Quelque chose ne collait pas ?
Affaire Avril / Camus – Printemps 2007
L’enquête sur l’affaire Avril-Camus fut officiellement retirée au SRPJ de Caen le 9 juin 2007. Le commandant Léo Bastinet n’avait collecté aucun fait nouveau depuis près d’un an et plus personne n’avait ouvert l’une des trois mille pages du dossier d’instruction. Le juge Paul-Hugo Lagarde proposa, avec l’accord de Léo Bastinet, de confier la gestion de l’affaire Avril-Camus, jusqu’à sa prescription, à la brigade de Fécamp.
Les gendarmes de Fécamp avaient été les premiers à enquêter sur le meurtre, restaient associés à chaque investigation, et le capitaine Grima, mis sur la touche dès le second meurtre, considérerait sans doute comme une petite revanche personnelle que l’enquête lui revienne, après que les grands moyens de la SRPJ n’eurent abouti à rien.
Le capitaine Grima accepta et on transféra les dossiers de la double enquête de Caen à Fécamp le vendredi 15 juin 2007. Le lendemain, il reçut une première visite de Carmen Avril. Elle revint encore quelques jours plus tard, puis presque chaque semaine pendant l’été. Grima comprit alors que le juge Lagarde ne s’était pas contenté de lui refiler un dossier au point mort, il s’était également débarrassé d’une emmerdeuse qui harcelait justice et police depuis des années.
N’oublier jamais.
Le temps n’entamait en rien la détermination de la présidente de l’association Fil Rouge, désormais seule aux commandes depuis le suicide de Charles et Louise Camus.
Trois ans plus tard, Grima obtint sa mutation pour la gendarmerie de Saint-Florent, un petit port de Corse coincé entre le cap Corse et le désert des Agriates, sans doute lassé des assauts de la houle sur la digue de béton fécampoise, et sans doute également de ceux de Carmen Avril. Le capitaine de gendarmerie et l’hôtesse du Dos-d’Ane ne s’étaient jamais compris, ni réconciliés depuis cette piste jamais refermée du garçon à l’écharpe Burberry. Avant de quitter définitivement les falaises flanquées de blockhaus pour rejoindre celles hérissées de tours génoises, Grima confia les clés de l’affaire au plus vieux gendarme de la maison, un fidèle parmi les fidèles, qui s’était notamment chargé dès le lendemain du meurtre de coordonner les interrogatoires des témoins ayant croisé l’inconnu à l’écharpe rouge. Sonia Thurau la fille du vestiaire, Mickey le videur, Vincent Carré l’étudiant en chimie.
Le capitaine Piroz.
Un méthodique. Celui-là, Carmen Avril l’aimait bien. Piroz avait tout de suite adhéré à son hypothèse du double inconnu. Il n’était pas effrayé par la perspective de devoir constituer deux séries de plusieurs milliers d’individus, une pour les Yportais, une autre pour les Isignais, avec pour unique but de trouver le seul nom commun aux deux listes. Au contraire… Piroz possédait une ténacité qui confinait à l’obsession. Vieux garçon. Sans gosses ni neveux. Sans talent ni goût pour le foot, les romans policiers ou les dominos, il occupait ses soirées à ressasser l’affaire comme d’autres construisent des maquettes du palais de la Bénédictine en allumettes.
Pour rien…
Piroz ne s’approcha pas davantage de l’identité du tueur que le capitaine Grima, le commandant Bastinet ou la psychocriminologue Ellen Nilsson.
Carmen Avril, depuis la mort de Louise et Charles Camus, tenait à bout de bras l’association Fil Rouge, même si celle-ci n’avait plus d’autre raison d’exister qu’un devoir de mémoire célébré lors d’une lugubre assemblée générale annuelle. L’occasion de renouveler pour l’éternité un bureau désormais fantôme.
Carmen Avril, mère de Morgane Avril, présidente
Frédéric Saint-Michel, fiancé de Myrtille Camus, vice-président
Océane Avril, sœur de Morgane Avril, secrétaire
Jeanine Dubois, grand-mère de Myrtille Camus, secrétaire adjointe
Alina Masson, meilleure amie de Myrtille Camus, trésorière
Les rares rencontres de l’association furent l’occasion pour Alina de se rapprocher d’Océane. Elles avaient toutes les deux perdu leur sœur jumelle, de sang ou de cœur. Amputées d’une moitié d’elles-mêmes. Elles se comprenaient, même si Océane avait hérité de sa mère, et sans doute du viol de sa sœur, une haine tenace des hommes qu’elle peinait à contenir lors de leurs longues conversations nocturnes. Pour la première fois, Alina s’ouvrit, osa exposer les doutes qui la rongeaient depuis des années. Océane l’écouta, n’en parla à personne, pas même à sa mère, puis conseilla à Alina de reprendre contact avec les policiers qui avaient enquêté sur l’assassinat de Myrtille. Avec Ellen Nilsson plutôt que Bastinet. La psychocriminologue connaissait aussi bien le dossier que le commandant, mais serait plus apte à comprendre. Peut-être.
Ellen Nilsson refusa de parler à Alina Masson. Le dossier Avril-Camus était clos depuis quatre ans et elle prétendait avoir d’autres affaires plus pressantes à traiter.
Dix coups de téléphone n’y changèrent rien.
Il fallut passer par Piroz, qui lui-même mit la pression sur le juge Lagarde, pour que la psychocriminologue accepte enfin de recevoir le capitaine de gendarmerie et la meilleure amie de Myrtille Camus dans son cabinet parisien, rue d’Aubigné, dans le quatrième arrondissement. Piroz râla dans le métro sale et puant, manqua de se faire renverser place de la Concorde, pesta encore en tassant son ventre dans le petit ascenseur de fer forgé qui montait au cabinet Nilsson, quatrième étage, plein sud, vue sur Seine.
Alina, elle, se taisait.
Lorsque Ellen en personne ouvrit la lourde porte de chêne, vêtue d’une robe Ralph Lauren décolletée sur des seins tout neufs, elle faillit même faire demi-tour.
Apte à comprendre ?
Le gros corps de Piroz, visiblement impressionné par les courbes customisées de l’ex-limande suédoise, resta à l’inverse vissé au parquet du palier, lui interdisant toute retraite.
Ils s’installèrent. Fauteuils en cuir. Table basse de verre. Panorama sur l’île Saint-Louis et le ballet incessant des bateaux-mouches. Un vertige saisissait Alina. Comment avancer vers la vérité sans entacher la mémoire de Myrtille ?
Ellen déplia ses jambes parfaites et plissa son visage trop lisse.
— Vous souhaitiez me rencontrer, mademoiselle Masson ?
Alina n’avait plus d’autre choix que de se jeter dans le vide.
— Vous vous souvenez, parvint-elle enfin à articuler. La première fois que nous nous sommes rencontrées, au SRPJ de Caen, juste après le meurtre de Myrtille. Vous aviez posé une question. Une question étonnante.
— Laquelle ? fit Ellen, qui visiblement n’avait pas révisé le dossier. C’était il y a plus de six ans.
— Vous… vous vous êtes demandé pourquoi Myrtille était habillée de façon si sexy le jour où elle a été violée… Une robe courte, bleu ciel avec des fleurs d’hibiscus. Des dessous coordonnés, mauves. Pas la tenue habituelle d’une animatrice de camp d’ados.
— C’est possible. Nous avions suivi tant d’hypothèses…
— A quoi pensiez-vous, à ce moment-là ? insista Alina.
Ellen consentit l’effort de se plonger dans sa mémoire, puis répondit avec lassitude.
— A rien de précis. Si je me souviens bien, Bastinet pensait qu’il fallait s’intéresser aux coupables potentiels, pas aux victimes. Il avait raison, sur le fond, Myrtille Camus comme Morgane Avril furent des proies choisies au hasard.
Piroz bâilla.
— Parce que, continua Alina, j’ai beaucoup réfléchi à votre remarque pendant toutes ces années. A vrai dire, je n’ai jamais cessé d’y penser. Vous aviez raison, Myrtille ne s’habillait pas ainsi d’habitude.
— Mais Myrtille est morte un jour de congé ! D’après mes souvenirs, vous dirigiez le camp du Drap d’Or à Isigny et c’est précisément ce que vous m’aviez répondu à l’époque.
— Même lors d’un jour de congé, Myrtille ne se serait pas habillée ainsi.
Le visage d’Ellen se plissa plus encore.
— Que voulez-vous dire exactement, mademoiselle Masson ? Que Myrtille n’a pas été assassinée par un rôdeur ? Qu’elle connaissait son violeur ? Qu’elle… qu’elle avait rendez-vous avec lui, c’est bien cela ?
Alina hésita. Au mur, dans un cadre de verre, était accrochée l’immense photo d’une femme nue, agenouillée, le visage masqué par une cascade de cheveux blonds.
Ellen ?
Tout était agencé pour qu’on le croie.
— Oui, lâcha enfin Alina. Myrtille avait rendez-vous. Avec un homme. Sans doute son assassin.
— Elle n’était pas fiancée avec ce type qui jouait de la guitare ?
Le visage d’Alina vira au rose. Elle s’était tue pendant toutes ces années pour cette unique raison. Protéger Myrtille. Ne pas ternir l’image que ses proches conservaient d’elle. Parfaite. Fidèle. Amoureuse.
— Si…
— Chichin, quelque chose comme cela ?
— Chichin, c’était son surnom. Il s’appelle Frédéric Saint-Michel.
Pour la première fois, la psychocriminologue se pencha sur le dossier posé sur la table basse devant elle. Elle feuilleta quelques pages puis leva les yeux.
— Myrtille aurait donc été victime d’un dragueur, quelque chose comme cela ? D’un type qui lui aurait tourné la tête ? Savez-vous, mademoiselle Masson, que votre conviction correspond exactement à l’hypothèse originelle du capitaine Grima. Morgane Avril n’aurait pas été victime d’un rôdeur qui l’agresse par surprise mais d’un séducteur qui la piège.
Alina hocha la tête sans rien ajouter. Bien entendu, elle savait…
— Ce qui au fond ne change rien, poursuivit la psychocriminologue. Dragueur plutôt que prédateur, en quoi cela nous avance-t-il pour identifier l’assassin ? A moins, évidemment, de découvrir avec qui Myrtille avait rendez-vous. Vous avez une idée plus précise, mademoiselle Masson ?
— Non…
— Pourquoi pas avec cet Olivier Roy, le type à la casquette Adidas qui rôdait autour d’elle au camp d’Isigny ? Celui qui a disparu quelques mois après le meurtre ?
Pour la première fois, Piroz prit la parole. Ellen, surprise, se tourna vers le capitaine.
— Impossible ! Olivier Roy possédait un alibi en béton le soir du meurtre de Morgane Avril. Et son ADN ne correspond pas à celui du violeur…
— Exact, concéda la psychocriminologue. C’est même ce qui a planté l’enquête de ce pauvre Bastinet. Rendez-vous avec qui, alors ?
— Je ne sais pas, lâcha Alina.
Des larmes perlaient au coin de ses yeux, elle sortit un mouchoir en papier de sa poche. Ellen prit un long moment pour se pencher vers le dossier. Piroz en profita pour se tordre le cou et comparer la poitrine de la fille blonde exhibée sur le mur à celle qu’il devinait sous la robe myosotis de la psychocriminologue. Lorsqu’elle se redressa, Piroz orienta brusquement son regard vers les bateaux-mouches. Un gamin pris en faute. Celui d’Ellen remonta au contraire jusque vers la photo, s’y arrêta comme devant un miroir, puis elle écarta d’une pichenette une poussière invisible tombée entre ses deux seins.
— Il faut admettre, continua-t-elle, que même après toutes ces années, quelques détails restent troublants. Cette robe sexy que Myrtille ne portait pas d’habitude, par exemple. Ce bloc-notes Moleskine bleu ciel que l’on n’a jamais retrouvé, alors que tout le monde affirmait que Myrtille y notait ses pensées les plus secrètes, peut-être même l’identité de celui avec qui elle avait rendez-vous. Cet Olivier Roy qui se planque malgré des avis de recherche lancés dans toute la région, puis qui disparaît pour toujours dès que la police le serre de trop près. Cette petite culotte aussi.
Alina sursauta.
— Cette petite culotte ?
La psychocriminologue se tourna successivement vers Piroz et Alina.
— Un détail. Vous êtes au courant, bien entendu. On n’a pas découvert de sperme dans le vagin de Myrtille Camus, mais sur sa culotte, retrouvée à une centaine de mètres, sur le chenal de la baie des Veys.
Non, Alina n’était pas au courant. Piroz l’était sans doute, il se laissait à nouveau déconcentrer par la prière impudique de la fille sous verre.
— Comment les experts ont-ils expliqué cela ? insista Alina.
— Assez simplement. Le violeur a dû vouloir se retirer avant de jouir, mais n’y est parvenu que partiellement et a éjaculé sur Myrtille, du moins, sur sa culotte. La question que nous nous sommes posée fut tout aussi simple. Pourquoi avoir voulu se retirer, sinon parce que son sperme pouvait le confondre ?
— Parce que, suggéra Alina, son ADN, comme tous ceux des criminels, était enregistré au Fichier national des empreintes génétiques ?
— Sauf qu’il ne l’était pas…
Piroz baissa les yeux et intervint.
— Le violeur espérait peut-être que le meurtre de Myrtille Camus ne serait pas associé à celui de Morgane Avril,
— Peu crédible, répliqua Ellen. Il aurait été difficile de ne pas faire le rapprochement entre les deux crimes, même si l’empreinte génétique du violeur n’avait pas été identique. Deux filles violées, étranglées, dans la même région, avec la même écharpe…
Piroz bougonna.
— Nous avons affaire à un déséquilibré…
— Ou, glissa Alina d’une voix blanche, il y a une troisième hypothèse… Si son ADN pouvait le confondre, c’est donc qu’il connaissait Myrtille ?
Ellen Nilsson laissa passer une seconde avant de répondre.
— C’est ce que l’on a tout de suite pensé. Nous avons relevé l’empreinte génétique de plus de mille cinq cents individus, la famille de Myrtille Camus, ses amis, les habitants d’Isigny, d’Elbeuf, des environs, sans exception. Tous ceux qui auraient pu l’approcher. Pour rien !
Alina se tut.
Pourquoi avoir voulu dissimuler son ADN, répétait une voix dans sa tête, si le violeur ne connaissait pas Myrtille ? Connaissait-il aussi Morgane Avril ? Tout se brouillait. La robe déchirée aux fleurs d’hibiscus, Olivier Roy qui tournait autour de sa meilleure amie sur la plage de Grandcamp-Maisy et au large des îles Saint-Marcouf, le carnet Moleskine bleu ciel, ce poème envoyé à Frédéric pendant le camp, béquilles, jonquilles, guenilles et bastille, signé M2O. Mariage 2 octobre…
— Et votre hypothèse du double inconnu ? demanda Ellen. Cela avance ?
Alina, perdue dans ses pensées, ne répondit pas.
— Doucement, concéda Piroz. On ne se presse pas. On a toute la vie…
— Pas tout à fait, corrigea Ellen. Vous le savez comme moi, au bout de dix ans sans acte judiciaire, c’est-à-dire sans élément nouveau dans l’enquête, il y aura prescription. Le violeur aura gagné…
— Alors ? demanda Alina dans l’ascenseur.
Elle se collait au fer forgé pour éviter le contact du corps gras de Piroz.
— Alors, répéta-t-elle. Vous en pensez quoi ?
— Ce n’est pas elle, fit Piroz.
— Comment ça, pas elle ?
— Ce n’est pas elle sur la photo ! La jolie blonde à poil, ce n’est pas la psy. Elle se fout de notre gueule.
Un peu plus tard, dans le métro, entre Bastille et Saint-Paul, Piroz, pressé par un groupe de gamins de sept ans portant tous la même casquette qui avait envahi la voiture, se colla à Alina. Elle ne put l’éviter cette fois. Il lui souffla dans l’oreille :
— J’ai bien vu votre sourire en coin tout à l’heure. Ne pas croire à la thèse du double inconnu, c’est bien joli, mais une seule chose est certaine : le tueur était à Yport le 5 juin 2004 et à Isigny trois mois plus tard…
Les gamins braillaient, Alina dut hausser la voix.
— Comme des milliers d’autres personnes. Le tueur a pu venir n’importe comment, en voiture ou même à pied, sans que personne le voie ni arriver ni repartir. Sans que son nom apparaisse nulle part.
Piroz haussa les épaules.
Louvre.
Il laissa traîner son regard sur une affiche publicitaire pour Dior. La silhouette dénudée de Charlize Theron rappelait celle accrochée chez la psy.
— Je sais, admit Piroz. Mais rechercher ce lien empêche Carmen et sa fille Océane de devenir folles. Attendre et espérer, c’est tout ce qu’il leur reste.
Encadrés par deux institutrices, les gamins à casquette disparurent plus rapidement qu’une volée de pigeons. Alina se recula et maintint un mètre de distance entre elle et le capitaine.
— Attendre quoi ? demanda-t-elle. Que le violeur recommence ?
Six ans s’étaient écoulés depuis le meurtre de Myrtille.
— Trop tard, répondit Piroz. Il ne recommencera pas…
Champs-Elysées-Clemenceau.
D’autres Charlize Theron nues défilèrent. Quatre mètres sur trois. Dior matraquait les esprits et Piroz appréciait, Alina se pinçait les lèvres. Est-ce ainsi que naissent les pulsions ?
— Il ne recommencera pas, réaffirma Piroz, absorbé par la contemplation d’un grain de peau blanc agrandi mille fois.
D’instinct, Alina pensait le contraire.