Le meilleur à venir ?
Du champagne, Piper-Heidsieck, cuvée millésimée 2005.
Une coupe.
Des bûches dans la cheminée, devant une table basse sombre, d’un bois exotique que je ne connais pas, hors de prix sans doute.
Un fauteuil de cuir dans lequel je suis assis. Patiné, du même cuir brun clair dont on fait les selles de Harley, les bottes de gaucho, les stetsons de Texans. Une fortune ! Il faut croire que cela rapporte, gynécologue.
Océane fait du bruit dans la cuisine. Ma coupe de Piper-Heidsieck est posée sur la table, juste à côté de la centaine de feuilles, cent treize exactement. Le récit de mes six derniers jours. J’en rédige les dernières lignes et dans quelques minutes, après l’avoir fait lire à Océane, je le refermerai. Pour toujours.
Qui le rouvrira ?
Qui le lira ?
Restera-t-il une introspection intime oubliée au fond d’un tiroir ? Deviendra-t-il un sidérant roman à énigme dont je serai le personnage principal ?
Qui serez-vous, vous qui avez les yeux posés sur ce texte ? Existerez-vous seulement ?
Dans le doute, je noircis ces dernières pages.
Les flics ont libéré Océane en fin d’après-midi. Son avocat a affirmé qu’elle ne risquait plus rien. Légitime défense. Cinq témoins l’ont confirmé. Frédéric Saint-Michel allait tirer sur moi, m’aurait abattu si Océane n’avait pas dégainé la première. L’IGS continue d’enquêter sur le rôle de Piroz dans l’affaire. Nous serons tous encore entendus comme témoins, plusieurs fois sans doute. Le commandant Weissman et trois de ses adjoints, après avoir écouté mon histoire, m’ont regardé avec une sorte de pitié malsaine et m’ont demandé si je souhaitais porter plainte.
Porter plainte. Contre qui ?
Ils n’ont pas eu l’air de comprendre et m’ont laissé. Les flics pinaillaient, ratissaient, grattaient depuis deux jours, mais au fond ils s’en foutent, je crois, maintenant. Ils ont un coupable, un mobile, des aveux et plus de preuves qu’il n’en faut.
Frédéric Saint-Michel.
Arrêté. Jugé. Exécuté.
Affaire classée.
Je suis arrivé chez Océane il y a moins d’une heure. Elle habite une petite maison isolée, à Lucy, à quelques kilomètres de Neufchâtel-en-Bray, une chaumière de poupée, colombages et murs de torchis, paille et iris sur le toit, posée entre quatre haies. Un puits, une mare, un labyrinthe de graviers qui court entre des parterres de plantes impeccablement taillées. Carmen doit faire des heures supplémentaires dans le jardin de sa fille.
Océane m’a fait entrer, m’a désigné le fauteuil de cuir et m’a laissé ouvrir la bouteille de champagne, le temps pour elle d’aller se changer à l’étage. Quand elle est redescendue, quelques minutes plus tard, elle avait troqué son pull et son jean pour une robe tulipe bleue.
Le stylo m’a glissé des mains. J’ai senti le cuir du fauteuil fondre sous moi.
Un large ruban turquoise passait derrière sa nuque pour se partager en deux pans qui couvraient sa poitrine puis s’accrochaient à sa ceinture, séparés l’un de l’autre par un décolleté affolant. La robe-fleur s’évasait sous la ceinture en une corolle de soie s’ouvrant sur deux jolis pistils gainés dans deux bas résille bleu lagon.
Elle s’est penchée vers moi, m’a tendu une coupe, puis s’est éloignée pour attiser le feu dans la cheminée. La danse de ses longs cheveux sur son visage m’a paru un défi à celle des flammes dans l’âtre.
Je l’ai trouvée belle à m’en couper le souffle.
Mon cœur battait à se rompre. Pour qu’il n’explose pas, j’ai accroché mon regard aux courbes de sa robe. Océane ne portait rien dessous, ni sangle de parachute pour s’échapper encore, ni soutien-gorge.
Elle s’est avancée face à moi.
— Ne va pas croire que je suis gentille avec toi uniquement pour me faire pardonner.
Ses lèvres se sont collées sur les miennes, comme pour m’empêcher de répondre.
— Tu aurais dû voir ta tête le jour où tu es entré dans mon cabinet à Neufchâtel. Comme si tu avais croisé un fantôme.
— Un ange, ai-je murmuré.
Elle a posé un doigt à la verticale sur le creux de ma bouche. Moqueuse.
— Et ton adorable terreur, le matin où j’ai sauté dans le vide de la falaise d’Yport.
— Un ange, ai-je répété.
Elle a fait tinter sa coupe de champagne contre la mienne.
— Je peux ?
Sans attendre mon autorisation, elle s’est assise sur mes genoux, délicatement, avec la légèreté câline d’une petite fille, comme pour ménager ma jambe artificielle. J’ai retenu ma respiration.
— Tu es si…
A nouveau, elle a pointé son doigt sur mes lèvres.
— Chut…
Elle m’a fixé de ses yeux charbon, à bout portant. Un bras de fer, paupière contre paupière, jusqu’à ce que je cède, que je baisse le regard vers ses seins libres à peine dissimulés par les deux rideaux turquoise. J’ai résisté au désir de les écarter, de couvrir de mes deux mains sa poitrine, de suivre du bout de mes doigts son galbe, de faire le tour mille fois de ses aréoles sombres. Toujours assise sur mes genoux, Océane a ondulé pour avancer encore. Sa poitrine s’est écrasée contre mon torse alors que son pubis se collait contre la braguette de mon jean.
J’ai frissonné.
La belle ne portait rien sous sa robe.
Avant que j’aie eu le temps d’emprisonner sa taille, elle s’est levée. Ses doigts ont dégrafé mon ceinturon puis ont fait glisser dans le même mouvement mon pantalon et mon boxer jusqu’à mes chevilles.
J’ai supplié le ciel que la vision de mon tibia d’acier ne freine pas son élan. Elle n’a même pas semblé le remarquer. D’un geste de princesse, elle a soulevé sa robe, comme pour éviter de la froisser en s’asseyant.
Ses cuisses ont fléchi, doucement.
Ses lèvres ont tremblé un peu alors que j’entrais en elle.
La peau nue d’Océane était un écran de cinéma sur lequel se projetaient les ombres fauves des flammes dans la cheminée.
— Tu ne m’as pas posé la question, ai-je murmuré à son oreille.
Le champagne coulait dans sa gorge. L’envie me titillait de renverser au creux de son cou la bouteille qu’elle buvait au goulot pour y tremper ensuite mes lèvres et ma langue.
— Quelle question ?
— Celle que tout le monde me pose. Ma jambe. Comment est-ce arrivé ? Avant ou après 2004 ?
— Je m’en fiche, Jamal.
Elle a collé contre moi son corps bouillant. Jamais je n’avais parlé sérieusement de mon handicap à un adulte. Pourtant, à cet instant précis, je n’avais plus envie de jouer, de fuir, de mentir. Après tout, je transcrirais dans les dernières lignes de mon récit chaque mot de cette conversation avec la femme de mes rêves. Mes futurs lecteurs méritaient bien eux aussi de connaître la vérité avant la fin.
J’ai glissé ma main le long du dos nu d’Océane et j’ai pris un ton de conspirateur.
— Depuis que je suis né, j’ai semé des dizaines de versions, toutes différentes. J’en ai même servi quelques-unes aux membres de ton association Fil Rouge. Exploits héroïques, accidents tragiques. J’ai joué au pompier estropié, au braqueur malchanceux, au yamakasi imprudent… Mais la vérité est beaucoup plus simple.
Sa main s’est posée avec tendresse sur mon épaule alors que ses lèvres embrassaient mon cou.
— Certaines naissent avec une sœur jumelle, la vie multiplie tout par deux. (J’ai souri en la contemplant.) Pour moi, au contraire, elle a tout divisé par deux. Je suis né avec un rein, un poumon, une jambe, un cœur, bien sûr, mais trop faible. Ma mère, Nadia, avait quarante-six ans lorsqu’elle est tombée enceinte, mon père en avait plus de cinquante. J’étais pour elle une sorte de petit miracle. Pendant les quinze premières années de sa vie de femme, elle avait eu un enfant tous les trois ans. Puis aucun pendant les quinze années suivantes… Jusqu’à moi.
Les baisers d’Océane descendaient sur ma poitrine, mes caresses jusqu’à la cambrure de son dos.
— Maman a passé les quinze dernières années de sa vie à veiller sur moi. J’ai subi dix-huit opérations jusqu’à mon adolescence, j’ai dû passer au total plus de vingt mois sur un lit d’hôpital. J’ai creusé le trou de la sécu du 9.3 à moi tout seul, du haut de mes dix ans. J’ai grandi avec l’idée que je ne serais jamais grand, que je n’avais pas assez de pièces en bon état dans mon moteur pour aller bien loin sur la route. Que la panne pouvait arriver n’importe quand et me laisser en rade sur le bord du chemin. Alors j’ai inventé mon avenir, je me suis imaginé un destin d’Achille, tu vois ce que je veux dire ? Accepter de mourir jeune mais à condition d’en profiter avant, de fixer la barre non pas en chiffrant les années à vivre, mais les objectifs à atteindre.
— Tu en as beaucoup ? a murmuré Océane.
Il y avait une infinie tendresse dans sa voix. Comme si mes aveux la rendaient amoureuse. J’en venais à regretter toutes ces versions ridicules inventées depuis mon adolescence pour séduire les filles.
— Cinq… Les cinq branches de mon étoile.
Elle a doucement attrapé la main qui courait sur sa peau et l’a serrée.
— Tu penses bien que ma mère, le destin d’Achille, elle ne voulait pas en entendre parler ! Un rein, un poumon, un gros cœur, ça se trouve, ça s’achète, ou ça se donne. Elle a promené son Caddie à organes dans tous les hôpitaux de France, elle est devenue le cauchemar des chirurgiens les plus réputés. Elle a réglé des opérations qui valaient des millions d’euros avec sa carte CMU. Dix-huit opérations, tu imagines. Elle m’a donné un de ses poumons dès que j’ai eu une cage thoracique de la taille de la sienne, à quinze ans. Ce fut ma dernière opération. L’hiver suivant a emporté maman.
Ses cinq doigts ont emprisonné les miens.
— Ma dernière opération, ai-je répété. J’étais l’homme qui coûtait trois milliards. Robocop, pour les copains de La Courneuve. Un corps tout neuf à l’exception d’une jambe et d’un pied, la seule partie du corps humain qu’aucun chirurgien au monde n’était capable de greffer. Mais un seul pied n’empêche pas d’avancer aussi vite que les autres. Plus vite, même. J’ai commencé à courir le soir de l’enterrement de maman. Je n’ai plus jamais arrêté.
— Je comprends.
— Tout le monde me connaît dans le quartier. Il vous aurait suffi de vous renseigner dans une cage d’escalier de La Courneuve. Je suis infirme de naissance, je ne pouvais pas être le violeur de Morgane et Myrtille.
— Excuse-nous.
J’ai profité de l’occasion pour lui voler un long baiser.
— Tu sais, j’ai grandi au jour le jour, avec la mort aux trousses, en demandant chaque 25 décembre au père Noël une nouvelle petite année de vie… Alors si vous m’aviez laissé me noyer à Saint-Marcouf, au fond, je n’aurais rien regretté…
— Même pas les cinq directions de ton étoile ?
J’ai hésité.
Avais-je changé ? Avais-je renoncé à ce destin d’Achille ?
J’ai détaché ma main de la sienne et l’ai posée sur son sein droit, rond et plein.
— Mon étoile peut continuer de briller après ma mort, non ?
Océane a frissonné. Sa main a rejoint la mienne. Elle l’a écrasée un long moment contre sa poitrine, puis elle l’a guidée sur sa peau, lentement, plus bas, plus bas encore, jusqu’au rebord du monde.
Océane s’est contentée d’enfiler sa robe en la passant par-dessus sa tête, d’un geste naturel. La soie l’a enveloppée comme une seconde peau.
— J’ai faim. Tu termines ton Goncourt pendant que je vais finir les préparatifs pour notre festin ?
Parce qu’en plus Océane cuisinait ?
Je l’ai observée traverser la salle, attraper machinalement la coupe de champagne pour la ranger, puis disparaître dans la cuisine.
C’était il y a quelques minutes.
Depuis, assis dans le fauteuil de cuir, je retranscris fidèlement chaque mot, chaque geste, chaque émotion ressentie pendant cette heure qui vient de s’écouler.
Ainsi s’achèvera mon récit.
Dans quelques instants, je vais le faire lire à Océane. Nous ferons sans doute à nouveau l’amour.
C’est une belle histoire, non ? Le petit beur infirme que tout le monde a cru coupable termine sa vie dans les bras de la femme de ses rêves. Qu’en pensez-vous ?
Une fin sans doute trop rose pour en faire un polar, d’accord. Mais pour une jolie romance populaire ? La Belle et la Bête, version banlieue…
Je lève les yeux. Au-dessus d’une armoire normande sculptée de fruits, une lucarne ronde sertie de dentelle s’ouvre sur le ciel. Des dizaines d’étoiles scintillent dans le ciel noir.
Laquelle est la mienne ?
Laquelle oriente les cinq directions de mon destin ?
Mon esprit vogue vers ma vie d’avant, celle que je retrouverai lundi, à l’Institut Saint-Nicolas. Ibou qui me prendra pour un fou, Ophélie qui aura collectionné de nouvelles photos de mecs, ce connard de Jérôme Pinelli qui sera jaloux à en crever.
Océane chante dans la cuisine. Je crois reconnaître A nos actes manqués de Goldman. Sans certitude.
Mon stylo ralentit sur la feuille blanche. Je dois choisir avec précaution les derniers mots de mon récit.
Ai-je gagné ?
La mort a-t-elle enfin renoncé à rôder autour de moi ?
Je tiens mon stylo en l’air pendant de longues secondes, jusqu’à ce qu’un bruit de porte de four qui claque me fasse tourner la tête. Océane apparaît, torchon à la main. Une odeur forte chatouille mes narines. Une sauce chasseur, celle que je n’avais pas le droit de goûter à la cantine. Champignons, échalotes, crème et vin.
— Tu es certain ? me lance Océane. Personne n’est au courant que tu es là ?
— Certain !
J’ai respecté sa pudeur, je n’ai parlé à personne de ma visite chez elle. La belle a sans doute encore un peu honte de son amant encombrant. Peur que Carmen n’apprécie pas. Peur qu’oncle Gilbert ronchonne. Peur de la réaction de Mona ?
Pas Mona, Alina !
Jalouse ?
J’adore ce parfum de mystère. Que cet amour soit clandestin l’épice encore davantage.
Mon stylo se pose sur la feuille pour la dernière fois. J’ai envie de trouver une jolie phrase pour finir. Je traîne. Je mordille le capuchon.
— C’est prêt ! crie Océane.
Tant pis. Je cède à la facilité.
Ce furent les premiers mots de ce récit, ce seront les derniers.
Longtemps, je n’ai pas eu de chance.
J’ai toujours cru que le hasard retomberait toujours du même côté, jamais du mien.
Pour être tout à fait sincère, j’ai encore du mal à croire qu’il ait changé de camp.
FIN