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A double sens ?


Jamal Salaoui

Chez Martin Denain

La Horsaine

123, chemin du Couchant

Vaucottes.

76111 Vattetot-sur-Mer

J’ai relu l’adresse en tremblant.

Jamal Salaoui

Chez Martin Denain

Les lignes manuscrites dansaient devant mes yeux.

Qui pouvait savoir que je me cachais ici ?

Personne ! Personne à l’exception de celle qui m’avait fourni cette planque.

De la seule personne qui m’aidait à échapper aux flics.

De la seule personne au monde qui acceptait de me croire.

Mona.

Me jouait-elle la comédie depuis le début, depuis notre rencontre à la gendarmerie ?

J’ai encore observé la valleuse par la fenêtre, mon regard est descendu jusqu’à la plage. Quel lien ma ramasseuse de galets pouvait-elle avoir avec la mort de Magali Verron ? Avec celle de Morgane Avril et de Myrtille Camus ? Cela n’avait aucun sens. Seule Mona pouvait avoir posté ce courrier, mais en me l’envoyant ici, chez son patron de thèse, elle s’accusait immanquablement.

Une fois de plus, j’ai renoncé à comprendre. La curiosité était la plus forte, je devinais que cette enveloppe contenait d’autres détails sur l’affaire Avril-Camus, des détails dont Internet ou la presse n’avaient pas parlé.

Je me suis assis sur le fauteuil le plus confortable du salon, celui devant la cheminée éteinte. Mes mains tremblaient toujours lorsqu’elles ont déchiré l’enveloppe.

 

Elle ne contenait que deux pages.

Procès-verbal de la déposition de Frédéric Saint-Michel.

Pièces à conviction MC-47, MC-48, MC-49, MC-50.

*
*     *

Affaire Myrtille Camus – Lundi 30 août 2004

Ellen Nilsson avait demandé au commandant Bastinet de la laisser recueillir la déposition de Frédéric Saint-Michel, le fiancé de Myrtille Camus. Le commandant avait accédé de bonne grâce à la requête de la psychocriminologue. Il croulait sous les dossiers, les exigences de résultats du juge Paul-Hugo Lagarde, la guérilla orchestrée par Carmen Avril, qui refusait, avec son avocat, de croire que la police faisait tout son possible pour retrouver l’assassin de sa fille. Et, pour ajouter à la pression, Bastinet vivait dans l’angoisse qu’on découvre un nouveau cadavre de jeune fille violée.

Pendant le débriefing improvisé du matin devant le distributeur, Bastinet avait remarqué que ses traits ridés et ses poches sous les yeux contrastaient avec le front lisse et les pommettes délicates de la psy. « Cinq mille euros ! » avait ricané en douce Béranger, son adjoint. Le tarif standard d’un lifting cervico-facial.

Ça dépassait Bastinet !

Comment une fille aussi préoccupée par sa propre apparence pouvait-elle exercer un métier qui consistait à se soucier de l’intimité des autres ?

 

 

— Monsieur Saint-Michel ? demanda la psychocriminologue, il s’agit bien d’une lettre de Myrtille ?

— Oui. C’est la dernière que j’ai reçue d’elle. Elle me l’a envoyée pendant le camp, quelques jours avant sa mort.

Frédéric Saint-Michel se tenait à côté d’Alina Masson. Elle confirma d’un signe de tête. L’énergie combative de la meilleure amie de Myrtille Camus tranchait avec la mélancolie brouillant le regard de Saint-Michel.

— Vous n’échangiez pas par textos ? insista Ellen.

— Si, aussi. Mais…

Frédéric Saint-Michel avait toujours autant de mal à parler de sa future femme. Ses doigts torturaient un paquet de cigarettes au fond de sa poche, implorant presque du regard l’autorisation de fumer dans le commissariat.

Alina Masson prit le relais.

— Myrtille était une romantique. Elle aimait le courrier. Le courrier papier, je veux dire. Elle aimait écrire. Pendant le camp, il nous arrivait de terminer nos réunions à plus de minuit et elle trouvait encore le courage d’écrire sous sa tente à la lumière de sa torche.

Chaque trait de caractère de Myrtille, tiré de la bouche de sa meilleure amie, semblait une nouvelle flèche plantée dans les souvenirs de Saint-Michel. Il coinça une cigarette éteinte entre ses lèvres et se prit la tête entre les mains. Ellen l’observait comme un entomologiste observe une mouche qui se cogne aux parois d’un verre retourné. Malgré sa promesse, le commandant Bastinet ne put s’empêcher d’intervenir.

— Si vous nous lisiez cette lettre !

Ellen fronça autant qu’elle le put son front lifté puis adoucit d’une voix apaisante les propos de son chef.

— Monsieur Saint-Michel, je sais qu’il s’agit d’une lettre intime, un poème, d’après ce que vous nous avez dit. Ce sont sans doute les derniers mots que Myrtille ait écrits avant qu’on lui prenne la vie. Mais peut-être y trouverons-nous un indice…

Frédéric Saint-Michel écrasa la cigarette au creux de sa main avant de répondre.

— Nous devions nous marier.

Hors sujet.

La psychocriminologue fit battre ses longs cils. Trop longs. Faux.

— Je sais, Frédéric. Nous aimerions entendre ce qu’elle vous a écrit.

Saint-Michel hissa devant ses yeux la feuille qu’il sortit de sa poche. Plus lourde qu’une pile de livres. Ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit.

Sous le bureau, Ellen Nilsson posa ses doigts vernis couleur carmin assortis à sa robe amarante sur les genoux du commandant. D’abord surpris, il comprit qu’elle lui réclamait simplement un peu de patience.

Elle avança vers le témoin son poignet caché sous un tunnel de bracelets.

— Ce n’est pas grave, Frédéric. Confiez-nous cette lettre.

La feuille glissa sur le bureau. La psychocriminologue lut à voix haute et claire.

Myrtille, le 24 août 2004, Isigny-sur-Mer, 2 h 25 du matin,

Mon amour,

Je volerai au temps ses aiguilles

Pour l’empêcher de filer

 

Je volerai au jour ses béquilles

Pour l’empêcher de se lever

 

Je volerai au printemps ses jonquilles,

Pour l’empêcher de faner

 

Je volerai au cocon sa chenille

Pour l’empêcher de s’évader

 

Je poserai sur l’univers des grilles

Pour l’empêcher de nous séparer

 

J’habillerai notre fortune de guenilles,

Pour l’empêcher de nous acheter

 

Je tuerai toutes les autres filles

Pour les empêcher de t’aimer

 

Je demanderai à la vie une famille

Pour l’empêcher de nous ennuyer

 

Je construirai autour de nous une bastille

Et je la défendrai

M2O

Alina Masson tordit un kleenex pour essuyer le coin de ses yeux. Frédéric Saint-Michel serra une nouvelle cigarette entre ses dents et la mordit jusqu’à creuser un sillon entre le filtre et la tige, le regard vide.

— C’est un merveilleux poème, fit Ellen.

Ce n’était pas un compliment d’usage, elle le pensait. Myrtille avait du talent. Un talent qu’on avait broyé comme une page manuscrite qu’on froisse en boule avant de la jeter à la poubelle.

Elle comprenait mieux les réactions de ceux qui avaient vécu irradiés par le charisme de Myrtille, entre colère et désespoir. Elle avait invité Charles et Louise Camus à assister à la déposition, mais les parents de Myrtille avaient refusé avec politesse. Ils n’avaient plus envie de partager la mémoire de leur fille avec des flics ou des juges. Myrtille était enterrée à Elbeuf au cimetière Saint-Etienne, ils aimaient s’y recueillir chaque matin. Seuls. A raconter sans fin aux enquêteurs le moindre détail de la vie de Myrtille, ils avaient l’impression de disperser ses souvenirs comme on disperserait ses cendres.

 

Bastinet n’ajouta rien. Déçu. Non pas qu’il fût insensible à ces rimes poignantes, mais il ne voyait rien dans le poème qui puisse l’aider à identifier le tueur, même en relisant en boucle chacun des vers. Il laissa son doigt courir sur la feuille.

— C’est quoi, cette signature, M2O ?

— Mariage, 2 octobre, précisa Saint-Michel. C’est la date qu’on avait retenue pour la cérémonie. L’église à Orival, la mairie à Elbeuf. La MJC pour le vin d’honneur. Le cirque-théâtre pour le repas et la soirée.

Il décapita la cigarette et cracha le mégot dans sa paume. Alina posa le kleenex humide sur la table.

— Ce poème peut vraiment vous aider ?

Bastinet entretint le doute par un mouvement indistinct de la tête, il n’allait pas lui balancer qu’il avait perdu son temps, que le seul véritable indice, c’était le carnet Moleskine bleu ciel de Myrtille, celui qu’elle tenait régulièrement, qui pouvait mentionner un infime détail sur les jours et les heures qui avaient précédé son viol. Le carnet que l’assassin avait fauché.

Bastinet se leva. Il fixa Frédéric Saint-Michel et trouva qu’il avait une sale gueule, plus rien à voir avec le Chichin guitariste qui faisait fantasmer les animatrices de sa MJC. Dont la belle Myrtille.

Mariage, 2 octobre.

Quelques accords entêtants cognèrent dans sa tête.

Dis-moi oui, Freddy.

Quelle connerie !

 

En poussant la porte du bureau, Bastinet expliqua qu’il avait d’autres urgences, qu’il laissait Ellen terminer seule l’entretien, qu’elle avait toute sa confiance.

Pour continuer de parler poésie, pensa-t-il, de l’incongrue tenue sexy de Myrtille Camus le jour du drame, de la date du mariage et de la pièce montée annulée. Il savait que la compassion n’avait rien à faire dans la résolution d’une telle affaire. Pourquoi s’intéresser à la victime sinon pour se donner bonne conscience ? Toute l’enquête devait se concentrer sur l’assassin. Pendant l’interrogatoire, qui avait duré moins de vingt minutes, on lui avait transféré trois nouveaux appels prétendant avoir reconnu l’inconnu à casquette Adidas qui tournait autour de Myrtille Camus avant sa mort. Ils s’ajoutaient à quelques dizaines d’autres, depuis le début de la semaine. Il faudrait vérifier chaque témoignage, par principe, même si Bastinet était persuadé que le violeur ne se laisserait pas prendre ainsi.

 

Le brigadier de la gendarmerie de Valognes l’appela trois heures plus tard. Bastinet était en train de négocier l’affichage dans tous les offices de tourisme du département du portrait-robot de l’inconnu à la casquette blanche et bleue et de celui, presque jumeau, de l’inconnu à l’écharpe rouge Burberry. Le supposé tueur habitait la résidence secondaire de ses parents, il fallait donc cibler les zones touristiques, mais les mairies tiquaient.

« Affichez n’importe où, commandant, mais pas sous le nez des touristes. »

Des touristes ? En septembre ?

 

— Léo ?

— Ouais.

— C’est Larochelle, brigade de Valognes.

— Ouais.

Le brigadier marqua un long silence. Qu’il se magne, ce con, pensa Bastinet.

Larochelle n’avait pas pu résister à mettre un minimum en scène son triomphe. Il cloua Bastinet à son siège la seconde suivante.

— On l’a coincé !

— Qui ça ?

— Votre type à la casquette Adidas. Celui qui tournait autour de la petite Camus. On l’a serré à Morsalines. Fais-moi confiance, c’est du fiable, on le tient. J’ai même son nom et son adresse !