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L’espoir que je me réveille ?


La lumière dansait devant mes yeux, une lumière artificielle, comme celle d’un poisson fluorescent dans les profondeurs d’un océan sombre, un minuscule point brillant qui se mit à grossir, jusqu’à occuper tout mon champ de vision.

Je ne voyais plus qu’un carré blanc.

Il devait s’agir d’une sorte de tableau d’école sur lequel on écrit avec des feutres à l’encre effaçable, ou des lettres magnétiques.

J’ai repéré un petit carton rouge collé en haut du tableau. J’en connaissais déjà chaque mot.

Carmen Avril, mère de Morgane Avril, présidente

Frédéric Saint-Michel, fiancé de Myrtille Camus, vice-président

Océane Avril, sœur de Morgane Avril, secrétaire

Jeanine Dubois, grand-mère de Myrtille Camus, secrétaire adjointe

Alina Masson, meilleure amie de Myrtille Camus, trésorière

Tel un artiste qui surgit sur scène en écartant un rideau noir, Carmen Avril apparut soudain face à moi. Elle ouvrit la bouche et sa voix résonna dans mon cerveau, comme si ses pensées remplaçaient les miennes.

— Ce n’est pas bien difficile, monsieur Salaoui, de faire perdre pied à quelqu’un au point de le rendre fou. De faire basculer dans le néant toutes ses certitudes. Une toute petite association suffit, cinq personnes tout au plus, à condition qu’elles soient déterminées. A condition qu’elles soient soudées par le même but, absolu, inébranlable. N’oublier jamais.

Elle avança d’un pas. Du moins c’est ce que je crus en observant son visage prendre des proportions démesurées, comme lorsqu’un acteur s’approche d’une caméra. Sa voix aussi augmenta de volume, martelant sous mon crâne des mots saccadés qui semblaient se cogner d’une tempe à l’autre.

— J’ai deux bonnes nouvelles, monsieur Salaoui, vous n’êtes ni fou ni mort. Mais j’en ai également une mauvaise. Nous, membres de l’association Fil Rouge, vous accusons du double meurtre de Morgane Avril et de Myrtille Camus.

Aussi brusquement qu’elle était apparue, la silhouette de Carmen Avril se fondit dans l’obscurité, et à sa place se matérialisa celle de la vieille Denise. J’ai remarqué seulement alors des lettres magnétiques colorées aimantées sur le tableau blanc. Treize lettres exactement.

D.E.N.I.S.E J.O.U.B.A.I.N

Denise me regarda, du moins elle regarda dans ma direction car j’étais incapable de bouger, incapable de dire même si j’étais là, devant elle, de savoir si je possédais encore un corps.

Sa voix grinça.

— Tu vois, mon garçon, je ne suis pas la seule à perdre la mémoire.

D.E.N.I.S.E J.O.U.B.A.I.N

Ses mains ridées, lentement, firent glisser les lettres magnétiques sur le tableau.

Jusqu’à former un autre nom.

J.E.A.N.I.N.E D.U.B.O.I.S

La voix trembla encore.

— Tu sais tout, mon garçon, maintenant. J’espère seulement connaître à mon tour la vérité avant de mourir. Toute la vérité. Les derniers mots, le dernier souffle de ma petite-fille. Tu peux au moins m’accorder cela.

D’un coup, elle disparut, comme si un metteur en scène avait coupé la scène au montage. La seconde suivante, le tableau était toujours là, mais les lettres avaient changé.

Seize lettres cette fois.

C.H.R.I.S.T.I.A.N L.E M.E.D.E.F

Le chômeur déprimé surgit brusquement devant le tableau, comme craché par la nuit.

Un vague sourire au coin des lèvres.

Elles ne bougeaient pas, et pourtant j’entendais distinctement le timbre éraillé de sa voix de fumeur vibrer dans mon crâne, comme si lui aussi piratait mon cerveau.

— Entre un type de cinquante ans, usé, seul, et un autre de quarante, filant l’amour parfait avec une amoureuse de vingt ans, à quelques mois de construire une famille, sa famille, il y a plus qu’une lettre de différence, Salaoui. Il y a une vie. Celle que tu m’as volée.

Ses longs doigts déplacèrent les lettres de son nom.

C.H.R.I.S.T.I.A.N L.E M.E.D.E.F

En composèrent un autre.

F.R.E.D S.A.I.N.T-M.I.C.H.E.L

— Le Medef, vibra la voix cassée dans ma tête. Il fallait oser l’inventer, non ? Baptiser Le Medef un personnage au chômage… C’était tellement évident, tellement tentant, tellement risqué… Tu y as cru pourtant, jusqu’au bout… Alors que tout était là, devant tes yeux, énorme !

Il disparut à son tour.

Je n’étais qu’un pur esprit, lent, calme, comme ligoté à un rêve de coton, impuissant, condamné à observer ce défilé devant le tableau sans la moindre force pour même tourner la tête, lever un bras ou une main. En possédais-je encore, perdu quelque part dans les limbes d’une mémoire violée ?

 

Le tableau toujours.

D’autres lettres.

M.O.N.A S.A.L.I.N.A.S

Mona surgit de nulle part, sans doute d’un trou de souris.

Regard baissé. Voix faible, presque un chuchotement, qui pourtant se mélangeait, comme amplifiée, à mes pensées.

— Merci, Jamal. Tu as trouvé mon histoire émouvante, tu me l’as avoué tout à l’heure. J’aimerais entendre la tienne maintenant, la vraie histoire, Jamal. Pas une nouvelle invention. Pas une nouvelle fuite.

M.O.N.A S.A.L.I.N.A.S

Elle ôta la première et la dernière lettre de son nom de famille, inséra les deux « S » dans son prénom…

A.L.I.N.A M.A.S.S.O.N

— Nous n’avons pas triché, Jamal. Tu disposais de tous les indices. De tous les noms, de toutes les lettres, de toutes les clés. Il n’y avait qu’à regarder. Qu’à les remettre dans le bon ordre. Mais tu n’as rien vu…

 

Elle disparut.

J’en avais enfin fini avec les fantômes, pensais-je.

 

Nouveau flash

Le tableau.

Six lettres.

A.R.N.O.L.D

Le shih tzu dormait sous le tableau, sur le sol.

Une main anonyme traversa mon champ de vision.

Se contenta de changer l’ordre de trois lettres.

R.O.N.A.L.D

Le chien ouvrit un œil puis se rendormit.

Noir total.