18

Pour combien de temps encore ?


J’ai attendu une bonne partie de l’après-midi que la nuit tombe, caché dans une des innombrables cavités de la falaise, un peu en amont de la valleuse de Vaucottes, agrippé comme une moule aux pans de rochers laissés découverts par la houle.

Trempé.

La mer laissait sécher une bande de galets d’environ un mètre entre elle et le mur de craie, mais quelques vagues plus téméraires s’amusaient à venir se fracasser contre la falaise et à asperger, par ricochet, l’imbécile qui s’y dissimulait. En récompense de mes efforts, un Dieu compatissant m’avait offert le plus somptueux des couchers de soleil, juste avant que je gravisse la valleuse rougeoyante en direction de Vaucottes.

J’ai encore attendu avant de sortir du bois des Hogues. Dix minutes. Le temps que l’obscurité soit plus intense et que mes vêtements humides se figent en suaire de glace.

Libre, toujours, mais frigorifié.

Nuit grise. Dans la pénombre, la valleuse de Vaucottes prenait des allures de vallée hantée. La trentaine de maisons perdues dans la jungle de pins, de noisetiers et de chênes semblaient avoir été érigées à la suite d’un concours d’architectes maudits. Chaque villa rivalisait d’inventions baroques. Toits de chalets suisses, clochers tyroliens, bow-windows anglais, façades mauresques. J’ai vérifié qu’aucune voiture ne circulait puis je suis remonté par la route de la plage. La Horsaine, la villa du patron de thèse de Mona, se cachait après le croisement.

Martin Denain.

123, chemin du Couchant.

« Tu trouveras les clés sous l’une des briques de la margelle du puits, m’avait précisé Mona au téléphone. Près de la charreterie. Le jardinier qui entretient le domaine la replace quand il part. Fais comme chez toi. Je te rejoins dès que je peux. »

Elle m’avait envoyé un baiser virtuel et avait raccroché. Sans me poser d’autres questions, se contentant du constat affolé que je lui avais dressé.

J’ai les flics aux trousses.

Je dois me planquer.

Il faut que tu m’aides.

Mona était une fille formidable.

J’ai attrapé la clé de fer sous la brique, la porte s’est ouverte, je me suis réfugié derrière les murs de la Horsaine.

 

Fais comme chez toi…

D’abord une douche, bouillante. Puis faire le point. Tout raconter à Mona dès qu’elle serait là…

Avant de trouver la salle de bains, j’ai erré dans le dédale de couloirs, de pièces minuscules mais innombrables, d’escaliers sur trois étages par demi-niveaux. Martin Denain, le directeur de thèse de Mona, ne devait pas venir souvent dans sa résidence secondaire. Non pas que la maison ne soit pas entretenue, bien au contraire. Un jardinier tondait la pelouse et taillait impeccablement les rosiers, une femme de ménage devait être payée à prix d’or pour traquer les colonies d’araignées ou astiquer les vitraux qui ornaient chaque fenêtre du dernier étage.

Une villa propre… et vide.

C’est ce contraste qui me saisissait alors que je me contorsionnais devant l’immense miroir doré à la feuille d’or pour faire glisser mon jean trempé le long de ma jambe. Ma prothèse claqua contre les dalles de faïence bleue de Delft. J’ai eu l’impression que l’écho se propageait dans les mille et une pièces de la villa déserte, réveillant ombres et fantômes.

Le jet d’eau couvrit les bruits du manoir. Je me suis tenu sur une jambe dans la douche.

Une toilette de flamant rose ! A coup sûr, l’expression aurait plu à Mona.

Paupières closes, j’ai fait défiler dans ma tête le décor de la Horsaine. Martin Denain avait empaillé sa maison, c’était le mot juste. Empaillée. Comme pour la retrouver identique après de longs mois d’absence.

Un simulacre de vie !

Des fleurs sur la cheminée et les chevets. Artificielles.

Une corbeille de fruits sur la table de la cuisine. Superbement imités.

Des étagères dans le couloir où s’entassaient en désordre des livres de poche, des magazines et des jeux de société, que l’on devinait oubliés là depuis des lustres.

Tout en laissant l’eau chaude couler sur ma peau nue, je me suis fait la réflexion que ce décor de manoir hanté semblait étrange, presque irréel, comme directement tiré de l’imagination d’un romancier.

Tout comme la personnalité de Mona, d’ailleurs…

Une chercheuse CNRS surgie de nulle part.

Vive. Jolie. Originale et dévergondée.

Comme sortie de la tête d’un écrivain… ou de la mienne, celle d’un célibataire en quête d’amour.

J’ai levé la tête pour laisser le jet d’eau me gifler la peau.

Non, à la réflexion, la seconde hypothèse ne tenait pas ! Mona avait un charme fou, mais si on m’avait proposé de dresser le portrait de la femme idéale, ce n’est pas le sien que j’aurais dessiné.

Et comme par enchantement, sous la cascade de pluie chaude, le visage délavé de Magali Verron dansa devant mes yeux.

 

Fais comme chez toi.

J’ai fixé ma prothèse et enfilé un peignoir crème accroché à une patère. Un Calvin Klein. J’hésitais à appeler Mona. Je devais être prudent, les flics allaient forcément faire le lien entre elle et moi. Je savais qu’elle ne leur balancerait pas ma planque, mais ils pouvaient se méfier, la suivre…

J’ai chassé ces idées. Je me suis encore perdu dans la succession de pièces vides pour éviter de penser que je n’avais aucune stratégie à part la fuite en avant. Pas le moindre début d’idée pour prouver mon innocence, à part gagner du temps.

Après une demi-heure, je commençais à me repérer dans le labyrinthe baroque. A l’exception des caves, sans doute aussi immenses que la villa elle-même, j’avais visité chaque pièce. Dans le salon, des bouteilles cuivrées étaient alignées sur une étagère de fer forgé.

 

Fais comme chez toi.

Je me suis servi un calvados, un Boulard. L’étiquette indiquait « hors d’âge ».

Comme la maison.

A peine en avais-je lapé une gorgée qu’un incendie ravagea ma gorge. Ma toux se cogna aux murs, rebondit dans le silence, puis s’éloigna en hoquets vers les étages comme un esprit frappeur craintif qu’un opportun aurait dérangé. J’avais beau fouiller ma mémoire, remonter jusqu’à ma petite enfance à La Courneuve et à la succession d’appartements du T0 au T5 que j’avais habités au fur et à mesure que la famille s’agrandissait, jamais de ma vie je n’avais mis les pieds dans une baraque aussi immense.

Cela fichait plutôt la trouille.

J’ai choisi d’attendre Mona dans la pièce que j’avais baptisée le nid d’aigle : c’était la plus haute chambre de la villa, construite dans une petite tourelle qui dépassait de quelques mètres le toit et la cheminée. De l’extérieur, j’avais pris ce clocheton kitsch pour une lubie d’architecte, un ersatz snob de donjon. Je me trompais ! Dans la pièce ronde du nid d’aigle, de chaque étroite fenêtre aux allures de meurtrière romantique, la vue sur la valleuse de Vaucottes, la plage et la mer était stupéfiante.

Un phare !

Martin Denain y avait installé son bureau. Une bibliothèque basse à trois cent soixante degrés encerclant deux fauteuils Voltaire et une table de chêne tapissée d’un épais velours pourpre.

 

J’ai attendu là longtemps, entre ciel et mer, plus d’une heure peut-être. Mes paupières commençaient à se fermer lorsque les deux mains de Mona se posèrent sur mes épaules.

Je ne l’avais pas entendue entrer, pas entendue monter l’escalier.

Une fée.

Elle portait l’étoile de sa baguette sur son cœur.

— Merci, ai-je dit avant même de l’embrasser.

Longuement.

Nous sommes restés un moment à profiter de la lune et de sa jumelle tremblante qui se noyait dans la Manche.

— Raconte, me fit enfin Mona.

Je ne lui ai rien caché. Les accusations de Piroz. Ma fuite. Ma conviction. J’étais victime d’une machination policière. Après m’avoir écouté, sans m’interrompre une fois, Mona prononça trois mots, les trois seuls que je voulais entendre.

— Je te crois.

Je l’ai encore embrassée. J’ai décoiffé ses cheveux d’or et les ai fait couler entre mes doigts.

— Pourquoi ? Pourquoi fais-tu tout ça pour moi ?

Sa main s’immisça entre les pans ouverts de mon peignoir.

— Va savoir ? Le parfum de l’inconnu ? Le goût immodéré pour les histoires qui sortent de l’ordinaire ? Une intime conviction que tu ne ferais pas de mal à une mouche…

— A une mouche, non. Mais à un flic ?

Elle éclata de rire.

— Si je te dis de téléphoner à un avocat et de te rendre dès demain matin aux gendarmes, tu le feras ?

J’ai serré Mona dans mes bras.

— Non ! Je ne veux pas tomber dans leur piège. Je veux comprendre par moi-même.

— Comprendre quoi ?

— Tout ! Il y a forcément une solution logique. Une clé ouvre la porte de sortie de ce putain de palais des glaces.

 

 

Pendant que Mona dénichait des trésors dans la réserve de la cuisine – foie gras, confit de canard et bergerac rouge –, j’ai ouvert le dossier « Magali Verron » récupéré sur le bureau de Piroz.

Je pestais intérieurement, la chemise ne contenait aucun élément que je ne connaissais pas déjà. Son CV détaillé, qui confirmait les informations recueillies sur Internet, son enfance au Canada, puis dans le Val-de-Marne, les différents établissements scolaires qu’elle avait fréquentés, son travail chez Bayer-France. L’autre moitié du dossier concernait le viol et son décès. Des rapports médicaux complexes énuméraient chacune de ses contusions, photos sordides à l’appui, son groupe sanguin, son ADN, les détails de son asphyxie suite à un étranglement… « qui a entraîné la mort », précisait le rapport.

Ils se trompaient, bordel ! De quelques minutes peut-être, mais ils se trompaient.

Je regrettais de ne pas avoir pris davantage de temps pour fouiller les dossiers sur le bureau de Piroz, pour y dénicher des éléments sur les affaires Camus et Avril, des indices autres que ceux qu’une âme bien intentionnée me faisait parvenir au compte-gouttes.

Trouver des éléments sur cette série de chiffres aussi, cette équation à laquelle s’intéressait Piroz.

2/2

3/0

0/3

1/1

— A table ! cria Mona avec une énergie communicative qui éparpilla un court instant l’essaim de questions qui tourbillonnait dans mon crâne.

La réserve du patron de thèse valait bien le menu de la Sirène. Mona s’était contentée de poser le bloc de foie gras sur la table et de faire chauffer au bain-marie les confits dans leur bocal.

— A la santé de Martin ! lança-t-elle en levant son verre de bergerac. P@nshee lui paye l’équivalent de trois tours du monde par an. Il faut bien l’aider à faire un peu de vide chez lui.

J’ai trinqué. Le sourire triste. Le cœur n’y était pas.

— Tu vas faire quoi ? me demanda soudain Mona.

— Je ne sais pas…

— Dommage.

Elle étala le foie gras sur une biscotte molle découverte dans un étui de cellophane au fond d’une armoire.

— Dommage. Ils vont forcément finir par t’attraper. Tu vas tout perdre, alors. Tout ce qui m’avait séduite chez toi. (Son doigt frôla l’étoile qu’elle portait épinglée à son chemisier.) Cette idée géniale d’accrocher cinq rêves à ta vie. Tu… tu vas en faire quoi, de ces rêves ?

— Je n’ai pas le choix, Mona.

Elle me fixa en silence, un long moment, sans se donner la peine de chercher davantage à me convaincre. Comme on renonce face à un gosse têtu. Au moment où elle se levait pour attraper la casserole derrière elle, le riff de la sonnerie de mon téléphone portable explosa dans la pièce.

Numéro inconnu.

J’ai décroché.

— Salaoui ?

C’était la voix de Piroz !

— Salaoui, ne raccrochez pas. Ne faites pas le con. Rendez-vous, bordel ! Vous aurez le droit à un avocat. Vous aurez accès au dossier d’instruction. Vous pourrez vous défendre.

J’ai décidé d’écouter encore, moins de quinze secondes, sans rien répondre. Ce salaud cherchait sûrement à me localiser.

— Salaoui, vous m’avez salement amoché mais on réglera ça plus tard. J’ai contacté l’Institut Saint-Antoine, tous vos collègues, y compris les professionnels, les psychothérapeutes. Vous n’êtes pas seul ! On peut vous aider. Ne gâchez pas votre…

Vingt-cinq secondes.

J’ai raccroché et éteint le téléphone, mais mon bras continuait de trembler. Doucement, Mona posa sa main sur la mienne. Elle parla plus doucement encore, comme si elle cherchait à m’apprivoiser.

— Ce flic, avec ses mots, te dit la même chose que moi, au fond.

Me rendre.

Ce serait tellement facile.

— Ils veulent me coller les meurtres sur le dos, Mona. Tu l’as entendu avec ses psys, ils vont me faire passer pour fou…

Elle serra plus fort encore ma main. J’ai continué.

— Mes empreintes ne peuvent pas se trouver sur le corps de cette fille ! Je ne l’ai pas touchée. Les flics mentent. Ils trafiquent quelque chose. Pourquoi personne n’est-il au courant de la mort de Magali Verron ?

— Je suis au courant, Jamal. André Jozwiak est au courant et il a dû colporter la nouvelle auprès de tous les Yportais qui fréquentent son comptoir.

— Aucun journal n’en a parlé aujourd’hui.

— Ils en parleront demain… Jamal, pourquoi les flics prendraient-ils le risque de fabriquer de faux indices ?

— Je n’en sais rien, Mona. Mais si tu veux jouer aux devinettes, des questions, j’en ai des caisses ! Pourquoi quelqu’un s’amuse-t-il à m’envoyer ces enveloppes me racontant chaque détail de l’affaire Avril-Camus ? Pourquoi Magali Verron s’est-elle suicidée après avoir copié la vie de Morgane Avril ? Pourquoi cette écharpe en cachemire rouge s’est-elle retrouvée accrochée sur mon chemin comme une lanterne impossible à éviter ?

Mona repoussa devant elle le bloc de foie gras à peine entamé.

— OK, t’as gagné. Je donne ma langue au chat.

A l’aide d’une pince en inox, elle attrapa les deux cuisses de canard confites. Rouge carmin. Elles me firent l’effet de deux jambes arrachées au corps d’un nouveau-né qu’un médecin légiste aurait conservé dans un bocal. Sans même que j’esquisse le moindre geste, Mona remarqua mon dégoût. Elle posa une main sur mon épaule.

— Je sais juste que tu n’es pas un assassin ! Ça ne m’effleure même pas l’esprit. Mais quelqu’un, lui, le croit…

La viande bouillie me donnait envie de gerber.

— Pourquoi moi, putain ?

Mona prit le temps de réfléchir. Un instant, je me suis laissé attendrir par son visage de musaraigne figé dans une concentration extrême, ses narines qui vibraient, ses cils qui battaient, ses incisives qui mordaient sa lèvre inférieure.

— Pourquoi toi… Voilà la bonne question, Jamal. Es-tu déjà venu à Yport ? Avant cette semaine ?

— Non…

Ses dents abandonnèrent sa lèvre, prêtes à me mordre.

— Je veux la vérité, Jamal ! Je ne suis pas un flic. Si tu veux que je t’aide, arrête de jouer.

— Non, je te dis. Mais… mais j’ai failli.

— Putain, Jamal, sois clair.

— C’était il y a une dizaine d’années. Je tchatais sur le Net avec une fille qui me plaisait, je l’avais branchée sur un week-end à la mer, elle avait l’air partante pour Etretat, mais c’était trop cher pour moi, alors j’ai réservé dans la banlieue de l’Aiguille. Ici, à Yport.

— Et alors ?

— Et alors, dès qu’elle a vu que son prince charmant n’avait qu’une jambe, la salope a décommandé notre lune de miel.

— Tu ne lui avais pas dit ?

— Non. J’avais oublié de poser une webcam sous mon bureau…

— OK. Et tu n’as jamais mis les pieds à Yport ?

— Même pas un seul !

Mona éclata de rire. Elle nous servit un verre de bergerac.

— Désolée. On va ajouter ton lapin d’Yport à la liste des coïncidences ! Et cette semaine, qu’est-ce que tu es venu foutre ici ? Il n’y a pas d’autres endroits dans le monde pour préparer ta promenade à cloche-pied sur les glaciers ?

— Il y a quelques mois, j’ai répondu à une enquête par téléphone. Un truc sur le tourisme en Normandie. Il y avait un tirage au sort à la clé. J’ai gagné une semaine d’hôtel à Yport. Demi-pension incluse et les plus gros dénivelés de tout le Bassin parisien comme terrain de jeu… Tu comprends pourquoi je n’ai pas hésité longtemps à venir m’enterrer ici.

— Je comprends.

Mona vida son verre, marcha vers la fenêtre, puis leva les yeux vers la tourelle dont on devinait l’ombre au-dessus du toit.

— Il va falloir être raisonnables, Jamal, je ne vais pas pouvoir dormir ici. Les flics vont vite faire le rapprochement entre toi et moi. Ils vont débarquer à la Sirène avec une commission rogatoire dès demain matin.

Je me suis approché. J’ai posé ma main sur sa taille.

— Nous avons le temps jusqu’à demain matin, non ?

Son regard glissa sur les poils sombres de mon torse qui tranchaient sur le duvet clair du peignoir ouvert.

— Pas ici, murmura-t-elle en fixant le nid d’aigle. Là-haut…