Quelque chose ne va pas ?
La Fiat 500 filait à cent trente kilomètres à l’heure sur l’autoroute A13. Mon pied écrasait la pédale de l’accélérateur depuis une vingtaine de kilomètres afin de ne pas décélérer dans le long faux plat en direction du pays de Bray. Pas besoin de régulateur de vitesse, le moteur donnait son maximum.
Régulièrement, je m’assurais que personne ne me suivait. Par pur principe : l’autoroute était déserte, à l’exception des rares camions doublés dans la montée qui rapetissaient puis disparaissaient dans mon rétroviseur. Le trafic était plus dense en face. Quelques monoplaces anglais descendaient vers le Sud, respectant scrupuleusement les limites de vitesse, skis et coffres sur le toit. Pas sûr qu’ils arrivent à la montagne avant que la neige soit fondue. Une pluie intermittente agaçait l’essuie-glace qui couinait en étalant plus qu’il n’essuyait les gouttes éparses.
Le monotone plateau du pays de Caux se déchira soudain. Les immenses champs boueux se rétrécirent, cernés par un paysage de haies de plus en plus serrées. L’autoroute, après la longue ascension, basculait brusquement dans le vide pour remonter sur le versant d’en face. Je découvrais pour la première fois la boutonnière du pays de Bray, cette sorte de large vallée d’argile creusée dans le plateau crayeux. Presque aussitôt, j’ai braqué sur la droite pour sortir en direction de Neufchâtel-en-Bray.
Les maisons neuves semblaient avoir poussé près de l’échangeur comme les champignons autour d’une souche. L’autoroute était gratuite, Rouen à cinquante kilomètres. Visiblement, la grande banlieue pavillonnaire grignotait la campagne jusqu’ici.
Le thermomètre de la Fiat indiquait une température de 3 °C. En plein milieu de l’après-midi, je m’attendais à pénétrer dans une ville fantôme seulement peuplée de rares vieux bravant le froid et le trottoir glissant entre deux commerces.
Dès que j’eus franchi le pont sur l’Arques, l’anarchie de véhicules garés en double file m’obligea presque à piler.
Qu’est-ce qu’ils fichaient tous là ?
L’instant suivant, une noria de gamins coiffés de bonnets multicolores se faufila dans le labyrinthe de voitures.
16 h 30. Putain, la sortie des écoles !
J’ai tourné à la première intersection pour éviter la foule. Après avoir erré dans un dédale de rues, entre sens interdits et culs-de-sac, je me suis garé dans une ruelle déserte. J’ai enfoncé mon bonnet Nike sur ma tête, tiré mon pantalon afin qu’il pende suffisamment pour dissimuler ma prothèse, puis je suis descendu de la Fiat 500. Le trottoir était couvert d’une neige fondue dégueulasse dans laquelle mon pied raide traçait une fine rigole.
Je me suis engouffré dans le premier commerce aux vitres embuées.
Je faisais le pari que Piroz n’avait pas alerté chaque gendarmerie du département et que les flics n’avaient pas encore affiché mon portrait dès le matin dans toutes les vitrines des boutiques de la région.
Un primeur. Le type était occupé à faire tenir en équilibre ses pommes sur un plan incliné.
Légumes et fruits bio, annonçait une pancarte en évidence au-dessus de la caisse.
— Vous désirez ?
— Je cherche un gîte. Le Dos-d’Ane. Il est toujours tenu par Carmen Avril ?
Le commerçant se redressa. Il était presque chauve, à l’exception d’une touffe de cheveux coiffée en brosse comme une tige d’ananas.
— Vous lui voulez quoi ?
J’ai tenté de désamorcer sa méfiance par un sourire forcé.
— Je ne vais pas mentir. Je suis journaliste, on prépare un reportage sur le meurtre de sa fille, Morgane.
Tige d’Ananas m’évalua de la tête au pied, comme ses clients devaient le faire pour choisir un fruit mûr. Tout juste s’il ne me tâta pas la jambe.
— Je crois pas qu’elle ait envie qu’on vienne la faire chier avec ça aujourd’hui. C’est vieux, tout ça.
— Dix ans, ai-je précisé. On aimerait relancer l’enquête, quelques mois avant la prescription.
Il ne se donna même pas la peine de me répondre et se tourna vers une pyramide de fruits rouges. En plein hiver, ce con vendait des fraises bio, des framboises bio, des cerises bio…
Un bruit de pas derrière moi me fit sursauter. Une fille rougeaude portait à bout de bras trois caisses de choux rouges, blancs et verts. Elle me bouscula sans ménagement tout en soufflant.
— Carmen s’ra d’accord. C’est pas qu’elle porte les journaleux dans son cœur, mais même après tout ce temps, elle écoutera tout ce qui pourrait l’aider à coincer le salopard qu’a tué sa fille.
Tige d’Ananas haussa les épaules et grogna seul dans son coin.
« Vont encore nous faire passer pour un village de pervers. »
La commerçante posa en quinconce, d’un geste précis, les trois cageots.
— Vous trouverez le Dos-d’Ane un kilomètre au-dessus de Neufchâtel, sur la route de Foucarmont. Vous pourrez pas rater le panneau Gîtes de France.
Elle ajouta, comme une menace, au moment où je sortais de la boutique :
— Par contre, vous amusez pas à la baratiner.
Des gamins marchaient devant moi sur le chemin qui me menait à la voiture. Trois de front sur la route pour éviter les nids-de-poule du trottoir transformés en mares glacées. Je n’ai pas repéré un seul parent les accompagnant, comme s’ils n’allaient chercher leurs gosses que par beau temps.
Cela m’arrangeait. Moins de témoins.
J’ai soufflé sur mes doigts froids et j’ai ouvert la portière de la Fiat.
Ma main s’immobilisa sur la poignée de métal, comme collée par le gel.
L’enveloppe marron était posée sur le fauteuil passager.
Pour Jamal Salaoui.
Cette putain d’écriture désormais familière.
J’ai tout de suite pensé à Mona. Elle était la seule à savoir que je me rendais à Neufchâtel… mais il lui était matériellement impossible de se trouver ici ! Comment aurait-elle pu se procurer une autre voiture ? Comment aurait-elle pu arriver avant moi dans le Bray alors que j’avais roulé pied au plancher toute la route ? Comment aurait-elle pu me suivre alors que j’avais passé la moitié du trajet les yeux dans le rétroviseur ?
Pourquoi jouerait-elle ce jeu sadique ?
Je me suis assis dans la Fiat. J’ai mis le contact et j’ai posé mes doigts contre la ventilation pour les réchauffer.
Qui pouvait savoir que je m’étais garé ici ?
Personne.
Qui pouvait avoir glissé l’enveloppe sur le fauteuil ?
N’importe qui. La portière de la voiture ne fermait pas…
J’ai attendu de longues minutes, poussant la ventilation au maximum et la réglant sur mon visage, jusqu’à ce que le souffle d’air chaud me brûle la peau. Puis j’ai ouvert l’enveloppe.
*
* *
Affaire Myrtille Camus – Vendredi 8 octobre 2004
Le commandant Léo Bastinet relisait pour la troisième fois chaque détail du fax du brigadier Larochelle.
L’inconnu à la casquette Adidas, le suspect no 1 dans le meurtre de Myrtille Camus, s’appelait Olivier Roy.
Il avait vingt et un ans, habitait Morsalines, chez ses parents qui tenaient la maison de la presse de Valognes. Il suivait à Caen une formation en alternance de médiation culturelle.
Le brigadier Larochelle n’avait eu aucun mérite à identifier le garçon dont le portrait-robot s’affichait dans toutes les gendarmeries de la région : ses parents, Monique et Gildas Roy, s’étaient présentés le 7 octobre 2004 à la brigade de Valognes pour signaler la disparition de leur fils. Aucun doute, Olivier était bien le type que la police recherchait. Il avait campé à Isigny-sur-Mer, navigué près des îles Saint-Marcouf, bronzé sur la plage de Grandcamp-Maisy aux moments précis où Myrtille Camus s’y trouvait.
Ses parents expliquèrent que le meurtre de Myrtille Camus avait personnellement touché Olivier, sans qu’ils en comprennent vraiment la raison. Dès l’annonce de la mort de la jeune fille, il s’était enfermé pendant d’interminables heures dans sa chambre, n’en sortant que pour de longues promenades solitaires. Le 6 octobre 2004, en fin d’après-midi, il était parti plein nord, boulevard des Dunes, vers Saint-Vaast-la-Hougue. Il n’était jamais revenu.
Le commandant Bastinet crut pendant très exactement trente-sept heures tenir le coupable. Le silence d’Olivier Roy pouvait être interprété comme une volonté d’échapper à la police, sa déprime comme des remords, sa fuite comme un aveu.
Le lendemain, vers 18 heures, toute l’accusation s’effondra comme un château de cartes.
L’ADN d’Olivier Roy n’était pas celui du violeur !
Une heure plus tard, une seconde information tomba : Olivier Roy ne pouvait pas avoir assassiné Morgane Avril, ni même être l’inconnu à l’écharpe rouge croisé par les festivaliers de Riff on Cliff. Le week-end du 5 juin 2004, il se trouvait avec trois autres copains de sa promotion au festival des arts de la rue de Biarritz, à neuf cents kilomètres d’Yport.
L’apparition-disparition d’Olivier Roy fit exploser le dossier de Bastinet. On diffusa encore quelques semaines des avis de recherche. On arracha les portraits-robots flous et on les remplaça par la photo d’Olivier Roy. Sans conviction.
A quoi bon s’acharner à retrouver un type qui n’était au mieux qu’un témoin ?
Le juge Paul-Hugo Lagarde s’interrogea publiquement sur les méthodes de Bastinet avant d’intriguer auprès de la cour de cassation pour qu’on le dessaisisse de cette affaire marécageuse où il risquait d’enliser sa carrière. Les journaux locaux tournèrent la page. Les chroniqueurs judiciaires changèrent d’âne et se précipitèrent sur l’histoire d’un ouvrier de Mondeville qui s’était suicidé par asphyxie à l’oxyde de carbone dans son garage, en compagnie de sa femme et de ses quatre enfants.
La psychocriminologue Ellen Nilsson prit de moins en moins souvent le train Paris-Caen, puis plus du tout, et les flics de la SRPJ, qui avaient parié sur la prochaine partie de son corps à être rajeunie par la magie du bistouri, en furent quittes pour reprendre leurs mises.
Tous ceux qui avaient travaillé jour et nuit sur cette enquête, dans les semaines qui avaient suivi le meurtre de Myrtille Camus, n’avaient redouté qu’une chose, la découverte d’une nouvelle victime. C’est cette crainte, cette course contre la montre, qui les avait fait tenir, courir, dopés à la même adrénaline. Désormais, ils en venaient à espérer qu’un autre viol relance l’affaire. Espoir vain.
Le tueur à l’écharpe rouge avait pris sa retraite…
Carmen Avril rencontra Léo Bastinet au SRPJ de Caen le 12 octobre 2004, quelques jours après que la piste Olivier Roy eut été abandonnée. Elle posa sur le bureau du commandant un lourd dossier, Double inconnu, qu’elle résuma en quelques phrases définitives.
Il n’y avait qu’une seule piste à suivre pour découvrir l’identité du tueur de Morgane et Myrtille : chercher qui pouvait se trouver à la fois à Yport le 5 juin 2004 et à Isigny-sur-Mer le 26 août 2004. La probabilité pour qu’une telle personne fût innocente était quasiment nulle, d’autant plus qu’elle ne s’était pas présentée spontanément à la police.
Bastinet acquiesça de la tête et ouvrit d’un geste fatigué le dossier. Il contenait d’interminables listings, des séries d’adresses, des numéros de téléphone, des copies d’écran. Chercher un type, pensait le commandant, un seul, sur la côte normande, un samedi de printemps d’abord et un jeudi de fin d’été ensuite, obligeait à vérifier le nom de tous les touristes qui avaient loué un emplacement de camping, une chambre d’hôtel, un gîte. De ceux qui avaient logé chez des amis ou de la famille. De ceux qui ne s’étaient rendus qu’une journée en Normandie mais avaient réglé un péage sur l’autoroute avec leur carte bancaire, déjeuné dans un restaurant, acheté un souvenir dans une boutique. De ceux qui avaient laissé une carte de visite, un chèque, ou même seulement leur visage sur une photo.
Le commandant referma doucement le dossier, puis leva ses yeux cernés vers Carmen.
— Madame Avril, je vais être franc. L’effectif affecté à l’affaire Avril-Camus a été divisé par dix depuis un mois. De cinquante enquêteurs, nous sommes passés à cinq. Dans quelques semaines, sans aucun fait nouveau, plus aucun flic n’aura pour mission exclusive de se consacrer à cette affaire.
Carmen Avril ne bougeait plus un cil. Bastinet enfonça le clou.
— Officiellement, depuis la semaine dernière, cette affaire ne devrait pas occuper plus de dix pour cent de mon travail.
Il repoussa vers elle le dossier Double inconnu, sans même prendre la peine de lui donner une évaluation sur l’intérêt d’un tel travail de bénédictin.
— Nous n’abandonnons pas, madame Avril. L’enquête est simplement en veille. Nous disposons de l’empreinte génétique du violeur, nous savons qu’il a déjà récidivé. Il faut attendre…
Bastinet était persuadé que Carmen allait riposter. Une claque bien méritée au fond.
Attendre quoi ? Qu’il viole une autre fille ?
Il fut déçu.
Carmen secoua son corps sans même le regarder, colla le dossier sous son bras et explosa la porte en hurlant pour que tout l’étage entende :
— On se démerdera sans vous !
Dès juin 2004, quelques jours après le meurtre de Morgane, Carmen Avril avait créé un collectif. Tous ceux qui avaient connu Morgane de près ou de loin y avaient adhéré, près de cinq cents personnes, mais, rapidement, seuls une petite dizaine de proches s’étaient révélés suffisamment actifs, et surtout suffisamment généreux pour aider à payer les honoraires des avocats chargés de l’affaire.
Le soir même de la découverte du cadavre de Myrtille Camus, Carmen avait invité Charles et Louise à rejoindre le collectif. Ils avaient fondé dès le lendemain l’association Fil Rouge. L’article premier des statuts déposés en préfecture tenait en trois mots.
N’oublier jamais.
Charles Camus en devint le président, son calme et sa diplomatie apparaissaient plus efficaces pour négocier avec la police et la justice que la fougue de Carmen Avril, qui se contenta de la vice-présidence. A son grand regret. Carmen avait toujours eu du mal avec les hommes en général. Avec leur autorité en particulier. Océane, la sœur de Morgane, assura le secrétariat et Alina Masson, la meilleure amie de Myrtille, fut désignée trésorière. L’hypothèse du « double inconnu » souda les deux familles pendant les semaines qui suivirent le second meurtre, mais dès qu’il fut clair que personne ne les aiderait à aller au bout de leurs investigations, le groupe se fissura.
« On se démerdera sans vous », avait claqué la mère de Morgane à la gueule du commandant Bastinet.
Carmen Avril pensait croisade, vengeance, punition.
Charles Camus pensait vérité, justice et même pardon.
Le mince consensus au sein de l’association Fil Rouge explosa au cours de l’année 2005. Carmen avait répondu favorablement à un journaliste de France 2 qui souhaitait réaliser un épisode du magazine « Faites entrer l’accusé » sur l’affaire du double meurtre à l’écharpe rouge. Charles avait opposé un veto catégorique mais la mère de Morgane avait argumenté sur le nombre de témoins potentiels que cette diffusion toucherait, sans même parler de la négociation financière des droits à l’image qui permettrait de payer avocats et enquêteurs. Tout le clan Avril se rangea derrière elle, Louise Camus se tut, Alina Masson et Frédéric Saint-Michel hésitèrent dans un premier temps à désavouer Charles, puis suivirent Carmen.
L’émission fut programmée pour le 24 mars 2005, à 22 h 30.
Comme les autres membres de Fil Rouge, Carmen découvrit les quatre-vingt-dix minutes de film en avant-première lors d’une séance privée dans des studios de La Plaine-Saint-Denis. Le magazine déclinait l’enchaînement des événements et les rebondissements de l’enquête, alternant reconstitutions glauques, photographies impudiques des victimes et témoignages apitoyés des voisins. Sans apporter le moindre éclairage nouveau sur l’affaire.
Au premier rang de la salle de projection, les visages s’étaient fermés.
Du pur voyeurisme ! Le double viol de Morgane et de Myrtille n’avait été mis en scène que pour concurrencer Les Experts ou NCIS diffusés par les autres chaînes. Carmen Avril voulut interdire la diffusion du reportage mais France 2 tint bon. L’émission fit 18,6 % de part d’audience, ce qui était un peu en deçà de la moyenne habituelle. La chaîne ne versa pas le moindre centime à l’association Fil Rouge, et encore moins, à titre posthume, aux deux actrices principales.
Quelques jours plus tard, Charles et Louise Camus annoncèrent leur souhait de prendre leurs distances avec le groupe. Charles évoqua un problème de santé, que l’on accepta comme une excuse diplomatique.
La dernière fois qu’ils adressèrent la parole à Carmen Avril, ce fut la veille du drame.
Le 27 décembre 2007.