18 jours plus tard, le 31 août 2014


Emile ouvrit d’un geste mécanique la cabine 22 du téléphérique de l’aiguille du Midi et laissa sortir la soixantaine de touristes chinois aux jambes flageolantes après le voyage passé en équilibre sur un fil au-dessus d’un précipice de deux mille mètres.

Il fit trois pas vers le vide et alluma une Marlboro.

20 heures. En temps normal, c’était le dernier métro. Descente sur la station et bière à la terrasse du Choucas.

Pas aujourd’hui.

 

La petite rousse laissa passer les derniers Chinois puis s’avança vers lui. Derrière, une sorte d’armoire à glace l’encadrait, beau comme un chasseur alpin, en moins bronzé, mais portant le même genre de manteau blanc neige avec les écussons et les galons. La classe. Sans doute le type de la Direction des affaires criminelles et des grâces, pensa Emile.

Il tendit la main à la fille. Elle avait une frimousse de marmotte dans la capuche en fourrure de son manteau.

— Mademoiselle Alina Masson ?

La fille fourra sa main de rongeur dans la sienne.

— Non. Salinas. Mona Salinas.

Emile haussa les épaules. Si le ministère s’était planté, il s’en foutait. Le bodyguard de la DACG lui confia quelques autorisations tamponnées bleu-blanc-rouge. Emile cracha son mégot puis leur désigna la porte coulissante de la télécabine.

— Allez, c’est parti. Dernier voyage… Je monte avec vous ce coup-ci. Ce que vous me demandez de faire, mademoiselle, je crois que c’est du jamais-vu.

Le téléphérique s’ébranla. Les deux câbles noirs semblaient deux immenses griffures défigurant la montagne jusqu’aux crêtes enneigées, près de trois mille mètres plus haut. Mona tenait son trésor sur sa poitrine. Hervé, le chargé de mission de la Direction des affaires criminelles et des grâces, restait de marbre.

— C’est quand même dingue, ce truc, continua Emile pour meubler le silence. Carrément interdit même.

Le balèze prit une intonation de curé.

— L’autorisation est descendue directement de la ministre. Vous êtes au courant de l’histoire, non, vous ne trouvez pas cela émouvant ?

Emile fixa le mont Blanc, sans répondre.

Emouvant ?

Si les malabars du ministère se mettaient à sortir leurs kleenex…

— Vu les circonstances, continua d’expliquer Hervé, le ministère pouvait difficilement refuser ce geste symbolique à mademoiselle Masson.

— Je croyais qu’elle s’appelait Salinas, bougonna dans sa barbe le conducteur du téléphérique.

Plein nord, les derniers rayons du soleil peignaient la Vallée Blanche de reflets rose et or. Emile actionna son talkie-walkie.

— Prochain arrêt demandé ! Station Etoile. Sortie rue du Paradis droit sous nos pieds.

Un instant plus tard, la télécabine s’immobilisa. Mona sourit en fixant le ciel. Emile s’accroupit sur le plancher et entreprit de dévisser une trappe de sécurité.

Trente centimètres sur trente.

Quatre boulons.

Plus de mille cinq cents mètres sous leurs pieds.

Mona quitta le ciel des yeux et baissa le regard vers la vallée de Chamonix.

— Où passent les coureurs ? demanda-t-elle.

— Là-bas, répondit Hervé d’une voix douce. Derrière l’aiguille de Bionnassay, cette pyramide blanche sur la ligne de crête. Ils vont franchir le col du Tricot un peu plus bas. J’ai participé deux fois à la North Face, c’est sans doute pour cette raison qu’on m’a confié cette mission. Les coureurs sont partis il y a un peu plus de deux heures. Les premiers devraient atteindre l’Italie avant la nuit. Ensuite, ils auront encore quinze heures de course, pour les plus rapides.

Emile soupira, comme si l’effort des participants à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc n’était rien en comparaison de celui qu’il produisait pour venir à bout de quatre boulons qu’on n’avait pas dû dévisser depuis une éternité.

Mona, lentement, tourna le couvercle de l’urne.

Juste au-dessus d’elle, Vénus brillait déjà. Cinq rêves… Elle ouvrit les doigts de sa main gauche et les récita un à un, les murmurant du bout des lèvres, telle une ultime prière.

Cinq rêves. Jamal les aurait tous atteints.

 

Etre pleuré par une femme quand je serai mort, susurra Mona.

Des larmes coulaient sur ses joues. Elle replia le pouce. Hervé lui tendit un mouchoir qu’elle refusa.

 

Payer ma dette avant de mourir.

En refermant l’index, Mona repensa à l’arrestation d’Océane Avril, accusée de six meurtres, trois cadavres retrouvés dans la falaise, ce salaud de Saint-Michel, le capitaine Piroz, Morgane, sa jumelle… Jamal était parvenu à faire éclater la vérité, cette vérité contre laquelle mille flics pendant dix ans s’étaient cassé les dents. Elle ferma les yeux, ses souvenirs se perdirent vers une balançoire dans un parc de jeu désert au-dessus de la plage d’Yport. La première fois qu’elle avait entendu parler d’Ophélie. Elles avaient tant parlé de Jamal, depuis. Pour la première fois, le week-end suivant, l’Institut Saint-Antoine avait accepté que l’adolescente passe deux jours avec elle, à Elbeuf.

 

Trois boulons roulèrent sur le sol de la télécabine. Emile triomphait. Le vent sifflait derrière la plaque de métal.

— Dès que je vais avoir fait sauter la dernière, ça va secouer, madame.

Mona frissonna malgré elle.

 

Faire l’amour à une femme plus belle que moi.

Elle referma le majeur. Les images de cette première nuit à la Sirène défilèrent. Chambre 7. Le bruit des galets roulés par les vagues. Leur peau. Son inconscience. Faire l’amour sans préservatif.

Un souffle glacé s’engouffra brusquement dans la télécabine. Emile tenait la plaque de fer entre ses mains.

— Alina, fit Hervé. Il faut en finir.

Sa voix était moins douce. Plus pressante.

Mona referma l’annulaire.

 

Avoir un enfant.

Sa main effleura un bref instant son ventre rond alors que les courants d’altitude berçaient la télécabine. Déjà six mois depuis la nuit de la Sirène.

Elle se mit doucement à genoux devant la trappe. Hervé la retenait par l’épaule mais il n’y avait aucun danger. Aucun corps, même menu, ne pouvait passer par cette ouverture. Elle pencha l’urne vers le vide.

 

Devenir le premier sportif handicapé à participer à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc.

Elle plia l’auriculaire et, de la main droite, versa les cendres par la trappe.

Le vent les dispersa presque aussitôt en direction du mont  Blanc  du  Tacul,  du  mont  Maudit  et  des  dômes de Miage, haut, très haut, à une vitesse et une altitude que n’atteindraient jamais les coureurs de l’Ultra-Trail dont on devinait, minuscules, les combinaisons multicolores sur le chemin de randonnée au pied du glacier des Bossons.