De parler à quelqu’un qui accepterait de me croire ?
— Les flics ont le signalement de ma bagnole ?
Mona hurlait dans le téléphone.
Les phares de la Fiat aveuglèrent un gamin prêt à s’élancer sur la route, ballon sous le bras, juste devant le panneau « Carville-Pot-de-Fer ».
J’ai écrasé le frein. La pancarte à côté du gosse me narguait. « Ralentissez, pensez à nos enfants ». Le gamin en carton me regarda passer au ralenti avec indifférence.
Carville-Pot-de-Fer dormait.
Depuis près d’une heure, je sautais d’un village à l’autre par des chemins de traverse boueux creusés comme des tranchées dans le plateau du pays de Caux.
J’ai collé mon portable sur mes lèvres.
— Pas sûr, Mona. Carmen Avril n’a peut-être pas relevé la plaque.
— Tu penses ! Dix ans qu’elle attend l’assassin de sa fille ! Putain, Jamal, les flics vont faire le rapprochement avec moi dès qu’elle leur parlera d’une Fiat 500.
Le frère jumeau du gamin au ballon rapetissait déjà dans mon rétroviseur. Carville-Pot-de-Fer n’était qu’un hameau frileux pelotonné sur lui-même. J’aurais dû dire à Mona de laisser tomber, qu’elle n’avait qu’à raconter aux flics que j’avais volé sa voiture, que la portière ne fermait pas, que…
— Rejoins-moi à Vaucottes, ai-je murmuré dans l’appareil.
— Et je fais comment ? Tu te souviens ? Tu roules dans ma voiture en ce moment.
J’ai hésité à lui proposer un point de rendez-vous près d’Yport. Trop risqué ! J’ai encore poussé le bouchon.
— A pied. Il y a à peine deux kilomètres pour Vaucottes.
J’ai cru un instant que Mona allait me raccrocher au nez. Un immense manoir cauchois illuminé surgit devant moi, dominant la vallée de la Durdent.
— Deux bornes ! Et la falaise à grimper et à redescendre, mon grand. J’ai pas de jambe bionique, moi !
La pluie se mit à tomber vers 21 heures. Froide et épaisse. J’imaginais qu’elle devait se transformer en neige un peu plus loin de la mer. Dans la valleuse de Vaucottes, elle se contentait de suivre la pente bitumée pour former un torrent éphémère qui allait se déverser dans les galets. Un oued, c’est ce qu’aurait dit ma mère. Existait-il un synonyme en cauchois ?
Je guettais Mona par la fenêtre. Plusieurs fois, j’ai hésité à sortir, à reprendre la voiture planquée dans le jardin de Martin Denain et à aller à sa rencontre. Mais Mona allait sans doute emprunter le sentier littoral… A quoi bon prendre un risque supplémentaire ? Pour soulager ma mauvaise conscience ?
Le faisceau lumineux perfora l’averse vingt minutes plus tard, timide et tremblant. Une silhouette sombre progressait derrière, arc-boutée contre le vent et les gouttes. J’ai encore hésité à me précipiter, à ouvrir la porte, à tendre une couverture, à crier dans la nuit « Dieu merci, tu es venue ».
Etait-ce seulement Mona qui entrait dans le parc ?
Je ne l’ai reconnue que lorsqu’elle a fait voler la porte de chêne. Mona n’a tout d’abord rien dit, a juste passé par-dessus sa tête la cape imperméable jaune qui lui donnait une allure de lutin et me l’a collée, trempée, contre le torse.
Je me suis contenté d’écarter la bâche qui s’égouttait sur le parquet. Je remarquais que, pour la première fois depuis hier, Mona ne portait pas mon étoile de shérif accrochée sur son cœur. En toute logique elle allait commencer par m’engueuler. Après, peut-être, elle m’écouterait.
Mona me fixa longuement. Je l’ai trouvé jolie, les cheveux roux collés à son visage ruisselant, tel un petit animal des bois qui aurait fui l’orage pour trouver refuge dans la maison de la clairière. Craintif. A serrer sur son cœur pour le réchauffer. Puis elle lâcha un sourire irrésistible.
— Je crois que personne ne m’a suivie !
Elle referma la porte sur la nuit détrempée.
— Je vais prendre une douche, Jamal. Une putain de douche bouillante.
Mona redescendit une demi-heure plus tard. Elle avait ôté tous ses vêtements mouillés et enfilé sur sa peau nue un large pull de laine vierge grise qui descendait jusqu’à mi-cuisse et glissait sur son épaule droite. Ses cheveux roux étaient peignés en arrière, luisants, agrandissant son front. Elle s’assit sur le canapé, tira sur le pull jusqu’à ce qu’il recouvre ses cuisses nues ramenées contre sa poitrine, puis m’interrogea du regard.
— Alors, raconte.
J’ai tout raconté.
Ma virée à Neufchâtel-en-Bray pour trouver Carmen Avril. Mes stratagèmes pour qu’elle exhume le dossier judiciaire de Morgane. L’empreinte génétique identique. Les photos des sœurs jumelles. La course jusqu’au cabinet médical. Mon tête-à-tête avec Océane Avril. Vivante…
— Elle était aussi belle que dans ton souvenir ?
La question me surprit. Je n’ai pas répondu. Pas vraiment.
— C’était elle, Mona. Même si je sais que c’est impossible, c’était elle. Cette fille qui se faisait appeler Magali Verron. Celle à qui j’ai tendu l’écharpe sur la falaise avant qu’elle saute.
Elle n’insista pas. Elle me demanda de lui préparer un thé. J’ai trouvé des sachets de Twinings sous l’évier de Denain. Quand je suis revenu dans la salle, elle serrait ses deux jambes entre ses bras, le menton posé sur ses genoux. Elle me fit penser à un petit hérisson roulé en boule.
— Tu n’as toujours aucune envie de te rendre aux flics ?
— Ils cherchent à me piéger, Mona.
— OK, OK, on va pas refaire cette conversation…
— Merci d’être venue.
— De rien. Merci pour l’adrénaline.
La bouilloire sifflait dans la cuisine. Je n’ai pas bougé.
— Tu vas faire quoi maintenant ? demanda Mona.
— J’ai réfléchi pendant la route. Je me laisse une nuit. Juste une nuit ! On reprend tout depuis le début, on cherche une solution, une façon d’emboîter toutes les pièces. Si je n’ai pas trouvé demain, je téléphone à Piroz et je me rends.
Mona regarda le balancier de cuivre s’agiter tel un métronome dans la caisse de l’horloge normande.
21 h 40
— Une nuit ? Banco ! Si je retire trois heures pour dormir un peu, et au moins une pour faire l’amour, ça ne nous laisse pas beaucoup de temps…
Elle se leva d’un coup. La laine vierge XXL bâillait jusqu’à la naissance de ses seins blancs. Elle posa ses pieds nus sur le parquet brun.
— On commence par quoi ?
J’ai répondu sans hésiter.
— Magali Verron ! Les flics ont bossé depuis dix ans sur l’affaire Avril-Camus, visiblement sans trouver grand-chose. C’est cette Magali Verron qui est la clé de tout.
J’ai étalé sur la table les deux dossiers, celui de Morgane Avril emprunté à sa mère et celui de Magali Verron volé dans le bureau de Piroz.
— OK, fit Mona. Je m’occupe d’Internet. Tu as peut-être laissé passer des infos sur elle hier.
Elle s’avança et se colla à moi. Elle sentait le gel douche à la pomme. Mes mains glissèrent sur ses cuisses nues, ses fesses chaudes, sa taille ferme et cambrée sous la laine épaisse. Elle se hissa sur la pointe des pieds alors que je pressais contre son ventre mon sexe en érection. Le pull de laine n’était plus qu’un cocon de soie emballant son corps à butiner. Dans l’instant, il m’a semblé suffisamment large pour que je me déshabille à mon tour et qu’on s’y glisse à deux. Mona posa un long baiser sur mes lèvres, puis me repoussa doucement.
— Au travail, mon grand !
Elle s’installa devant l’ordinateur de Martin Denain. J’ai étalé sur la table une dizaine de feuilles, celles des enveloppes reçues depuis deux jours.
Concentration.
Nous n’étions plus que deux étudiants fébriles révisant leurs devoirs quelques heures avant l’examen décisif. Le balancier de cuivre égrenait le compte à rebours, comme s’il se cognait contre les planches pour s’échapper de son cercueil de chêne.
Le cri de Mona déchira le silence
— Tu te fous de ma gueule ?
Je me suis approché, surpris. Penché au-dessus d’elle, mon regard oscillait entre l’écran du Dell et ses seins libres dans son pull ouvert.
— Hier, continua Mona tête baissée, au parc de jeux d’Yport, tu m’as reconstitué la vie de Magali Verron à partir de liens sur Internet. Facebook. Copains d’avant. Twitter. LinkedIn. Dailymotion. Tu te souviens ? Deux colonnes, une pour Morgane, une pour Magali. Pink Floyd et compagnie, ses groupes préférés, sa passion pour le raqs sharqi, son parcours scolaire au Canada puis dans un collège et un lycée de la région parisienne qui portent le même nom que les bahuts de Neufchâtel-en-Bray. Jusqu’à sa date de naissance, même jour, même lieu, à dix ans d’intervalle… Bref, toute cette série de ressemblances complètement dingues.
— Oui, et alors, tu as trouvé quoi ?
Mona leva vers moi des yeux désolés. Comme lorsqu’on apprend la mort d’un parent à un enfant de six ans.
— Rien, Jamal. Il n’y a rien sur Internet. J’ai essayé tous les moteurs de recherche, il n’y a aucune trace de Magali Verron. Comme si elle n’avait jamais existé.