Pas de fumée sans feu ?
— Elle ne prend pas les pièces de cinq centimes… Celles de vingt, elle les avale, j’ai testé. Elle n’accepte que celles d’un euro et ne rend pas la monnaie.
J’ai abandonné le distributeur et je me suis retourné pour identifier la voix féminine qui parlait dans mon dos.
— Les flics, tous des escrocs ! ajouta-t-elle.
C’était la fille rousse. Marlène Jobert jeune. Elle me souriait de sa frimousse de musaraigne. Deux yeux noirs et vifs, un petit nez retroussé, des lèvres roses qui s’ouvraient à peine sur des dents de lait ; il ne lui manquait que de fines moustaches de nylon qui jailliraient des taches de rousseur couvrant ses joues.
Je lui ai rendu son sourire.
— Entièrement d’accord.
J’ai suivi ses conseils, j’ai introduit une pièce d’un euro et commandé un café long sans sucre. Elle me tendit son gobelet. J’ai trinqué.
— Ils me font poireauter depuis quarante-cinq minutes ! Et vous ?
— J’ai terminé… Pour aujourd’hui au moins. Mais je sens que je vais devoir prendre une carte d’abonnement…
Elle lapa son verre avec une petite langue rose, à la manière d’un rongeur. J’ai trouvé l’image mignonne, elle me rappelait un peu celles des calendriers de la poste que ma mère accrochait au-dessus de l’évier. Des chats qui buvaient dans un bol de lait, des filles en tutu à côté d’un piano. Mes premières photos de charme.
La fille aussi m’observait avec curiosité.
— Vous êtes ici pour quoi ?
J’ai hésité, une seconde, à peine plus.
— Témoin. Une fille s’est jetée du haut de la falaise d’Yport. J’étais là, juste avant qu’elle plonge, mais je n’ai rien pu faire.
Elle se pinça les lèvres. Son regard de mulot se voila.
— Pas gai. On… on sait pourquoi elle a fait cela ?
— On se doute. D’après l’enquête, elle a été violée juste avant de se suicider. On a essayé de l’étrangler aussi.
— Mon Dieu…
La petite souris posa une main devant ses incisives, presque apeurée, puis se reprit aussitôt. Visiblement, elle aimait jouer.
— Vous n’êtes pas le violeur, au moins ?
Plein cœur ! J’adorais son sens de la repartie. Pile celui que je partageais avec Ibou. Un cocktail parfaitement dosé de malice et d’humour noir.
— Non, je ne crois pas. On le saura bientôt, je viens de donner mon sperme au policier…
Elle demeura pensive un moment, comme si elle imaginait la scène dans sa tête, un type qui se masturbe derrière le rideau du bureau d’à côté, puis m’observa avec insistance en descendant jusqu’à mon entrejambe sans même paraître remarquer ma jambe de fer.
Chapeau, miss ! J’étais pourtant certain que c’était mon handicap qui l’avait attirée. Ma différence. C’était le genre de fille à adorer ce qui sort de la norme. Elle planta ses deux billes sombres dans mes yeux.
— Bonne nouvelle alors ! Si vous êtes le violeur, je ne crains rien en votre compagnie pendant au moins quelques minutes. Le lion est rassasié.
J’ai regardé ma montre.
— Ne me sous-estimez pas… Agressée sexuellement en pleine gendarmerie, ça aurait du style, non ?
J’ai éclaté de rire, mais la musaraigne n’était pas si rassurée qu’elle aurait aimé le laisser paraître. Ses petites dents blanches attaquaient le rebord de plastique du gobelet. J’ai enchaîné avant qu’elle ne se terre dans un trou quelconque.
— Et vous ?
— Et moi ?
— Pour quelle foutue raison les flics vous font-ils attendre depuis quarante-cinq minutes ?
En guise de réponse, elle se trémoussa devant moi et sortit une feuille froissée de la poche arrière de son jean.
— J’attends juste un tampon. L’autorisation de ramasser des galets sur la plage.
— Pardon ?
Elle éclata de rire.
— A mon tour de vous surprendre !
Elle me tendit la main.
— Mona Salinas. Je n’ai pas l’air mais je suis une fille chiante et sérieuse. Post-doctorante en chimie expérimentale. J’ai une bourse financée par le groupe P@nshee Computer Technologies, une multinationale indo-américaine spécialisée dans les composants électroniques pour l’informatique…
— Quel rapport avec les galets ?
Elle tortura le gobelet entre ses doigts. Je la trouvais nerveuse, peut-être à cause de mon histoire de viol. Elle me lança un regard frondeur.
Le rapport entre l’informatique et les galets ? Aucune idée !
Je fis tout de même mine de chercher. Bizarrement, j’aimais bien les filles qui avaient suivi des études, les premières de la classe, les bûcheuses. La plupart des gars que je fréquentais à La Courneuve les fuyaient comme la peste… Moi non. J’avais remarqué qu’au contraire, quand on les connaissait vraiment, elles étaient souvent les plus drôles. Les moins fières aussi. Et surtout, les post-doctorantes en chimie expérimentale, c’était le genre de filles qui m’adressaient rarement la parole.
Ma musaraigne s’impatienta.
— Vous donnez votre langue au chat ?
J’ai acquiescé de la tête, l’air désolé.
— OK ! fit-elle. Je vais essayer de faire court. Le silicium est un composant indispensable à l’informatique. Il sert à la conduction électrique. Vous n’avez jamais entendu parler de la Silicone Valley aux Etats-Unis ? Le nom, Silicone, vient de là, du silicium, pas des seins en gélatine des Californiennes.
Et toc ! Forcément, mes yeux étaient descendus un quart de seconde vers le bouton de son chemisier ouvert jusqu’à la naissance de ses petits seins plats de sportive, blancs et piquetés de taches de rousseur. Lait et miel.
Comme un funambule, j’ai retrouvé par miracle mon équilibre sur le fil de la conversation.
— Je dois être idiot, mais je ne vois toujours pas le rapport avec vos galets.
Elle s’amusa de mon trouble.
— Patience. J’y arrive. La silice, et donc le silicium, vous me suivez, hein, ne se trouve à l’état naturel que sous une seule forme compacte. Les galets ! Et ceux de la Manche possèdent le taux de silice le plus fort au monde.
— Prouvé scientifiquement. Aujourd’hui, la capitale mondiale du galet se trouve à Cayeux-sur-Mer, en Picardie… Mais les Normands assurent que leur galet est plus pur encore… La plus grande réserve de silice sur terre, en qualité et quantité.
J’ai fait défiler devant mes yeux les images grises des galets roulés par la mer dans l’indifférence générale des passants. Je peinais à imaginer qu’ils renfermaient un trésor pour la haute technologie.
— Et il y a besoin d’une autorisation des flics pour ramasser les galets ?
— Oui ! Il y a un siècle, on en a utilisé des milliers de tonnes pour construire toutes les routes, les maisons et les églises du coin. Mais depuis, on s’est aperçu que les galets protégeaient les falaises, et tout ce qui est construit au-dessus. Donc aujourd’hui, terminé ! La collecte est strictement interdite, sauf autorisation spéciale.
— Comme pour une grosse multinationale indo-américaine susceptible d’investir dans la région.
— Vous avez tout compris. Et je ne prélève que quelques centaines de galets. Pour vous donner une idée, le silicium utilisé en électronique doit être pur à 99,9999999 %. (Sa bouche enfilait les 9 comme si elle soufflait de petites bulles de savon.) C’est la norme actuelle, mais P@nshee, ma boîte, veut plus encore ! Deux ou trois 9 supplémentaires. C’est cela mon job, savoir si on peut gagner ces quelques chiffres après la virgule grâce aux galets de Fécamp, d’Yport ou d’Etretat
— Et vous avez votre petit matériel de chimiste avec vous ?
— Oui ! Un marteau, des pinces, des éprouvettes, un microscope et un portable bourré de logiciels compliqués…
J’avais envie de rester avec elle. Je ne comprenais pas tout ce qu’elle me racontait, peut-être même qu’elle me baratinait avec sa silice et ses neuf chiffres après la virgule, mais j’aimais beaucoup ! Je trouvais cela génial d’imaginer qu’un truc aussi con qu’un galet puisse renfermer une sorte de trésor unique au monde.
Nous avons tous les deux vidé en silence notre gobelet. A ce stade, si Mona voulait entretenir la flamme, c’était à elle de me demander mon prénom et ce que je fichais à Yport. J’étais fin prêt pour lui dérouler le dépliant de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc et chaque détail de mon futur exploit inégalé dans les annales du handisport.
Le silence s’est prolongé.
J’ai lancé mon gobelet dans la poubelle.
Panier.
Elle m’a imité.
Egalisation.
J’ai compris que Mona ne ferait pas un pas de plus.
— Ravi de vous avoir rencontrée, Mona. A bientôt ? Vous serez peut-être encore là demain à attendre votre tampon quand je reviendrai les menottes aux poignets…
Elle posa sa main sur mon épaule et s’approcha de mon oreille en murmurant :
— Mes petites antennes me disent qu’on va se revoir avant demain.
J’ai savouré la douce pression de sa paume sans rien répondre. Cette fille adorait jouer aux devinettes dont je n’avais pas la clé.
— Mes petites antennes sont puissantes. Elles me disent aussi que vous dormez à Yport. Hôtel de la Sirène. Chambre 7.
Elle en avait trop dit. Cette fille était une sorcière déguisée en rongeuse pour m’espionner. Aussi curieuse que les flics. Piroz était le chat et elle la souris.
Elle se pencha encore. Ses ongles peints en orange contre ma clavicule me firent l’effet de pattes de hamster courant sur mon épaule.
— Mes antennes ! Les pauvres gazelles comme moi doivent être bien renseignées pour survivre face aux prédateurs de votre espèce.
Elle se recula brusquement et regarda sa montre.
— Treize minutes ! Je vais devoir vous quitter. Le lion va se réveiller, je ne suis plus en sécurité en votre compagnie.
— Je ne vais pas vous dévorer ici. En pleine gendarmerie.
— Ici, non. Mais plus tard ?
Plus tard ?
Mona n’avait toujours pas l’air de vouloir décoder. Elle fit trois pas vers le couloir et s’approcha d’un des bureaux.
— Désolée de vous abandonner, mais il faut vraiment qu’un de ces flics me signe ce foutu papier !
— Bon courage alors.
Je me suis avancé dans le couloir pour sortir de la gendarmerie. Juste avant d’entrer dans un des bureaux, Mona se retourna vers moi et me lança comme une évidence la plus mystérieuse des invitations :
— A ce soir ! Soyez à l’heure.