Attendre quoi ? Qu’il viole une autre fille ?
J’ai rangé les feuilles dans l’enveloppe et glissé le tout dans le vide-poches de la Fiat 500.
Ainsi, les deux affaires Morgane Avril et Myrtille Camus n’en faisaient plus qu’une, moins d’un an après le double meurtre.
Une affaire classée !
Tout en démarrant la Fiat, j’ai esquissé un sourire. Ces dernières informations allaient m’être utiles.
Immédiatement.
Carmen Avril m’accueillerait à bras ouverts, je venais lui annoncer que le meurtrier de sa fille, dix ans plus tard, était sorti de sa tanière.
Quelques minutes plus tard, je garais la voiture une centaine de mètres après le panneau Gîtes de France. Une femme marchait le long du talus, courbée sous le poids de trois cartables. Elle tirait une farandole de trois enfants en direction d’un bosquet de pavillons tout neufs, construits comme punis sur les hauteurs de Neufchâtel.
— Je cherche Carmen Avril.
La mère porteuse souffla.
— Vous descendez l’allée. Vous ne pouvez pas la rater. Tenez, c’est elle, sur la terrasse de son gîte.
Elle me désigna une silhouette bleue entre les branches des arbres têtards, puis, telle une locomotive, tira sur la main du premier enfant pour que les deux autres wagons suivent.
J’ai descendu l’allée.
Le gîte du Dos-d’Ane s’étirait sur une cinquantaine de mètres. Le gris de l’hiver s’accordait avec les pierres de taille de la longère, mais nul doute qu’au printemps les murs sévères disparaissaient derrière les immenses massifs d’hortensias ou les branches fleuries du grand pommier nu au milieu de la cour.
Sur la terrasse, une femme de forte corpulence, armée d’un marteau, s’acharnait à redresser la barre du pas de vis de ce que je devinais être un vieux pressoir à pommes. Une pièce de collection ayant toute sa place dans ce jardin digne d’un musée des arts et traditions normands.
Carmen frappait avec force, énergie et précision.
De dos, on aurait dit un homme.
Soudain, le marteau se figea en l’air. Carmen se retourna d’instinct, comme si elle avait flairé ma présence.
— C’est pour quoi ?
— Madame Avril ?
— Oui ?
Mon rythme cardiaque s’accéléra alors que je lançais le plus naturellement possible la tirade dix fois répétée dans ma tête depuis Yport.
— Je suis le capitaine Lopez. Commissariat de Fécamp. J’aimerais vous parler.
Elle me dévisagea de la tête au pied. Une question semblait brûler ses lèvres – « On embauche des infirmes dans la police ? » – mais elle se retint.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je vais être direct, madame Avril. C’est à propos du meurtre de votre fille, Morgane. Il… il y a du nouveau.
Le marteau s’écrasa sur les dalles de la terrasse sans que Carmen puisse le retenir. Son visage rouge et flétri comme une pomme oubliée au fond d’un panier se crevassa encore, alors qu’une bouffée de soulagement me submergeait.
Piroz ne l’avait pas contactée !
C’était un peu étrange, compte tenu de la somme des coïncidences entre Magali Verron et Morgane Avril, mais c’était mon pari en risquant cette rencontre avec Carmen Avril.
— Du nouveau ?
— Rien de concret, madame Avril, je ne voudrais pas vous donner de faux espoirs. Mais il s’est produit ces derniers jours, à Yport, une série d’événements troublants. Je peux entrer ?
L’intérieur de la chaumière était à la hauteur du jardin paysager. Une petite merveille de gîte de charme. Poutres apparentes. Large cheminée de brique et de grès dans laquelle on aurait fait rôtir un veau. Pièces de ferme habilement recyclées, roue de charrette en table de salon et billots de bois en tabourets massifs. Des tons pastel, des tableaux champêtres, un peu de verre et de fer pour la touche de modernité. Un écrin rustique idéal pour des Parisiens de passage. Le gîte de Carmen Avril ne devait pas désemplir !
Carmen me proposa de m’asseoir sur un canapé qui sentait le cuir de vache. Un bref instant, je me suis demandé comment une femme, seule, avait pu venir à bout de tels travaux de rénovation.
Puis j’ai tout raconté.
Le suicide de Magali Verron, le viol qui l’avait précédé, l’écharpe de cachemire Burberry retrouvée autour de son cou. Oubliant seulement de préciser que Magali avait croisé un joggeur en haut de la falaise. Moi…
Carmen Avril m’écouta pendant près d’un quart d’heure, bouche bée.
— Ce salaud est revenu, murmura-t-elle entre ses dents.
Sans la laisser souffler, j’ai sorti de mon sac à dos le dossier « Magali Verron » volé sur le bureau de Piroz. Les en-têtes bleu-blanc-rouge et les tampons officiels rendaient crédibles les informations surréalistes que j’allais asséner à Carmen.
— Il va falloir m’écouter sans m’interrompre, madame Avril. Ensuite seulement, je vous demanderai une explication. Si toutefois vous en avez une…
Elle hocha la tête. Excitée. Le tueur de sa fille avait refait surface, elle était prête à tout entendre. J’ai pris une immense respiration et j’ai énuméré tout ce que j’avais appris sur Magali Verron.
Née le 10 mai 1993, à Neufchâtel, au Canada. Successivement élève en région parisienne à l’école primaire Claude-Monet, au collège Albert-Schweitzer, au lycée Georges-Brassens, pour terminer par des études médicales. Danseuse de raqs sharqi. Fan de rock progressif des années 70.
L’excitation de Carmen s’était transformée en stupéfaction.
Quel sens pouvait avoir cette succession de points communs avec la vie de sa fille ? Mêmes jour et lieu de naissance, mêmes noms d’établissements scolaires fréquentés, mêmes goûts.
Du pur délire.
La patronne du Dos-d’Ane se leva sans rien dire, seul un léger déséquilibre dans sa démarche traduisait son trouble. Elle fit trois pas vers la kitchenette puis revint avec un plateau standard destiné à l’accueil de ses hôtes. Biscuits locaux, verres, carafe d’eau, orangeade et lait frais. Le plateau vibrait entre ses mains tremblantes. Elle s’en débarrassa sur la table basse avant de me répondre d’une voix mal assurée.
— Capitaine, comment vous dire ? Tout ce que vous me racontez me semble, disons, incroyable. Prodigieusement incroyable. Qui est cette fille ? Cette… Magali Verron.
Je me suis servi un verre de lait avant de planter un nouveau clou.
— Je ne vous ai pas encore tout dit, madame Avril. Magali Verron ressemblait à votre fille. Une ressemblance plus que troublante…
J’hésitais à évoquer la fécondation in vitro de sa fille et l’hypothèse que Morgane et Magali aient pu être demi-sœurs, par leur père. Carmen, comme si elle lisait dans mes pensées, me devança.
— Une ressemblance, capitaine Lopez ? C’est ridicule. Morgane n’avait pas de sœur cadette ! Et pas davantage de cousine de dix ans plus jeune qu’elle. Personne d’autre que moi et sa sœur Océane.
J’ai secoué la tête comme si je réfléchissais aux autres explications possibles. En réalité, je gagnais du temps. Pour sortir Carmen de l’eau, je devais laisser doucement filer l’hameçon à la surface. J’ai feuilleté à nouveau le dossier « Magali Verron » jusqu’à la page détaillant son empreinte génétique.
— Madame Avril, je vais en venir à ce qui m’amène ici. Nous savons que vous conservez toutes les archives de votre association Fil Rouge. J’aimerais procéder à une vérification avec vous.
Carmen allait forcément mordre à l’appât. Si tout ce que j’avais lu sur elle était vrai, elle serait prête à s’engager sur chaque piste pouvant la mener à l’assassin de sa fille. Même la plus insensée.
J’ai négligemment attrapé un gâteau sec puis avancé la feuille vers elle.
— Je voudrais comparer l’empreinte génétique de Magali Verron avec celle de Morgane.
Le fil se tendit immédiatement. Le ton de Carmen se durcit. Depuis dix ans, elle avait appris à se méfier des flics.
— Vous n’avez pas conservé le dossier de ma fille dans vos propres archives ?
J’ai mouliné. A toute vitesse.
— Si. Si, bien entendu. Mais rouvrir le dossier oblige à lancer une procédure extrêmement longue, avoir l’accord du juge d’instruction, des autorisations à n’en plus finir. J’ai pensé que ce serait plus rapide en venant vous voir.
Elle me fixa bizarrement. Je n’étais pas certain qu’elle m’ait cru, mais elle prenait peut-être mes justifications pour une preuve supplémentaire de l’incompétence de la police.
— Vous travaillez avec le capitaine Piroz ? me lança-t-elle soudain.
J’ai mâché avec constance le biscuit. Miel et amande. Un peu collant. Pendant la route jusqu’à Neufchâtel, j’avais essayé de préparer des parades à toutes les questions possibles mais, stupidement, je n’avais pas prévu celle-là.
J’ai vidé ma bouche, le temps d’amortir la surprise.
— Oui, bien entendu. C’est lui qui m’envoie.
Sur son visage fatigué, deux pommettes roses virèrent au carmin. Pour la première fois, Carmen Avril sembla se détendre.
— OK, venez avec moi dans le bureau. Piroz est le seul flic honnête de Normandie.
J’ai évité de lui signaler que je ne partageais pas exactement son opinion. Nous avons traversé une sorte de vestibule.
— Attendez-moi là, fit la patronne du Dos-d’Ane.
Elle me planta dans la pièce et passa dans une autre, sans doute celle dans laquelle elle archivait toutes les informations sur l’affaire Avril-Camus. Pendant son absence, j’ai détaillé le bureau. Il s’agissait visiblement d’une chambre d’enfant inoccupée que Carmen avait transformée. Des photographies décoraient le papier peint aux motifs d’avions et de montgolfières. Des clichés de Morgane enfant. Morgane jouant au docteur. Morgane jouant au cow-boy. Morgane jouant au pompier.
Etrangement, je n’ai repéré aucune photographie de sa sœur Océane.
Carmen revint avec une boîte archives qu’elle posa sur une table en équilibre sur deux tréteaux.
— Je vous laisse le consulter, capitaine, je suis à vous dans une minute.
Elle disparut à nouveau dans la pièce voisine alors que je me précipitais sur le carton. Après avoir fébrilement feuilleté quelques pages volantes, je me suis arrêté sur la photocopie d’un document de la gendarmerie de Fécamp.
Empreintes génétiques de Morgane Avril établies le lundi 7 juin 2004. Service Régional d’Identité Judiciaire. Rouen.
J’ai posé juste à côté l’autre feuille. La présentation et la police de caractères utilisées par le SRIJ avaient changé depuis 2004, mais les logos, les en-têtes et les tampons restaient les mêmes.
Empreintes génétiques de Magali Verron établies le jeudi 20 février 2014. Service Régional d’Identité Judiciaire. Rouen.
La première information indiquait le groupe sanguin. Morgane comme Magali appartenaient au groupe B+. Pas le groupe le plus courant, d’après ce dont je me souvenais des cours de biologie médicale suivis à l’Institut Saint-Antoine. Moins de dix pour cent de la population française.
Une coïncidence de plus.
Des frissons parcouraient ma nuque. Mes yeux descendirent vers les figures composant le code génétique des deux filles.
Je me suis arrêté sur deux graphiques, annotés de longues séries de lettres et de chiffres.
TH01chr 11 6/9. D2 25/29. D18 16/18
TH01chr 11 6/9. D2 25/29. D18 16/15
J’ignorais les détails. Des histoires de génotypes homozygotes et hétérozygotes auxquelles je n’avais rien compris, mais j’avais retenu qu’il était scientifiquement impossible que deux individus différents possèdent les mêmes marqueurs et fréquences d’apparition. Les chiffres dansaient devant moi.
VWA chr 12 14/17 TPOX chr 15 9/12 FGA 21/23
VWA chr 12 14/17 TPOX chr 15 9/12 FGA 21/23
Les courbes vertes et bleues ressemblaient à des encéphalogrammes, précis au dixième de millimètre. J’avais beau continuer de traquer la moindre différence entre les deux histogrammes, j’avais déjà compris…
Les profils génétiques de Magali et de Morgane étaient identiques !
J’ai continué de suivre mécaniquement les lignes de la pointe de mon index, comme un savant fou relirait à l’infini une formule qui défie les lois de l’univers.
D7 9/10. D16, 11/13, CSF1PO chr, 14/17
D7 9/10. D16, 11/13, CSF1PO chr, 14/17
Ce que je déchiffrais était impossible.
Deux personnes, nées à dix ans d’intervalle, ne pouvaient pas posséder le même code génétique !
Magali.
Morgane.
Toutes les deux ne formaient donc qu’une seule et même personne ?
Aussi délirante que soit cette évidence, c’était ma conviction depuis le début. Morgane Avril n’était pas morte il y a dix ans. C’était elle qui m’avait parlé, le mercredi matin, près du blockhaus, avant de se jeter de la falaise. D’ailleurs, plus je repensais à cette sidérante ressemblance entre Morgane Avril et cette fille qui s’était suicidée sous mes yeux, Magali Verron, plus je devais reconnaître qu’au fond elle m’avait semblé un peu plus âgée que la Morgane des photographies de 2004. Le même visage, trait pour trait, mais qui aurait vieilli de quelques années, dix ans peut-être.
On en revenait à la même conclusion, plus évidente encore : Morgane Avril, vivante, deux jours plus tôt !
Allèle fréquence D3, 0,0789. Génotype fréquence D3, 0,013
Allèle fréquence D3, 0,0789. Génotype fréquence D3, 0,013
J’ai repensé en un éclair à l’énorme machine judiciaire mise en place pour résoudre l’affaire Avril. Les flics, les juges, les témoins, les journalistes, les centaines d’articles de journaux. Comment Morgane avait-elle pu tromper tout le monde ? Survivre ? Une nouvelle fois, cela n’avait aucun sens…
D’un pas mal assuré, je me suis avancé vers la pièce voisine pour prévenir Carmen.
Sa fille Morgane, vivante.
Avant de mourir une seconde fois…
La patronne du Dos-d’Ane ne m’avait pas entendu entrer. Elle me tournait le dos et parlait au téléphone, couvrant sa bouche et le combiné de sa main gauche.
— Je vous dis que j’ai un collègue à vous ici, chuchotait-elle. Nom de Dieu, Piroz, qu’est-ce que c’est que cette histoire de sosie de ma fille qui se serait suicidé à Yport avant-hier ?
Mes muscles se tétanisèrent.
Carmen Avril parlait aux flics !
Cette teigne s’était méfiée de moi et avait voulu vérifier ce que je racontais. Elle avait confiance en Piroz, elle me l’avait dit…
Bordel !
Je me maudissais de n’avoir pas été plus vigilant. J’ai fait un pas en avant vers le socle du téléphone sans fil pour appuyer sur le bouton du haut-parleur.
La voix hystérique du capitaine Piroz explosa dans la pièce.
— Retenez-le, madame Avril. Retenez-le, nom de Dieu, nous arrivons !
Clic.
Mon pouce coupa la communication. Dans le même mouvement, presque sans réfléchir, j’ai sorti de ma poche le King Cobra emprunté au patron de thèse de Mona et je l’ai pointé sur Carmen.
— Qui êtes-vous ? hurla-t-elle.
Que répondre ?
Lui coller le nez sur les lignes de code ADN jusqu’à ce qu’elle me croie ?
La planter là et courir, dehors. Fuir, encore.
Jusqu’où ?
Existait-il encore un endroit où je puisse échapper à cette toile d’araignée ? N’était-il pas plus simple de poser ce revolver et d’attendre Piroz dans le canapé du salon ?
Carmen se pencha légèrement, muscles bandés, comme une ourse près de bondir hors de sa grotte. Les murs tremblaient autour de moi, je peinais à maintenir l’équilibre du canon de mon King Cobra. La pièce où nous nous tenions était une seconde chambre d’enfant, transformée en débarras. D’autres photos de Morgane étaient accrochées aux murs.
Morgane, trois ans, accrochant des guirlandes de Noël sur les épaules de sa mère.
Morgane, six ans, sur un tracteur.
Morgane, sept ans, grimpée dans le pommier du jardin.
Carmen esquissa un imperceptible mouvement en avant. Le canon du King Cobra se baissa de quelques millimètres, alors que mon regard posé sur la photographie descendait vers une autre branche du pommier.
Tout explosa en même temps, comme si une prodigieuse accélération venait de pousser toutes mes pensées dans la même direction pour les faire s’écraser contre mes certitudes. Puis voler en des milliers d’éclats.
J’avais compris. Tout.
Je savais qui était Magali Verron…
Tout en serrant la crosse du King Cobra, je fus incapable de retenir un interminable rire de fou…