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Joue leur jeu ?


Les cris des cormorans et des goélands me réveillèrent, comme si des milliers d’oiseaux marins s’étaient donné rendez-vous sur un réseau social pour accueillir l’arrivée du Paramé à Saint-Marcouf. Le jour semblait à peine levé. Un timide soleil pointait un œil rouge au milieu du hublot, cerné de larmes d’écume.

Les murs de bois vibrèrent soudain. Des cris, d’hommes cette fois. J’ai compris qu’on amarrait le Paramé. La porte de ma cabine vola dans l’instant suivant. J’ai reconnu Carmen Avril à sa masse imposante. Elle portait un ample ciré violet.

— C’est l’heure ! cria-t-elle.

Elle détailla avec dégoût mon corps nu, s’attarda sur le moignon à mon genou gauche. Elle toisait un monstre. Un être infirme et pervers. J’avais rarement observé face à mon handicap un tel mélange de fascination et de haine.

L’assassin de sa fille chérie. Qu’elle croyait…

Je me suis ostensiblement étiré sur le matelas, ouvrant les cuisses sur mon pénis.

J’étais innocent ! Les flics étaient de mon côté, pas du sien.

— Enfile ça, beugla Carmen en lançant une boule de vêtements sur mon lit.

Dans le même mouvement, elle pointa vers moi la tige de fer qu’elle tenait derrière son dos. Une sorte de tisonnier, mais en plus long et plus épais, deux bons centimètres de diamètre pour un mètre de long.

Instinctivement, je me suis reculé au fond de l’alcôve. J’étais innocent mais menotté, nu, sans défense face à une folle ayant ruminé sa vengeance pendant dix ans. Carmen Avril approcha la barre de fer puis la tint en équilibre juste devant mon visage.

Le temps s’arrêta. Infini.

Enfin, elle la laissa tomber sur le sol. Le fer à béton vibra dans un interminable écho de cymbales.

— Ça te servira de béquille.

Sans un mot de plus, elle posa une petite clé sur le chevet, sans doute celle de mes menottes, et sortit de la cabine.

 

Dès que j’ai mis le pied sur le pont du Paramé, vêtu de la combinaison néoprène jetée par Carmen, Frédéric Saint-Michel me croisa sans un mot et descendit dans la cale. Je n’ai pas eu le temps de les insulter, de leur crier à quel point il était humiliant pour moi d’avoir dû monter l’escalier à cloche-pied, de me tenir en équilibre sur ce bateau sur une seule jambe, simplement aidé d’une barre de métal. Frédéric Saint-Michel était déjà remonté, menottes en main, et me fit signe de tendre les poignets.

Saint-Michel… Cet enfoiré d’Atarax ! Il avait bien morflé en dix ans, le Chichin chéri des jeunes filles…

J’ai repensé aux conseils de Piroz.

Tout est prévu.

Tout est en place.

Joue leur jeu.

J’ai lâché la barre de fer et j’ai tendu les bras. Puis j’ai sautillé jusqu’à un banc-coffre au pied du bastingage pour m’y asseoir.

Deux mains entravées, une seule jambe. Ils croyaient vraiment que j’avais l’intention de rejoindre le continent à la nage ?

 

Le Paramé était amarré à l’île du Large, l’une des deux îles de l’archipel de Saint-Marcouf. Cet îlot de cent cinquante mètres sur quatre-vingts se résumait à un château fort construit au milieu de la mer. Immédiatement, il me fit penser à Fort Boyard, mes premières peurs et fantasmes de môme, les nains, les tigres, les araignées et les seins des starlettes dans leur maillot décolleté.

La partie centrale du fort de Saint-Marcouf, une sorte de Colisée surmonté d’une vigie, était protégée par des douves qui couraient tout autour de la citadelle, puis par d’épais murs de brique presque intégralement recouverts d’algues ou de mousse. A marée haute, la mer devait submerger une bonne partie de l’enceinte. Seule la digue où le Paramé était amarré semblait plus récente.

Carmen se planta devant moi.

— Ne compte pas trop sur des secours, Salaoui. Le mouillage sur l’île du Large est interdit depuis des années pour des raisons de sécurité. Seule l’association qui rénove le fort a l’autorisation d’y accoster, mais les bénévoles ne travaillent pas l’hiver… Pas plus que les voiliers ne sortent sur la Manche.

Je n’ai rien répondu. Sur une table posée sur le pont étaient entassées des tasses, une thermos de café et des viennoiseries. Frédéric Saint-Michel se tourna vers moi, un café et un croissant à la main.

— Une tasse de café ? me fit-il d’un ton morne qui ne reflétait ni sympathie ni antipathie.

Il n’avait dû avoir aucun mal à incarner son personnage, il traînait sur sa figure le même masque dépressif que celui de Christian Le Medef.

— Non merci, ai-je répliqué assez fort pour que Mona entende. (Combien de temps me faudrait-il pour l’appeler Alina ?) Le dernier que j’ai bu m’est resté sur le cœur.

Mona ne releva pas.

Elle se tenait près de la proue, tournée de trois quarts vers l’autre îlot, l’île de Terre. Ses cheveux roux, dénoués, battaient avec violence son visage rougi par le froid, et peut-être même par quelques larmes séchées autour de ses paupières gonflées. A ses côtés, à bâbord, Denise Joubain avait posé une main sur le bastingage et de l’autre tenait son shih tzu. Arnold déchiquetait un pain au chocolat comme s’il s’acharnait sur une proie vivante.

Gilbert Avril se tenait au-dessus de moi, derrière la vitre de la cabine de pilotage, occupé à contrôler je ne sais quel appareil de mesure nautique.

Le moins convaincu de la troupe, ai-je pensé. Même pour un trajet de sept kilomètres, même amarré, même par temps calme, ce type allait sans doute trouver tous les prétextes pour ne pas quitter la barre et laisser les autres faire le sale boulot.

Carmen passa devant moi, se servit une tasse de café, au moins pour y réchauffer ses doigts, puis passa devant Océane et lui offrit un sourire radieux.

La complicité de celles qui ont gagné après tant d’efforts.

La récompense. L’apothéose.

Océane tenait une cigarette entre ses doigts qui dépassaient de deux mitaines mauves. Elle avait noué ses cheveux en arrière à l’aide de pinces de la même couleur. Sa coiffure agrandissait son visage, ses yeux sombres, lui donnait une élégance d’actrice américaine. Une belle sur le pont d’un transatlantique partant de New York pour séduire Paris. Contrairement aux autres, elle ne fuyait pas mon regard. Elle me fixait, laissant simplement de temps à autre le vent du large pousser la fumée de cigarette entre nous.

Un léger voile de mystère. J’étais manchot, unijambiste, mais je me sentais pourtant invincible.

Innocent !

Océane me sondait. S’intéressait à moi. S’interrogeait. L’occasion était presque trop belle, au fond. Sans une telle méprise, sans un malentendu aussi glauque, jamais une fille aussi superbe n’aurait posé les yeux sur moi.

 

Tout est prévu, avait dit Piroz.

Tout est en place.

Joue leur jeu.

Ce vieil ivrogne était le seul à ne pas se tenir sur le pont. Il devait cuver son calva en attendant de sortir de sa manche sa fameuse contre-hypothèse.

La voix grave de Frédéric Saint-Michel retentit dans mon dos.

— On en finit ?

Carmen posa sa tasse de café.

— Tu as raison, perdons pas de temps, la mer remonte déjà depuis deux heures.

Je n’ai pas compris le rapport.

— Alina, a-t-elle ordonné. Resserre les amarres.

Mona réagit de façon mécanique, bougea avec lenteur ses bras pour tirer sur les bouées orange calées entre le Paramé et la digue de l’île du Large. Denise éloigna Arnold pendant la manœuvre.

— Laquelle ? demanda Carmen en scrutant le mur de brique.

— La troisième en partant du haut, répondit Frédéric Saint-Michel en regardant dans la même direction.

La troisième quoi ?

Je ne voyais rien sur le mur d’enceinte que des algues gluantes, certaines noyées par la mer, d’autres encore à sec pour quelques minutes.

— La moins rouillée, précisa Carmen en tendant le doigt.

Elle désignait un anneau de cuivre scellé dans le mur d’enceinte, plus d’un mètre au-dessus du niveau actuel de la mer, mais cinquante centimètres au-dessous de son niveau maximal, à en juger par l’humidité permanente des mousses. J’ai immédiatement compris pourquoi ils m’avaient demandé d’enfiler une combinaison de néoprène…

Ils comptaient m’attacher à cet anneau ! Et attendre que la mer monte.

Un filet de sueur âcre se glissa entre ma peau et la combinaison.

Quel était leur but ? Me faire avouer des crimes que je n’avais pas commis ? M’arracher des confessions puis me livrer à la police ? Ou suivre leur logique jusqu’au bout et me laisser crever là ?

J’ai repensé aux conseils de Piroz.

Tout est prévu. Tout est en place.

J’ai prié pour que le capitaine de gendarmerie ne se trompe pas.

Ce flic qui n’était toujours pas réveillé.

Océane jeta d’une pichenette son mégot à la mer, puis me défia à nouveau du regard. Insondable…

Carmen s’avança vers moi.

— T’as compris cette fois-ci, Salaoui. La mer remonte à peu près d’un centimètre à la minute… Tu vas avoir un peu plus d’une heure pour nous parler de tes crimes.

J’ai ravalé ma salive.

Joue leur jeu

OK, Piroz, je n’ai pas le choix, mais magne-toi.

— Et ensuite ? ai-je demandé.

— Tu veux vraiment que je te détaille la liste des jurés ? A la fin de l’audience, c’est le jury qui décidera. Un jury populaire, t’as intérêt à être convaincant.

Joue leur jeu.

— Vous êtes des malades, ai-je craché.

Carmen encaissa, stoïque.

— Va me chercher Piroz ! cria-t-elle à Frédéric. On va avoir besoin d’un autre homme pour foutre Salaoui à la flotte, puisque Gilbert refuse de se salir les mains.

Gilbert Avril ne répondit pas. Sans doute même n’entendit-il pas la remarque de sa sœur, couverte par les cris des goélands massés sur le toit de la cabine de pilotage.

 

 

Frédéric disparut dans la cale. Mona continuait de crisper ses mains sur les cordes d’amarrage fouettées par l’écume. Bleuies. Le maigre soleil de l’aube s’était déjà fait avaler par un édredon de nuages. La température extérieure ne devait pas dépasser les cinq degrés. J’imaginais à peine celle de l’eau.

Océane alluma une seconde cigarette. Carmen vida une seconde tasse de café.

— Qu’est-ce qu’il fait, ce con ? marmonna-t-elle à propos de Saint-Michel qui n’était toujours pas remonté.

Enfin, ses pas résonnèrent dans l’escalier. La stupeur défigurait son visage.

— Piroz n’est pas dans sa cabine, lâcha-t-il.

Un gouffre béant s’ouvrit sous moi. Le destin s’amusait à me fracasser contre les murs. J’ai eu l’impression que les milliers de cormorans piaillaient uniquement pour se foutre de ma gueule.

— T’as cherché ailleurs ? insista Carmen. Aux chiottes ? Sous la douche ?

Frédéric ne dissimula pas un geste d’agacement. Il passa sa main dans sa barbe mal rasée.

— Putain, Carmen, ce bateau fait trente mètres. Puisque je te dis qu’il n’est pas dans la cale !

Personne n’ajouta rien. Carmen, puis Océane, puis Denise descendirent à leur tour. Fouillèrent chaque recoin du Paramé.

Sans succès.

Le capitaine de gendarmerie n’était plus sur le bateau

Piroz avait-il trop bu et était-il tombé, ivre, par-dessus le bastingage ? Avait-il volontairement sauté dans l’eau glacée, à bord de je ne sais quel canot gonflable, pour pousser jusqu’à la côte et chercher des secours ? Ou l’avait-on tout simplement fait taire, parce qu’il en savait trop, parce qu’il n’avait pas été assez prudent ?

Pendant que, pressé par Carmen, Gilbert Avril comptait un à un les gilets de sauvetage du Paramé, j’ai repensé aux paroles de Piroz.

Personne d’autre n’est au courant. Ton innocence doit rester un secret encore quelques heures.

Personne d’autre n’est au courant.

Gilbert Avril pesta et rangea en vrac les gilets de sauvetage dans leur coffre.

Il n’en manquait aucun !

 

J’ai regardé avec terreur l’anneau de cuivre planté dans le rempart de brique.

La mer était déjà montée d’une bonne dizaine de centimètres.