrai nom plus amusant que celui d’Atarax.

— Alors comme ça, demanda-t-il, le capitaine Piroz veut vous revoir ?

— Ouais…

— Logique, après tout… Moi, Denise, sans oublier ce brave Arnold, on n’a rien vu, au fond. Juste la fille s’écraser. Mais vous, vous étiez au balcon.

Ses yeux semblaient à nouveau aimantés par les pêcheurs à pied.

— Imaginez un peu une intoxication, Jamal. Qu’ils meurent tous. Ou juste un. Un vieux. Ou un gosse. Après avoir bouffé un crabe ou une étrille bourrés de bactéries. Ici, entre les pétroliers et la centrale nucléaire, c’est tout de même pas de la science-fiction.

On entendait par bribes les cris du groupe de pêcheurs le plus proche, cinquante mètres, un grand-père et ses deux petits-enfants. Bottes, cirés jaunes et seau Hello Kitty.

Non, je n’imaginais pas.

— Bizarre comme affaire, non ? reprit Le Medef.

Je compris qu’il parlait à nouveau de Magali Verron.

— Pourquoi ?

— Le capitaine Piroz vous a dit, je suppose. Pour les flics, ce n’est pas un suicide. La petite a été violée, puis étranglée. Mais votre version est un peu différente, non ?

Je n’ai pas eu le temps de répondre, il enchaînait déjà.

— Faut dire, elle m’a un peu étonnée, votre version. La fille qui saute elle-même de la falaise. Alors, j’ai un peu fouillé, je me suis renseigné sur cette Magali Verron.

Il s’approcha de moi et baissa la voix Ses deux chaussures trempaient dans un trou d’eau salée mais il semblait s’en foutre.

— J’ai trouvé des choses. Des choses difficiles à croire… J’ai le temps de chercher, faut dire, toutes mes journées.

— Comment ça ?

— Je suis au chômage, divorcé, j’ai la garde alternée de mes enfants qui suivent maintenant leurs études à l’autre bout de la France…

Merde ! J’attendais les renseignements sur Magali Verron et il me racontait sa vie. Il rapprocha sa barbe mal rasée de mon épaule.

— Je bossais à la centrale de Paluel. Ingénieur qualité ! Pas facile, hein, surtout quand vous avez comme moi un peu la fibre écolo. Un jour, il y a huit ans, j’ai tout lâché pour investir dans les éoliennes. C’était l’avenir ! Ma femme était plutôt d’accord, elle est écolo elle aussi, enfin, elle l’était. Ça a bien marché au début, j’ai monté une PME à Cany, j’ai même embauché deux techniciens et un commercial, on allait faire le tour des agriculteurs du coin pour leur vendre du vent… Jamais je n’avais aussi bien porté ce putain de nom, Le Medef.

Il esquissa un petit rire tout en reprenant sa respiration. Moi, non. Son eau de toilette éventée se mêlait aux embruns. Sa voix prenait un ton mélodramatique. Un peu trop forcée, mais je n’y ai pas prêté attention sur le moment. Je m’en suis souvenu plus tard, beaucoup plus tard.

— Puis d’un coup, s’énerva Le Medef, les grosses boîtes sont arrivées sur le marché, Nordex.Veolia. Suez. Pile au moment où une loi a mis fin à l’autorisation d’installer des éoliennes chez les particuliers. Plus un seul pylône planté sans enquête d’utilité publique et révision du plan d’urbanisme. Je ne vous fais pas un dessin, tous les petits artisans ont coulé en six mois et les multinationales se sont partagé le gâteau. Dépôt de bilan ! Ma femme s’est barrée avec le collègue qui avait pris ma place à la centrale de Paluel. Je me suis endetté jusqu’au cou pour payer les études de mes gamins. Pour vous dire, je reçois encore tous les mois les factures de remboursement de mes emprunts, et moins d’une fois par an une carte postale de mes gosses.

Le Medef me rappelait un paquet de types qui squattaient les bancs de la cité des 4000. Des solitaires qui se refaisaient en boucle le film de leur vie. Comme s’ils pouvaient refiler leur malheur au premier venu rien qu’en le leur racontant.

— Il y a un an, continua-t-il, j’étais devenu limite SDF. Heureusement, je suis tombé sur un vieux qui cherchait quelqu’un pour faire des travaux dans sa maison d’Yport. Il me prête sa baraque de vacances. Il n’y vient jamais mais il ne veut pas la vendre. Ça le regarde, non ? Je bricole, je tonds la pelouse, j’entretiens la bicoque et il me loge gratos. J’attends ici, le temps de me refaire la cerise. Je me plains pas, faut dire, c’est pas le patelin le plus désagréable pour rebondir.

Alors que, comme un nageur en apnée, il prenait une autre respiration, j’ai fixé ostensiblement ma montre. Il comprit l’allusion.

— Bon, en parlant de rebondir, j’en viens à cette pauvre Magali Verron. Piroz vous a parlé d’elle ?

— Il m’a dit qu’elle était visiteuse médicale, qu’elle faisait le tour des généralistes du canton. Qu’elle a sans doute dormi à Yport, mais ils ne savent pas où…

Le Medef s’est à nouveau tourné vers les gosses et leur grand-père, l’œil consterné, comme s’ils étaient en danger de mort.

— Pareil. Il m’a dit pareil, alors j’ai creusé. A la centrale de Paluel, je travaillais avec les hôpitaux du coin, les médecins aussi. Contrôle de la qualité de l’air, distribution des dosimètres et des pastilles d’iode, tout le cirque. J’ai contacté une dizaine de toubibs des environs. Ils connaissaient tous la petite Verron… Faut dire, sacrée poupée ! Elle bossait pour Bayer-France. Ils me l’ont tous décrite comme mignonne, efficace, et allumeuse juste ce qu’il faut pour qu’ils prescrivent sa came. Vous l’avez vue mieux que moi. Vivante, je veux dire. Une belle fille comme ça, elle leur aurait proposé des champignons hallucinogènes antiradiations, ils en auraient commandé par palettes. Enfin bref, une fille sans histoire… Apparemment, du moins.

Le Medef avait le don de faire durer le plaisir pour garder auprès de lui le pigeon qui l’écoutait.

— Pourquoi, apparemment ?

Il avança d’un pas sur les rochers. Une ligne sombre se dessinait sur le bas de ses chaussures.

— J’ai les pompes trempées ! Je rentre au village. Vous me suivez ?

Je n’ai pas bougé, j’ai insisté.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé sur Magali Verron ? Ce n’était pas une fille sans histoire ?

— Suivez-moi, je vous dis. Faut être dans le patelin pour comprendre…

Je n’avais pas le choix. Je lui ai emboîté le pas. En marchant vers la digue, je me suis fait la réflexion que Christian Le Medef habitait dans la région depuis plus de dix ans. Lui aussi avait dû faire le rapprochement entre le suicide de Magali Verron et les meurtres de Morgane Avril et de Myrtille Camus. L’écharpe rouge… J’ai hésité à le lancer là-dessus, mais au final, j’ai préféré avancer en silence à son rythme.

Une révélation après l’autre…

Nous avons dépassé la Sirène. Le Medef s’engagea rue Emmanuel-Foy, la rue commerçante d’Yport.

— Vous allez voir, me fit-il. C’est pas croyable !

Il s’arrêta avec un air de conspirateur devant la maison de la presse.

— Regardez là, les journaux, sur le présentoir.

J’ai détaillé les titres du Paris Normandie, du Havre Presse, du Courrier cauchois. Je ne remarquais rien de particulier. J’ai interrogé Le Medef des yeux.

— Je… je ne vois rien.

— Justement ! Vous n’avez pas compris ? C’est ça qui n’est pas croyable. Une gamine saute de la falaise, violée sans doute, étranglée. Et le lendemain, personne n’en parle dans les quotidiens du coin. Absolument personne…

Brusquement, j’ai compris où Le Medef voulait en venir. J’ai pourtant essayé de contre-argumenter.

— Un suicide. Ça ne mérite pas la une…

J’ai laissé passer un type qui sortait de la librairie, L’Equipe sous le bras. Le Courrier cauchois parlait de l’extension de la communauté urbaine de Fécamp, Le Havre Presse des réductions d’emplois sur Port-Jérôme, Paris Normandie de l’augmentation du prix de l’immobilier sur la côte.

— Pas la une ? répliqua Le Medef en haussant le ton. Ne me dites pas que vous n’avez pas fait le rapprochement. Vous avez causé avec les gens du coin, non ? Vous êtes au courant, nom de Dieu. Ce putain de tueur en série est de retour ! Un viol, une jeune fille étranglée avec une écharpe rouge qui coûte un mois de RSA ! Bordel, c’était il y a dix ans et je m’en souviens comme si c’était hier. L’affaire avait fait les gros titres de tous les journaux pendant six mois. Et là ? Rien ! Rien de rien !

— C’est récent, ai-je avancé. Ça s’est passé hier matin…

— Justement. Nom de Dieu. Quel scoop ! Comment peuvent-ils passer à côté de ça !

J’ai détaillé la première page des quotidiens dans l’espoir de découvrir au moins un entrefilet. Le Medef me laissa faire, sûr de lui. Il avait déjà dû éplucher tous les journaux.

Je tentais d’échafauder une autre explication.

— Ce sont les flics. Ils n’ont rien laissé filtrer. Ils attendent. Un peu comme… comme pour un accident sur une centrale nucléaire, on ne dit rien sur le coup, on attend que le danger soit écarté pour informer les gens…

Le Medef n’avait pas l’air convaincu.

— Et comment ils auraient fait, les flics, pour retenir l’info ? On est déjà trois témoins. J’en ai parlé depuis à tous mes potes. Vous en avez parlé de votre côté, non ? Denise aussi, c’est bien le genre… Sans oublier tous ceux qui ont vu les flics hier matin sur la plage examiner le cadavre… Et personne ne se serait posé de questions ? Dans un village comme Yport où il ne se passe jamais rien et où les vieux n’ont que ça à foutre de faire circuler les rumeurs ?

Christian Le Medef avait raison. Il était impossible qu’aucun journaliste n’ait reçu l’information, que personne n’ait fait le parallèle avec l’affaire Avril-Camus dix ans plus tôt. Que personne, à part nous, ne soit au courant…

C’était pourtant le cas.

— Alors ? insista Le Medef. Vous avez une explication ?

J’ai hoché la tête négativement.

— Moi non plus. Crois-moi, garçon, elle pue, cette affaire.

Je me rendis compte qu’il m’avait tutoyé, comme s’il recherchait une complicité face à une enquête qui nous dépassait tous les deux. Il tourna les yeux et me montra du doigt une petite maison de pêcheur. Volets bleus, murs de silex ornés de briques rouges, toit d’ardoise. Pas le pire des hébergements d’urgence pour un ex-SDF.

— C’est ma piaule ! Tu prends un café ?

Le temps pressait. Il me restait moins de trois heures avant mon rendez-vous avec Piroz.

— Non. Désolé. Par contre, vous savez où habite Denise, le troisième témoin ?

Christian Le Medef sembla déçu.

— Avec Arnold sans doute… (Il sourit pour lui-même.) A part ça, aucune idée. Je ne l’ai pas revue depuis hier. Je ne connais même pas son nom de famille, faut dire… Et toi, tu crèches chez André Jozwiak, à la Sirène ?

— Oui. Pour une semaine.

— OK. Si j’ai du neuf, je te fais signe. Je vais continuer à fouiner pour en savoir plus sur cette Magali Verron. Briser l’omerta, tu vois ce que je veux dire. Hier soir, j’ai eu le docteur Charrier au téléphone, il a son cabinet à Doudeville, c’est un des médecins que Magali Verron est allée visiter la veille de son grand saut. Tiens, encore un type qui est au courant de ce fait-divers ! Côté gonzesses, Charrier n’est pas du genre facile à impressionner. Tu verrais ses secrétaires, des bombes… Eh bien, il est tombé sous le charme de la petite Magali. Il a même essayé de la brancher. Il a un peu discuté avec elle, elle a fini par lui raconter qu’elle faisait de la danse, alors il l’a invitée à l’accompagner en boîte, un soir, histoire de lui montrer qu’il savait tenir le tempo lui aussi. Il m’a avoué qu’il s’était pris un râteau. Faut dire, la belle Magali pratiquait pas le disco mais de la danse orientale moderne, du raqs sharqi, un truc comme ça…

Du raqs sharqi …

Une décharge électrique explosa dans mon cerveau. Mes neurones tentèrent vainement de se reconnecter.

Christian Le Medef continuait de parler, imaginant sans doute Magali Verron en sari à paillettes, son médecin jouant les beaux parleurs.

Je ne l’écoutais plus.

Je l’ai salué d’un bref signe de main.

— A bientôt, Christian. Tenez-moi au courant de vos recherches.

Il resta debout dans la rue, surpris de mon départ brutal.

La Sirène était à cent mètres à peine. Je me suis retenu de courir.

Du raqs sharqi.

 

Aucune trace d’André à l’accueil. J’ai grimpé l’escalier de l’hôtel, ouvert la porte, puis je me suis précipité vers mon ordinateur portable et l’ai allumé, maudissant à l’avance sa lenteur. La roue de Windows tournait moins vite que mes pensées.

 

Raqs sharqi

J’avais lu pour la première fois ce mot la veille dans l’une des enveloppes marron.

Dans la note biographique consacrée à Morgane Avril !

Pendant que mon ordinateur pédalait, j’ai étalé sur le lit toutes les feuilles qui évoquaient la vie de Morgane Avril. Articles de presse, notes de police, entretiens…

Enfin, la flèche sur mon écran indiqua que j’avais la main.

 

J’ai tapé le nom avec fébrilité.

Magali Verron.

 

Une dizaine de réponses apparurent.

Facebook. Copains d’avant. Twitter. LinkedIn. Daily Motion.

J’ai attrapé une feuille. Du premier stylo qui m’est tombé sous la main, j’ai tracé un trait. Une colonne pour Magali, une autre pour Morgane. Je notais successivement les renseignements que je trouvais puis les ordonnais par ordre d’importance.

Date et lieu de naissance, écoles suivies au cours de la scolarité, goûts musicaux, loisirs, pays visités…

Les mots, les noms s’inscrivaient, presque malgré moi, de chaque côté de la page.

Chacun plus incroyable que le précédent.

J’ai cherché encore, jusqu’à ce que plus aucun renseignement nouveau ne soit disponible.

Les lignes folles dansaient devant mes yeux. Surréalistes.

Le hasard pouvait-il à ce point se foutre de ma gueule ?