36

Est-ce ainsi que naissent les pulsions ?


J’ai franchi la Seine par le pont de Brotonne vers 1 heure du matin. J’ai ensuite alterné entre routes nationales et routes départementales. Les noms des bourgs normands que je contournais systématiquement défilaient sur les panneaux indicateurs éclairés par les phares de la Fiat. Pont-Audemer. Beuzeville. Pont-l’Evêque.

Dans mon cerveau défilaient en boucle les pages que je venais de lire. Je ruminais la certitude que l’identité du tueur à l’écharpe rouge se trouvait dans la somme de ces détails liés au meurtre de Myrtille Camus. Qu’on ne me les livrait pas pour rien. Que les preuves de mon innocence se tenaient là, à portée de main.

Une illusion ? Une illusion de plus ?

Mon ultime fuite, jusqu’à Isigny-sur-Mer, avait-elle le moindre sens ?

 

Mon téléphone sonna au fond de ma poche un peu avant l’entrée de Troarn. Il était presque 2 heures du matin.

Piroz, bien entendu…

Je n’ai pas décroché. Piroz avait hérité de l’affaire Avril-Camus, on avait pris soin de me l’apprendre en me confiant cette enveloppe. Après toutes ces années, ce flic monomaniaque avait fini par trouver son coupable.

Moi !

Quelques secondes plus tard, un carillon m’indiqua qu’on m’avait laissé un message. Sans cesser de conduire, j’ai attrapé le téléphone.

J’ai failli lâcher le volant de surprise.

J’avais tout faux !

Ce n’était pas un salopard de flic à mes trousses qui m’avait appelé, mais Ophélie. Une douce bouffée de chaleur me submergea. L’adolescente de l’Institut Saint-Antoine m’avait posté la photographie d’un type qui semblait avoir été découpé dans un magazine de mode, regard bleu acier, crâne lisse, chemise blanche ouverte et sourire carnassier.

En direct du César’s, précisait un bref commentaire sous la photo.

20 sur 20 ?

Cela m’arracha un sourire. J’ai tapé ma réponse en aveugle sans même ralentir

Trop beau. Méfie-toi des apparences

Moins d’une minute après, Ophélie répliquait.

Connard !

Et toi, t’en es où avec ta jolie rousse ?

Mon cœur chavira.

Ma jolie rousse.

Mona.

L’image de son corps chaud contre le mien s’imposa sans prévenir.

Son corps sans doute déjà emballé dans une bâche plastique, à l’arrière d’une bagnole de flics, en route vers la morgue. J’ai résisté à l’envie de balancer le téléphone par la vitre, de hurler dans le silence de la nuit, d’appuyer encore sur l’accélérateur et de foncer sur le premier platane. Je me suis contenté de coincer le portable sous mes cuisses et de me concentrer sur la route : j’approchais de Caen et je devais éviter d’emprunter la rocade.

 

 

La Fiat 500 entra dans le village de Grandcamp-Maisy un peu avant 3 heures du matin.

« Omaha Beach – Route de la liberté », indiquaient depuis quelques kilomètres des panneaux invitant au pèlerinage entre blockhaus, trous d’obus, cimetières et musées du Débarquement.

« Route de la liberté », relisais-je dans ma tête. Drôle de nom pour une cavale sans espoir.

Je me suis garé sur le parking de l’église et j’ai déplié une carte routière de la Normandie. Isigny-sur-Mer se situait à trois kilomètres de la plage de Grandcamp-Maisy, mais je recherchais un lieu plus précis, les Grandes Carrières, le hameau où, selon les rapports de police, le corps de Myrtille Camus avait été retrouvé le 26 août 2004.

Mon doigt identifia l’endroit. J’ai bu une nouvelle tasse de café, tiède, tout en levant les yeux vers l’église, le seul édifice éclairé dans le village.

Etrange. Moderne. Rasée en juin 44, bien entendu, puis reconstruite à la va-vite : un cube de béton flanqué, en guise de clocher, d’une cheminée grise percée de meurtrières. Même à La Courneuve, les églises avaient plus de gueule !

Même à La Courneuve

Une certitude me traversa soudain. Comme si quelqu’un avait projeté un hologramme à l’intérieur de mon cerveau.

J’avais déjà vu cette église !

Tout au long de la route, des bribes de souvenirs m’étaient revenues, ce nom de village, Grandcamp-Maisy, ce paysage de haies et de maisons en pierre de Caen, ces toits d’ardoise, cette célébration du débarquement de juin 44 à chaque carrefour, mais ma mémoire était parvenue à les maintenir sous une bulle de verre opaque.

Une bulle que ce clocher avait brusquement crevée.

J’avais déjà vu cette église. Une fois. Il y a longtemps.

Chaque détail me revenait à présent.

C’était l’été. Comme tous les ans, j’encadrais un camp à Clécy, en Suisse normande, près de Falaise, à plus de cent kilomètres de Grandcamp-Maisy. Escalade, canoë, rando… Les gosses qui revenaient au centre de loisirs de la Communauté d'agglomération Plaine Commune étaient toujours les mêmes, des mômes de La Courneuve, d’Aubervilliers ou de Villetaneuse, au total, plus de cinq cents gamins, répartis dans une dizaine de camps en France, dont deux en Normandie, celui de Clécy, le mien, et un autre au bord de la mer, ici, à Grandcamp-Maisy. La mer, ce n’était pas trop mon truc mais, cette fois-là, un animateur du camp voile avait eu besoin de sa journée. L’enterrement de sa grand-mère, ou un truc dans le genre. Je me souvenais seulement qu’ils avaient galéré pour trouver un remplaçant à la journée. Comme j’avais un peu d’expérience, on m’a demandé de m’y coller. J’avais fait l’aller-retour dans la journée. Il ne s’était rien passé de spécial à Grandcamp-Maisy. Baignade dans cette putain d’eau gelée, drague entre ados sur la plage, recadrage de quelques petits caïds. Ce remplacement express m’était sorti de la tête depuis des années. Sans cette église de béton, jamais je ne m’en serais souvenu.

J’ai fermé les yeux. Retrouver la date exacte de mon passage ici relevait de l’impossible. Il faisait beau puisqu’on s’était baignés. C’était plutôt la fin de l’été. Cela remontait au moins à une dizaine d’années.

Mes doigts se crispèrent sur la carte routière.

Fin août 2004 ?

Le jeudi 26 août, pour être plus précis ?

Le jour du meurtre de Myrtille Camus ?

Impossible !

Les flics avaient bouclé la zone dès la découverte du cadavre, les journalistes s’étaient précipités dans le coin. Si je m’étais trouvé à Grandcamp, fin août 2004, à quelques kilomètres du lieu où une fille avait été retrouvée violée et assassinée, les ados n’auraient parlé que de ça, je m’en serais forcément souvenu.

J’ai ouvert les yeux et observé sur la carte les bâtiments du hameau des Grandes Carrières. Quatre minuscules rectangles noirs.

Sauf que l’affaire Camus n’avait été rendue publique que le lendemain du meurtre. Les flics avaient tenu un embargo de vingt-quatre heures avant de prévenir les médias. Je n’avais pas couché sur place, j’étais reparti en Suisse normande dès la fin de l’après-midi. Cette histoire de viol aurait pu exploser quelques heures après mon passage à Grandcamp, je m’en serais foutu, je n’en aurais même pas entendu parler, j’étais à Clécy et on vivait presque coupés du monde, sans journaux ni télé…

L’église de béton illuminée dans la nuit me narguait, obsédante, aussi terrifiante que le mirador d’un camp de concentration.

Serait-ce possible ?

Mes mains tremblantes tentaient, sans y parvenir, de replier la carte routière.

Serait-ce possible que j’aie croisé Myrtille Camus ce jour-là ? Sur la route d’Isigny, près des Grandes Carrières ? J’avais sans doute la camionnette du camp de la Communauté d’agglo de Plaine Commune, un vieux Renault Trafic.

J’ai froissé la carte d’un geste nerveux et je l’ai jetée sur le siège passager.

Serait-ce possible que je me sois arrêté, que je l’aie violée, puis étranglée, puis que ma mémoire en ait effacé toutes les traces ?

J’ai bu à nouveau du café, directement au goulot de la thermos cette fois, et j’ai démarré la voiture.

 

Après Osmanville, je me suis engagé dans le chemin de la ferme des Carrières. J’ai laissé sur ma droite une grande bâtisse normande, poutres et torchis, volets bleus fermés, pour continuer jusqu’au bout du chemin de terre.

Une nouvelle certitude.

Jamais je n’étais venu là.

Les phares de la Fiat 500 éclairèrent les alentours, j’ai pris le temps de scruter le moindre détail dont je pourrais me souvenir. Un indice quelconque qui confirmerait cette folie.

J’étais venu ici dix ans auparavant, j’y avais abandonné le corps d’une fille de vingt ans, après l’avoir assassinée.

Où, exactement ?

Au fond de cette petite carrière blanche creusée dans le calcaire ? Dans ce bosquet de noisetiers ? Un peu vers l’ouest, au pied de cette minuscule chapelle de schiste cernée par les racines d’un if centenaire ? Quelques mètres plus loin encore, dans l’un de ces champs clos de haies vives ? Ou tout au bout du paysage, le long du canal de la Vire qui courait sur deux kilomètres d’Isigny à la mer ?

Dans le halo pâle des phares, la campagne endormie ressemblait à un paysage de Millet, mais sans l’angélus, sans les prières, sans les paysans levés à l’aurore. Sans témoins, à part une dizaine de vaches blanches et noires, sans doute déjà là à brouter la même herbe dix ans plus tôt. Témoins muets et indifférents.

 

Je me suis garé sous l’unique réverbère du hameau, une cinquantaine de mètres avant la ferme, puis je suis descendu de la Fiat. Je m’attendais presque à ce que l’une des vaches se tourne vers moi, me reconnaisse, et me jette un regard accusateur.

Je devenais fou.

Je ne me souvenais de rien.

J’ai marché droit devant. Il faisait froid, il n’y avait presque pas de vent. Je n’ai pas d’abord compris pourquoi je me dirigeais sur ma droite, vers le sous-bois. J’ai un moment pensé qu’une sorte de mémoire fantôme me guidait, que mes pieds et mes mains allaient reproduire les gestes que ma conscience refusait d’admettre.

Puis j’ai aperçu la lueur. Les deux lueurs, pour être exact.

Deux torches brûlaient au pied d’un noisetier.

Puis j’ai vu le tapis de pétales de fleurs au pied des torches.

Puis j’ai vu l’ombre des deux écriteaux cloués sur le noisetier.

Il m’était impossible de déchiffrer le moindre mot à cette distance, je me suis approché.

Les deux flambeaux brûlaient dans deux coupelles de porcelaine, sans doute remplies d’un liquide inflammable dans lequel deux mèches étaient plongées. Des pétales de pommier de toutes les nuances de rose dessinaient la forme de deux corps allongés.

J’ai levé les yeux vers le tronc, je savais déjà ce que j’allais lire sur les deux planches de bois.

Morgane Avril 1983-2004

Myrtille Camus 1983-2004

Je suis resté immobile, sans même chercher à comprendre qui avait pu organiser cette mise en scène funèbre, ni depuis combien de temps brûlaient ces flammes, ni comment avaient pu fleurir ces pétales de pommier en plein hiver.

Encore moins quel en était le sens.

Je suis simplement resté immobile.

Je ressentais une grande lassitude, comme si mes bras, mes cuisses, ma jambe s’étaient vidés de toute leur force. J’ai repoussé l’envie de m’allonger sur ces fleurs, d’y dormir, d’en finir ainsi.

Tout était limpide.

Morgane Avril 1983-2004

Myrtille Camus 1983-2004

J’avais tué ces deux filles. Acculé par les flics, ma raison avait explosé. J’avais déliré pour me protéger. Inventé un suicide, des témoins, une fuite sans fin. J’avais entraîné Mona dans ma folie et elle l’avait payé de sa vie, quelques heures plus tôt. D’autres innocents allaient mourir si je continuais à nier l’évidence.

Les deux noms dansaient dans la lueur des flammes.

Morgane Avril 1983-2004

Myrtille Camus 1983-2004

Mes yeux fiévreux ne pouvaient s’en détacher. Mes jambes chancelaient. J’étais perché sur deux allumettes de verre. J’allais attendre ici que les flics viennent me cueillir. Mon cerveau s’engourdissait. Je n’avais presque pas dormi depuis trois jours, mais ce n’était pas seulement la fatigue qui m’aspirait dans une sorte de trou blanc cotonneux. C’était une digue qui se rompait, la dernière. La crue de sang versé pouvait inonder ma conscience, j’étais prêt.

J’ai sorti le King Cobra de ma poche. Je l’ai tenu de longues secondes contre ma tempe.

Mes doigts se crispèrent sur la crosse glacée, incapables de se plier davantage.

J’ai jeté le revolver sur le lit de fleurs de pommier.

J’attendrais mon jugement.

D’autres m’apprendraient quel monstre j’étais.

 

 

J’ai à peine entendu les ombres s’approcher dans mon dos, juste quelques pas qui s’arrêtèrent à dix mètres de moi. L’une des ombres s’exprima, tout bas, comme on chuchote dans une église. Je connaissais sa voix, je l’avais entendue, il y a quelques heures, mais mon esprit au ralenti était incapable de la reconnaître.

— Elles avaient tout juste vingt ans. Elles étaient si belles.

Une voix de femme. Je me suis retourné. Carmen Avril se tenait derrière moi. Elle portait un pantalon et une veste noire, simplement colorée d’un mince fil rouge accroché à sa boutonnière. Elle serrait une fleur de pommier entre ses doigts. D’un lent mouvement, elle la jeta sur l’un des deux lits de pétales, celui de droite.

— Morgane avait la vie devant elle. Si seulement elle ne vous avait pas croisé cette nuit-là… Si seulement…

Elle se tut, comme incapable de prononcer un mot de plus. D’autres herbes, sur ma gauche, se couchèrent sous le poids de pas, plus légers. Une ombre élancée s’avança sous un noisetier. Vêtue de noir elle aussi, mais court vêtue. Un blouson de cuir coupé à la taille posé sur une robe de velours anthracite. Et un mince fil rouge cousu sur le cœur.

Océane.

Des larmes coulaient sur ses joues.

— Vous auriez dû m’assassiner aussi ce soir-là, murmura la jeune fille. Morgane et moi ne faisions qu’une. Deux sœurs. Un cœur.

Elle déposa près des flammes la fleur de pommier qu’elle tenait à la main.

— Oui, Jamal Salaoui, vous auriez dû m’assassiner. Même les pires chasseurs achèvent leur proie. Une bête blessée n’oublie jamais.

Sans réfléchir, tel un somnambule, j’ai marché vers le sous-bois pour me perdre dans la nuit. Mes jambes me portaient avec peine, je devais prendre appui sur chaque tronc, mais j’avançais, comme un ivrogne titube de table en table. Derrière moi, Carmen et Océane Avril n’avaient pas bougé. J’ai aperçu une sorte de clarté en direction de l’orée du bois, dans les champs qui s’étendaient jusqu’à la mer.

J’ai dépassé le dernier rideau d’arbres.

Quelques dizaines de mètres devant moi, une silhouette de femme, immobile dans la prairie, regardait l’estuaire. Elle tenait dans sa main droite un chandelier. Cinq flammes fragiles défiant comme par magie les vents du large.

Cette silhouette m’était familière…

Le sang s’arrêta brusquement de circuler dans mes veines.

— Myrtille était ma meilleure amie, fit doucement la voix.

Les mots s’envolèrent au-dessus des haies, vers l’horizon. Quelques cris de mouettes poignardèrent le silence.

— Myrtille était un ange. Pourquoi ôter la vie à un ange, Jamal ?

Elle se retourna, lentement. Je connaissais déjà le visage de cette fille dont les yeux humides allaient me crucifier de douleur. Une douleur sans haine, sans désir de vengeance. Juste une incompréhension face au mal absolu.

— Pourquoi, Jamal ? répéta-t-elle.

Puis Mona me lança un sourire triste qui signifiait qu’elle ne pouvait plus rien pour moi.

Je suis tombé, droit devant moi, genoux et paumes dans la boue. Je suis resté ainsi de longues secondes, attendant que l’argile rouge m’avale, ou qu’une de ces femmes vienne m’achever.

Océane. Carmen.

Le fantôme de Mona.

 

Les cloches de la chapelle sonnèrent alors, un carillon lugubre qui dura quelques secondes. Instinctivement, je me suis relevé, courbé, sale, comme si la glaise avait suffisamment séché pour raidir chacun de mes membres. J’ai marché vers l’ombre de la petite église aux murs de schiste, cinquante mètres sur ma gauche.

Curieusement, malgré l’enchaînement continu de faits inexplicables, je savais que je ne rêvais pas. Mon esprit avait abandonné l’espoir que je me réveille en sueur dans le lit de la chambre no 7 de la Sirène ou que je me sois assoupi au volant de la Fiat 500.

Je vivais réellement ces événements. Sans doute les derniers de mon existence.

Les deux battants de la porte de la chapelle s’ouvrirent brusquement. Des néons et des halogènes illuminaient l’intérieur, puissants au point de m’éblouir. Je me suis avancé, mes deux mains en visière. J’ai distingué dans la minuscule nef deux prie-Dieu devant un autel fleuri de fleurs fanées. En m’approchant encore, j’ai aperçu quelques bancs de chêne clair, vides, eux aussi, sur lesquels étaient posés des livres rouges. Sans doute des bibles ou des livres de prière.

La cloche sonna une fois encore. J’ai écarté mes mains rouges de terre.

— Nous devions nous marier le 2 octobre, résonna une voix dans la chapelle. Tout était prêt. Charles méritait de conduire sa fille jusqu’à l’autel. Louise de porter sur ses genoux l’enfant que j’aurais eu avec Myrtille. Si seulement elle ne t’avait pas croisé.

Deux pas cognèrent sur le pavé. Le costume de marié de l’homme se détacha de la porte de la chapelle. Mes yeux s’accrochèrent d’abord au fil rouge à sa boutonnière, puis s’élevèrent vers son visage.

Un visage que je connaissais.

La figure sévère de Christian Le Medef me fixa, puis il répéta distinctement à mon intention :

— Mme Myrtille Camus-Saint-Michel. Cela sonnait plutôt bien, non ?

Pendant que je m’enfuyais, j’ai entendu les quelques mots qu’il prononçait, pour lui-même cette fois.

— Si seulement j’avais été là pour la protéger.

 

J’ai marché droit devant moi, vers la ferme aux volets clos dont je devinais la masse tout au bout de l’impasse, après le réverbère. J’allais tambouriner à la porte, hurler, supplier les habitants de m’ouvrir, de fermer au verrou derrière moi, de ne surtout pas laisser entrer mes fantômes.

Il n’y avait pas un être vivant dans la cour de la ferme, pas même un coq pour dissiper les cauchemars.

Le chien aboya juste après. Un petit jappement ridicule de caniche, rien à voir avec un molosse gardant une propriété. Puis une lumière s’alluma quelque part et la boule de poils surgit comme une flèche. Elle se statufia à quelques mètres de mes jambes d’argile.

— Arnold ? ai-je crié.

Le ventre du shih tzu était recouvert d’un pull beige à rayures rouges, celui qu’il portait dans les bras de Denise, le matin du suicide de Magali Verron.

— Arnold, ai-je répété.

Le roquet refusait de reconnaître son nom. Il m’épiait avec un air de défi, montrant les crocs dès que j’esquissais le moindre geste.

J’ai désespérément cherché du regard une aide en direction des volets clos de la ferme, puis j’ai décidé d’avancer, tendant au shih tzu ma main de terre rouge. Les muscles du chien se bandèrent, gueule ouverte prête à se refermer sur mon poignet.

— Ça suffit ! hurla une voix à l’autre bout de la cour.

Le chien hésita un instant, puis renonça et détala en direction de la voix. Deux secondes plus tard, il sautait dans les bras de sa maîtresse. Denise Joubain lâcha la canne qu’elle tenait dans sa main droite pour le serrer contre elle.

J’ai croisé un instant le regard métallique de la vieille maîtresse du shih tzu, puis j’ai une nouvelle fois fait demi-tour. Il ne me restait plus qu’une direction à emprunter, le chemin du chenal, toutes les autres retraites étaient coupées par des spectres.

Mon crâne explosait, comme si chacun de mes neurones se tendait jusqu’à l’infini pour ensuite se briser net. Des millions de fois simultanément. Un filet de sécurité qui se rompait, qui tombait dans le vide en arrachant tous les points d’attache. Mes bras, mes jambes, mes doigts, mon cou m’abandonnaient eux aussi. Je sentais mon sang ralentir sa course, tel un moteur qui tousse d’abord, puis, inexorablement, ralentit pour s’arrêter, définitivement.

Je devais tenir encore quelques secondes.

M’éloigner. M’éloigner. Fuir ces fantômes.

 

J’avais passé la dernière haie, presque à tâtons, quand les deux hommes en uniforme bleu surgirent dans mon dos.

— Ne bouge plus, Salaoui.

Piroz…

Bien entendu… Il ne manquait plus que lui au bal des morts-vivants.

Je me suis retourné, peinant à conserver mon équilibre.

Les deux phares du Boxer m’éblouirent comme un garenne aveuglé par des chasseurs. Le capitaine de gendarmerie, entre l’ombre et la lumière, braqua dans ma direction son revolver. Son adjoint fit de même avec son manque de conviction habituel. J’ai reculé de trois pas, le chenal n’était plus qu’à quelques mètres.

— Stop ! Stop, Salaoui. C’est la fin de la course cette fois.

J’ai levé les mains mécaniquement et reculé encore d’un mètre.

— Nous n’avons pas terminé notre conversation, Salaoui. Tu te souviens ? Je te posais une question il y a deux jours. Juste avant que tu me fracasses la maquette de l’Etoile-de-Noël sur la tête.

J’ai observé sur ma droite, au loin, les lumières d’Isigny. Le canal sombre sortait du port et descendait jusqu’à la mer, tel un égout géant à ciel ouvert.

— Une dernière fois, Salaoui. As-tu violé et étranglé Morgane Avril et Myrtille Camus il y a dix ans ?

J’ai fermé les yeux. La digue explosa dans mon cerveau. Des dizaines d’images affluèrent, ma main emprisonnait le sexe d’une femme sous une robe, son corps hystérique m’échappait, je déchirais la robe, clouais la femme au sol sous le poids de mon corps, écrasais ses seins, arrachais la culotte, libérais mon sexe, mes mains ensanglantées serraient une écharpe de cachemire rouge sur un cou blanc, fort, longtemps, jusqu’à ce que le corps abandonne. Je recommençais, à nouveau. Une fois, deux fois. Mona m’observait, en pleurs.

J’ai fait un pas en arrière et, quand j’ai hurlé, trois corbeaux se sont envolés du champ, mêlant au loin leur vol à celui des mouettes.

— Oui, Piroz ! Vous avez gagné. Je les ai violées et étranglées. Toutes les trois…

 

Ma volonté ne décidait plus de grand-chose lorsque j’ai basculé dans le chenal.